Histoire

Comment la France a traité l’islam et les musulmans

Des Lumières aux débats actuels · L’historienne Jalila Sbaï, autrice du livre de référence La politique musulmane de la France. Un projet chrétien pour l’islam ? 1911-1954 vient de décéder. En 2017, elle avait écrit pour nous cet article sur les origines historiques du « problème musulman », qui reste malheureusement toujours d’actualité.

Mosquée de Paris.
Pierre-Julien Grizel, 24 février 2008.

Évoquer l’histoire de l’islam et des Français musulmans en France pour comprendre sa situation actuelle nécessite un examen des discours tenus sur eux depuis le XVIIe siècle, le siècle des Lumières. Ainsi, l’islam constituerait un obstacle en soi, d’où la nécessité de le réformer ou plutôt de le « gallicaniser »1, voire de créer un nouveau schisme en islam puisque la structure cléricale est inconcevable en islam. L’allégeance des musulmans à la oumma (communauté des croyants) ferait obstacle à la laïcité et à l’intégration des valeurs républicaines. Le statut juridico-social des femmes musulmanes aurait pour origine le Coran. Enfin, « le vivre-ensemble » serait quasi inconcevable car menacé par la violence intrinsèque à l’islam (les djihads) et par la vindicte envers les autres religions monothéistes inscrite dans les textes fondamentaux de l’islam.

La langue arabe, considérée par les musulmans comme une langue sacrée, est aussi considérée comme un véhicule de l’islamisation ou de la réislamisation des populations issues de l’ancien empire musulman. Son enseignement en France a toujours été problématique, voire sujet à interdiction au cours de certaines périodes.

Les positions défendues par les uns et les autres dans ces débats ne dépendent pas, tant s’en faut, des clivages habituels entre religieux et laïques, monarchistes et républicains, ni des appartenances aux familles politiques, qu’elles soient de droite ou de gauche, mais du rapport au religieux, plus précisément à la religion chrétienne, à la sécularisation et à la laïcité — d’emblée posée comme modèle universel.

Voltaire défenseur de l’islam

Pourtant, la construction de ce modèle laïque universel a débuté en France en posant l’islam d’abord comme modèle d’inspiration, avant d’être érigé en contre-modèle devant obligatoirement être réformé, voire détruit. Au siècle des Lumières, Voltaire par exemple, pour mieux attaquer le catholicisme, présente l’islam comme une religion tolérante, fondée sur le libre arbitre, et son prophète Mohammed comme un législateur pondéré, conquérant et luttant contre les superstitions. Les femmes musulmanes sont alors présentées comme bénéficiant d’un statut égalitaire accordé par le Coran et par conséquent comme plus libres que les femmes occidentales, etc.

Cet orientalisme islamisant d’avant la Révolution française de 1789, dont la préoccupation première est la réforme du rapport entre le politique et le religieux en France, pose les jalons des débats sur l’islam, religion et langue, dans la mesure où l’approche se fait par le truchement du Coran dont les traductions commencent à paraître dès cette époque. Ce premier orientalisme présente la religion musulmane comme plus « naturelle » que la religion catholique. Dès lors, un lien direct est établi entre l’islam et les études bibliques, études des langues de la Bible, études philologiques. Tout le discours sur la tolérance de la religion musulmane, sa vocation à l’universel et sa capacité à se régénérer y trouve sa source. Il prend fin avec l’expédition d’Égypte puis l’expédition d’Algérie de 1830, quand la mobilisation pour lutter contre le conquérant se fait au nom de l’islam par des appels au djihad.

Le second orientalisme est un orientalisme arabisant qui commence à se développer avec la IIe République, alors que se développe la colonisation de l’Algérie. Il abandonne le regard bienveillant à l’égard de l’islam et de sa civilisation des premiers orientalistes chrétiens des Lumières pour redéfinir le rapport à l’islam et aux musulmans dans les colonies et aux premiers musulmans installés en France au début du XIXe siècle. L’objet n’est plus le Coran lui-même, mais les études arabes qui, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, sont un sous-ensemble des études bibliques, utiles à l’histoire sainte et à la théologie. La connaissance de la langue arabe, au XIXe siècle, n’est plus seulement l’affaire des religieux et des missionnaires ; elle devient aussi celle des laïcs, qui formeront un courant puissant durant la seconde moitié du XXe siècle, après les décolonisations, y compris à l’université et dans la recherche publique.

