Colonisation. Bugeaud peut bien tomber de haut

Le débat sur les statues à déboulonner a été lancé par le mouvement de contestation américain Black Lives Matter, relayé à travers le monde. Certains dénoncent cette « révision » de l’histoire. Pourtant, imagine-t-on encore des statues de Philippe Pétain sur les places de France ? Alors pourquoi celles du maréchal Bugeaud, sanglant « pacificateur » de l’Algérie, responsable de massacres de masse, restent-elles debout ? Et pourquoi à Paris, Lyon et Marseille, des rues continuent-elles d’honorer son nom ?

Statue de Bugeaud à Périgueux ’Dordogne, France)
Abxbay/Wikimedia Commons

Entre les premiers coups de canon contre Alger (juin 1830) et la reddition dans l’honneur de l’émir Abd El-Kader (décembre 1847), considérée comme étape ultime d’une première guerre d’Algérie, la France a envoyé sur la rive sud de la Méditerranée treize gouverneurs généraux ou commandants en chef. C’est pourtant le nom du maréchal Thomas-Robert Bugeaud qui est devenu le symbole de la violence de la conquête. Il fit en Algérie deux séjours, 1836-1837 et, surtout, 1841-1847, au plus fort de l’affrontement avec Abd El-Kader. S’il ne reçut pas directement la reddition de ce dernier (il avait quitté la colonie deux mois plus tôt), il est entré dans la saga coloniale comme le « pacificateur » de l’Algérie.

Le progrès pour Jules Verne

On peut imaginer que l’image fut quelque peu différente du côté des conquis. Pour la population algérienne, l’ère de la conquête et de la pacification fut épouvantable. Les travaux historiques retiennent une fourchette d’habitants de l’Algérie en 1830 entre 2,5 millions1 et 3 millions2 Durant les quatre premières décennies de la présence française, les estimations du nombre de victimes (des opérations militaires, des épidémies ou des famines) varient entre 500 000 et 1 million, dont une immense majorité de civils. Il revenait à Jules Verne de donner un nom à ce phénomène — le progrès :

C’est la loi du progrès. Les Indiens disparaîtront. Devant la race anglo-saxonne, Australiens et Tasmaniens se sont évanouis. Devant les conquérants du Far West s’effacent les Indiens du Nord-Amérique. Un jour, peut-être, les Arabes seront anéantis devant la colonisation française3.

La nomination, le 4 janvier 1841, du maréchal Bugeaud comme gouverneur de l’Algérie eut une signification claire. Politiquement, la France prévenait qu’elle s’installait définitivement ; Bugeaud ne tarda pas à mettre en place des villages de colonisation fortifiés et demanda à ses soldats de rester en Algérie comme colons. Militairement, le signal fut fort. Dans ses discours précédents, alors qu’il n’était que député, il n’avait jamais caché l’alternative : partir ou faire la guerre à outrance. L’abandon ayant été écarté, c’est pour la seconde solution qu’il fut nommé à ce poste. L’un de ses biographes écrivait, plein d’admiration :

L’éternelle gloire du général Bugeaud sera d’avoir compris que nous n’avions pas en face de nous une véritable armée, mais la population elle-même, et qu’il fallait, par conséquent, pour se maintenir dans un tel pays, que nos troupes y restassent presque aussi nombreuses en temps de paix qu’en temps de guerre4.

Terrible logique de la guerre, lorsque l’ennemi est « la population ». Les violences exercées ne sont pas le fruit d’on ne sait quelle barbarie consubstantielle au métier des armes, mais la conséquence inéluctable de cet état d’esprit. Nous sommes venus porter la civilisation, vous permettre de progresser sur la voie de l’humanité, mais nous sommes bien obligés de vous massacrer en masse, en attendant…

Razzias, incendies, enfumades

Le gouvernement mit à la disposition du nouveau maître de l’Algérie un corps expéditionnaire de 100 000 hommes — un rapport d’un combattant algérien à cinq soldats français. Bugeaud mit en place, plus systématiquement que ses prédécesseurs, des colonnes infernales qui prennent Tlemcen, Mascara, Médéa5… Il généralisa la méthode des razzias, des incendies de récoltes et de villages, visant à terroriser les populations et à les priver de toutes ressources.

L’épisode des enfumades — technique du corps expéditionnaire français durant la conquête de l’Algérie consistant à asphyxier des personnes réfugiées ou enfermées dans une grotte, en allumant devant l’entrée des feux qui consomment l’oxygène disponible et remplissent les cavités de fumée6, s’il fut le plus spectaculaire, le plus horrible humainement, ne fut pas le seul acte de violence contre les populations. S’il n’était pas sur le terrain, Bugeaud était incontestablement le principal responsable de ces pratiques. Car c’est au pluriel qu’il faut parler.

Un but philanthropique

En juin 1844, le colonel Cavaignac procédait à des enfumades contre une tribu insurgée, les Sbéah, près d’Orléansville. Il fut même considéré un temps comme un modèle. Bugeaud écrivait le 11 juin 1845 au colonel Aimable Pélissier, qui poursuivait des tribus insurgées dans la région de Dahra :

 Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbeahs ; fumez-les à outrance, comme des renards 7.

