François Hollande, qui effectuera une visite d’État en Turquie à partir du 27 janvier risque de trouver à Ankara une atmosphère tendue, voire pourrie, qui se dégrade de jour en jour depuis les protestations de juin 2013 autour du parc Gezi. La coalition qui liait le gouvernement et le mouvement Gülen est en train de se déliter, mettant en danger le premier ministre Recep Tayyip Erdoğan.
Mais quelle coalition ? Elle est en tout cas inégale. Le Parti pour la justice et le développement (Adalet ve Kalkınma Partisi, AKP) est un parti politique en bonne et due forme, issu d’un mouvement idéologique d’islam politique, au pouvoir depuis 2002, ayant gagné trois élections successives. Le « mouvement Hizmet » (service), tel que les gülénistes se nomment est un réseau informel et très influent créé autour de la personnalité de Fethullah Gülen. Cet ancien imam d’État turc a développé une pensée moraliste mais se voulant moderne, fondée sur l’idée de la synthèse turco-islamique en vogue depuis les années 1980. L’ossature, le noyau de recrutement de sympathisants est le réseau de ses écoles Dershane — écoles privées de soutien scolaire — en Turquie. Il s’agit d’un système éducatif parallèle qui prépare les élèves et les étudiants aux divers concours, notamment à celui de l’accès à l’université.
Cette coalition atypique s’opposait au système néokémaliste tenu d’une main de fer par l’armée et la haute bureaucratie depuis les coups d’État militaires successifs. Ainsi, le mouvement Gülen a soutenu l’AKP lors des élections à travers notamment ses organes de presse, et l’AKP au pouvoir a favorisé les sympathisants de Hizmet lors des nominations de fonctionnaires, aussi bien dans les positions clés qu’aux fonctions subalternes. Mais comme le dit un proverbe turc, « le bœuf est mort, plus besoin d’être associés ». En effet, à partir du moment où l’ennemi commun, l’establishment n’est plus, la coalition se craquelle. Recep Tayyip Erdoğan ne supportant plus une autorité autre que la sienne au sein de l’État, « l’imam de Pennsylvanie »1 est désormais l’ennemi à abattre. Pour le premier ministre turc, toute tentative de limiter l’étendue de son pouvoir est forcément une conspiration œcuménique, dont Gülen fait selon lui désormais partie.
La hache de guerre est déterrée
La situation est conforme à l’analyse de Serge Moscovici, dans Psychologie des minorités actives2. Deux groupes qui se sentent opprimés collaborent, jusqu’à ce que l’un des deux obtienne une légitimité. Lorsqu’un des deux groupes s’affranchit de l’oppression, il se retourne violemment contre l’ancien allié, qui le menace dans sa position. Les signes d’un retournement étaient apparus le 7 février 2012 lorsqu’un procureur, réputé proche des gülénistes, avait demandé la déposition du secrétaire général des services secrets, très proche du premier ministre, dans le cadre du procès de Koma Civakên Kurdistan (KCK), branche politique du Parti des travailleurs du Kurdistan (Partiya Karkerên Kurdistan, PKK). Le premier ministre l’avait perçu comme une manœuvre pour l’atteindre lui-même et l’accuser de haute trahison dans le processus de paix avec les Kurdes3.
Depuis, les ponts sont détruits un par un. Un certain nombre de responsables d’AKP ont même accusé le mouvement Gülen d’être l’instigateur des protestations de Gezi, tandis que les partisans de l’AKP reprochaient à la police, infiltrée selon eux par les gülénistes, d’avoir employé une force exagérée contre les manifestants afin de discréditer le pouvoir. Accusations qui avaient provoqué une réponse forte de la Fondation des journalistes et des écrivains, la seule structure officielle clairement güléniste.