Étudier l’arabe pour dominer

L’intention politique cachée derrière les études arabes demeure la compréhension du Coran en vue de la domination des sociétés arabo-musulmanes. Face à la résistance algérienne qui mobilise au nom de l’islam c’est un magistrat, Charles Solvet qui le premier, en 1846, vulgarise le concept de djihad en concept de « guerre sainte ». Et l’intérêt pour la maîtrise de la langue arabe par les Français aboutit très vite en Algérie au remplacement des maîtres arabes par des maîtres français dans les établissements d’enseignement public, parallèlement à un abandon de l’arabe dans l’enseignement scolaire et son remplacement par le français. Les Français de la seconde génération installés en Algérie, contrairement à leurs prédécesseurs, abandonnent la langue arabe usuelle au profit du français. Quant aux musulmans, ils sont cantonnés à l’enseignement religieux en arabe.

Cette politique en Algérie finit par reléguer la langue arabe au rang de langue morte après 1870. Ainsi, on met fin à la créolisation de la société franco-algérienne (plutôt européenne-algérienne) qui commençait à se manifester, aussi bien par la langue, les conversions à l’islam, les mariages mixtes avec ou sans conversion et jusqu’à la libération des mœurs. Au même moment, en France et au Proche-Orient (grâce aux liens tissés depuis la première génération d’orientalistes islamisants avec les communautés chrétiennes), et sous l’influence du développement des sciences sociales, tout un réseau d’institutions scientifiques se constitue pour former des personnels scientifiques et militaires voués à l’accompagnement de la conquête coloniale (en particulier l’École d’Alger, l’École pratique des hautes études, les écoles coloniales en France et en Algérie). Dès 1841, on propose parallèlement la construction de collèges arabes à Paris et à Alger et la construction de mosquées à Paris et à Marseille. Les destins de l’islam et de la langue arabe sont scellés dès cette époque.

Parmi les questions liées au culte musulman aujourd’hui en France, on retrouve inévitablement celle de l’enseignement de la langue et des études arabes. Le rapport de Rachid Benzine, Catherine Mayeur-Jaouen et Mathilde Philip-Gay rendu aux ministères de l’intérieur et de l’éducation nationale le 16 mars dernier sur la formation des cadres religieux musulmans constitue l’affirmation la plus récente de la continuation de cette double tradition orientaliste. Et sur l’amalgame entretenu entre d’une part, la langue et les études arabes et d’autre part, la théologie musulmane, dans la mesure où la formation des imams ne peut relever que d’instituts de théologie inexistants en France et dont on se garde de prononcer même le nom de crainte de devoir en envisager la possibilité2.

Les débats sur les projets de construction de mosquées et d’enseignement de l’arabe aux indigènes réapparaissent dès l’installation du protectorat sur la Tunisie en 1881, et en plein débat sur la laïcité en France. Ils se poursuivent jusqu’au vote de la loi de séparation des Églises et de l’État en 1905, avant de disparaître de la scène publique. Ils ne reprendront qu’en pleine première guerre mondiale, qui voit le retour des catholiques sur la scène politique française et la constitution du premier embryon de ce qui deviendra en 1944 le Mouvement républicain populaire (MRP) regroupant divers courants démocrates chrétiens3.

Le « gallicanisme » des orientalistes

Les musulmans installés en France se voient alors appliquer un statut équivalent à celui de dhimmi4, autrefois imposé aux minorités juives et chrétiennes en terre d’islam. La France le reprendra à son compte en Algérie via le Code de l’indigénat. Mais l’impossibilité de l’appliquer en métropole se traduit pour les travailleurs musulmans jusqu’en 1938 par la privation de leurs droits sociaux — entendu qu’ils n’avaient pas de droits politiques, bien que soumis au même régime fiscal que leurs homologues français. Leur intégration n’est pas pensée et seuls quelques dizaines d’entre eux suivent des cours du soir en français. L’encadrement se fait par les équipes sociales nord-africaines qui les disputent aux institutions d’administration directe à l’algérienne.

Mais le but des politiques n’est pas tant de christianiser les Français musulmans (quoique l’idée ne soit jamais absente) que de « gallicaniser » l’islam, dès lors que le projet d’un califat musulman sous domination française a avorté. Toute la génération des grands orientalistes, de Louis Massignon à Jacques Berque, qui a vu le jour avec la Grande Guerre et continué après la seconde guerre mondiale jusqu’à la fin des années 1970 s’y emploiera.