Une semaine plus tard, le 18 juin, la colonne Pélissier fut attaquée. Elle poursuivit les assaillants, mais aussi toute la population civile qui fuyait. Un millier de personnes, hommes, femmes et enfants, se réfugièrent dans des grottes. Le 19, une première enfumade eut lieu, à la suite de quoi le colonel lança un ultimatum aux réfugiés. Devant leur refus, il procéda le 20 à un second incendie. Celui-ci fut le plus meurtrier. L’estimation du nombre de morts, ce jour-là, varie entre 500 et 760.

Dans son rapport à Bugeaud, le 22 juin 1845, Pélissier lui reconnut la paternité de l’idée :

 Dès lors, je n’eus plus qu’à suivre la marche que vous m’aviez indiquée, je fis faire une masse de fagots et après beaucoup d’efforts un foyer fut allumé et entretenu…8.

Bugeaud se permit même de faire des remontrances à son ministre, Jean-de-Dieu Soult (avec qui il est vrai il entretenait des relations exécrables) :

Je regrette, monsieur le Maréchal, que vous ayez cru devoir blâmer, sans correctif aucun, la conduite de M. le colonel Pélissier ; je prends sur moi la responsabilité de son acte (…). Avant d’administrer, de civiliser, de coloniser, il faut que les populations aient accepté notre loi. Mille exemples ont prouvé qu’elles ne l’acceptent que par la force ; et celle-ci même est impuissante si elle n’atteint pas les personnes et les intérêts. Par une rigoureuse philanthropie, on éterniserait la guerre d’Afrique ou tout au moins l’esprit de révolte, et alors on n’atteindrait même pas le but philanthropique9.

Il y a peut-être une certaine injustice à braquer les projecteurs de la protestation, aujourd’hui, sur le seul Bugeaud. S’il fut — on l’a démontré ici — un pacificateur sans remords aucun, bien d’autres officiers, conquérants de l’Algérie à la même époque, avaient des pratiques similaires. Bugeaud principale cible aujourd’hui ? Appelons cela la rançon de la gloire.

Des traces dans la mémoire algérienne

Les « indigènes » algériens ne pouvaient tous prononcer les noms propres français de façon correcte. Leurs déformations du nom du maréchal Bugeaud, symboles de la violence de la conquête, auront un destin inattendu. Lorsqu’un enfant, en Algérie, n’était pas calme, un de ses parents le menaçait d’appeler « Bouchou » (« Bijou », « Bichou »…).

On ne sait à quelle époque cette appellation a commencé à être employée. Ce qui est certain, c’est que la frayeur de l’ère de la conquête s’est transmise de génération en génération. Après la publication de son recueil Actuelles III, consacré à l’Algérie, Albert Camus reçut une lettre d’un instituteur kabyle, qu’il rendit publique (1958). Son interlocuteur rappelait une anecdote :

À cette époque [vers 1938],la femme du djebel ou du bled, quand elle voulait effrayer son enfant pour lui imposer silence, lui disait : “Tais-toi, voici venir Bouchou“. Bouchou, c’était Bugeaud. Et Bugeaud, c’était un siècle auparavant ! »10

De très nombreux autres témoignages confirment ce type de phrases :

Quand ma mère voulait m’obliger à dormir, elle me disait : “Dors ou j’appelle Bijou, qui va te manger“. Bichou, c’était Bugeaud, qui prenait ainsi le visage d’un ogre »11.

Quand les mères convoquaient Bichouh (Bugeaud) pour faire taire nos cris et nos pleurs, elles nous rappelaient les exactions de l’armée française12.

Un simple mot en dit parfois beaucoup sur les barrières infranchissables qui divisaient la société coloniale.

1André Nouschi, Les armes retournées. Colonisation et décolonisation françaises, Belin, 2005.

2Xavier Yacono, « Peut-on évaluer la population de l’Algérie vers 1830 ? », Revue africaine, 1954.

3La Jangada. Huit cents lieues sur l’Amazone, Hetzel, 1880.

4Comte Henri d’Ideville, Le maréchal Bugeaud d’après sa correspondance intime et des documents inédits, 1784-1849, vol. II, Paris, Librairie de Firmin Didot & Cie, 1882.

5Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Slari Tengour et Sylvie Thénault, « 1830-1880 : la conquête coloniale et la résistance des Algériens », in Abderrahmane Bouchêne et al., Histoire de l’Algérie à la période coloniale, La Découverte/Barzakh, 2012.

6Le premier récit circonstancié de cet épisode parut dans une revue algéroise en pleine période coloniale : Raoul Busquet, « L’affaire des grottes du Dahra (19-20 juin 1845) », Revue africaine, Vol. 51, 1907.

7Lettre citée par Raoul Busquet, ibid.

8Raoul Busquet, op.cit.

9Lettre, 18 juillet 1845, citée par François Guizot, Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, vol. VII, Paris, Michel Lévy Frères, Libraires-Éditeurs,1865.

10Revue Preuves, n° 91, septembre 1958.

11Mohammed Harbi, Une vie debout. Mémoires politiques, vol. I, 1945-1973, La Découverte, 2001.

12Sadek Hadjerès, Quand une nation s’éveille. Mémoires, vol. I, 1928-1949, Alger, INAS Éd., 2014.

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