La hache de guerre a été déterrée à la suite d’un scoop du quotidien Taraf le 28 novembre 2013. Selon ce journal iconoclaste, en 2004 — deux ans après l’arrivée au pouvoir de l’AKP —, le Conseil de sécurité de l’État, composé des militaires et des membres du gouvernement avait signé un plan d’action contre le mouvement Gülen. Les bureaucrates, fonctionnaires et militaires censés proches de Gülen ont été les cibles d’un fichage systématique, dans le but de les écarter des postes clés. À la suite de ce durcissement de ton, Erdoğan, fidèle à sa réputation, a préféré l’attaque à la défense, lançant la polémique de la fermeture définitive des Dershane, le vivier güléniste, et provoquant l’ire de Fethullah Gülen.
La séparation des pouvoirs mise à mal
Dernier épisode en date, des procureurs réputés proches de Gülen ont mis en lumière un vaste réseau de corruption, national et international, où sont impliqués les membres du gouvernement et leurs proches, y compris leurs enfants. La réponse du pouvoir a été un remaniement gouvernemental conséquent (dix ministres changés), certes tardif, mais aussi une purge digne du maccarthysme, sans précédent dans les rangs de la police et de la justice.
De ce combat de coqs ressortent deux constats clairs. Premièrement, le principe de séparation des pouvoirs entre l’exécutif, le législatif et la justice est un leurre en Turquie. L’exécutif, en la personne de Recep Tayyip Erdoğan tente de tout contrôler. Deuxièmement, la justice et la police semblent régies par un réseau informel obéissant plus à des motivations de pouvoir qu’à des principes professionnels, créant un État dans l’État. Ainsi, l’ensemble des grands procès de ces dernières années, notamment contre l’appareil militaire (Ergenekon, Balyoz)4 et contre le KCK sont suspects, et il est désormais indéniable qu’une partie des condamnés ou des détenus sont victimes de violations de leurs droits fondamentaux.
La Turquie entre dans une période électorale de deux ans, au cours desquels se succéderont les élections municipales et locales (mars 2014), présidentielle (probablement en août 2014) et législatives. Ces dernières, prévues en juin 2015 pourraient être avancées en 2014 selon les dernières rumeurs. Il est fort probable que l’actuel premier ministre sera candidat à la présidentielle, sans que l’AKP ait pu établir une nouvelle Constitution qui transformerait le régime en un système semi-présidentiel.
Quel sera le poids du mouvement Gülen dans les scrutins ? C’est la question importante. Selon les estimations, le mouvement pèse entre 4 et 7 % des électeurs. Leur attitude aura une importance capitale lors de l’élection présidentielle en août 2014, où le président sera élu pour la première fois au suffrage universel.
D’un côté, cette longue période de campagne électorale est propice à de nouvelles révélations sur la corruption endémique dans le système AKP. De l’autre, elle est propice à un retour à la politique, au sens noble du terme, au bénéfice de la résolution des problèmes ossifiés du pays. Sinon, les victimes de ce combat risquent d’être les mêmes que d’habitude : les Kurdes, les alévis, les minorités, les femmes, les lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres (LGBT). D’une manière générale, les groupes opprimés depuis les débuts de la République.
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1Fetullah Gülen s’est rendu aux États-Unis pour raisons médicales en 1999. Pendant son absence, une enquête judiciaire a débuté contre lui, sous la pression des militaires. Il a décidé de ne pas rentrer et s’est installé dans une ferme en Pennsylvanie, où il séjourne depuis.
2PUF, 1979.
3Les services secrets turcs sont en cours de négociation avec le chef emprisonné des rebelles kurdes du PKK, Abdullah Öcalan, pour désarmer l’organisation. Les kémalistes et les gülénistes adoptent une position politique antikurde.
4Les « procès Ergenekon » désignent un ensemble de seize procès monstres, débutés en 2008 contre un réseau composé de militaires et civils accusés de former un État parallèle. Le procès Balyoz, en 2010, concerne des militaires accusés de fomenter un coup d’État contre le gouvernement AKP. Les procès KCK se déroulent à l’encontre des journalistes, avocats et élus politiques du KCK accusés d’être le paravent civil du PKK.