La décolonisation met fin à l’appellation de « Français musulmans ». On en revient à celle de « Nord-Africains » ou « Arabes », « Français musulmans » étant réservé aux harkis. Toutefois, l’ensemble des musulmans présents en France continue de constituer un réservoir à mobiliser pour les catholiques et les protestants dès qu’il est question de « porter atteinte » à des « valeurs » liées au droit de la famille, à l’école privée, etc. La demande proprement religieuse ne vient pas des populations immigrées, mais des intellectuels musulmans d’origine algérienne formés par les orientalistes chrétiens, tels Mohammed Arkoun, Jamal Eddine Bencheikh, Ali Merad et le réformateur d’origine pakistanaise, Mohammed Hamidullah qui crée en 1963 l’Association des étudiants islamiques de France qui comprend des convertis.

Musulmans d’abord

Le retour de l’islam dans la politique française se fait simultanément avec le surgissement sur la scène internationale de l’islam politique, après la révolution iranienne de 1979 et la loi sur le regroupement familial de 1975, coïncidant avec l’accueil de nombreux réfugiés politiques maghrébins qui prennent en charge le destin de l’immigration maghrébine. Une immigration devenue largement citoyenne, qui fait son entrée sur la scène politique via le syndicalisme, parfois pour ses revendications d’égalité sociale. Dès lors, on renoue avec la tradition des réunions de la Commission interministérielle des affaires musulmanes et du Haut-Comité méditerranéen (1911-1962) sur les questions religieuses liées à la pratique cultuelle en France, en définissant les citoyens issus des premières générations d’immigrés et les nouveaux arrivants comme globalement musulmans pratiquants. La première réunion sur l’islam — qui exclut les citoyens musulmans — se tient en 1982 sous un gouvernement de gauche, avec la secrétaire d’État à la famille Georgina Dufoix, en même temps que le déclenchement des polémiques sur l’enseignement de la langue arabe dans les établissements publics.

Les Français musulmans, eux, ne sont presque pas entendus dans ces débats. Ceux qu’ils se sont choisis pour les représenter sont rejetés quasi unanimement, à la fois par la classe politique et par les intellectuels. On leur préfère soit les représentants des gouvernements des pays d’origine (officiels, associations, amicales, etc.) à qui on laisse volontiers la gestion de la question cultuelle, soit des hommes et des femmes politiques intégrés aux appareils politiques et qui tiennent des discours conformes à ceux tenus par leurs partis sur l’islam et les musulmans. Ou encore, des intellectuels qui réactualisent sans la moindre distance la production orientaliste chrétienne — l’écrivain Abdelwahab Meddeb en est l’exemple le plus édifiant — ou nationaliste des années 1950 des intellectuels algériens en particulier, tel Sadek Sellam. Ainsi, les Français issus de l’immigration de deuxième et troisième génération, qui ont une demande autre : celle de la fin du racisme, illustrée magistralement par la Marche pour l’égalité (1983), se sont trouvés acculés à s’identifier comme musulmans alors que leur revendication est d’être reconnus comme éléments de la diversité ou de multiples appartenances. D’autre part, la société française, incapable de reconnaître son racisme et d’y faire face, préfère la représentation d’une communauté musulmane homogène pour le justifier, tout en agitant à nouveau la question d’un islam qui devrait être réformé pour pouvoir être intégré.

La production scientifique et intellectuelle sur la place de l’islam et les musulmans en France depuis la fin des années 1980, qu’elle soit pour ou contre une institutionnalisation de l’islam en France, marque ce changement de paradigme. Au couple racisme-immigration qui a prévalu des années 1960 au début des années 1980 s’est substitué le couple islam-laïcité, qui renoue avec les mêmes débats que ceux tenus sur l’islam et les musulmans depuis l’époque des Lumières jusqu’à la fin des colonisations.

1NDLR. Le gallicanisme est une doctrine religieuse et politique française qui, entre le XVe et le XIXe siècle, a cherché à organiser l’Église catholique de façon autonome par rapport au pape. Appliqué à l’islam, il reviendrait à le soumettre au gouvernement de la France.

3Pour la genèse des mouvements démocrates chrétiens et l’origine du MRP, voir l’ouvrage de Robert Bichet, La démocratie chrétienne en France. Le mouvement républicain populaire MRP, éditions Jacques et Demontrond, Besançon, 1980.

4NDLR. En droit islamique, citoyen non-musulman d’un pays musulman qui, moyennant l’acquittement d’un impôt de capitation, d’une certaine incapacité juridique et du respect d’obligations édictées dans un « pacte » conclu avec les autorités, dispose d’une liberté de culte ainsi que d’une garantie de sécurité pour sa personne et ses biens.

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