Au lendemain de la conférence de San Remo d’avril 1920, le Royaume-Uni obtient un mandat de la Société des Nations (SDN) sur l’Irak. Un mois plus tard, il doit déjà faire face à une violente révolte organisée et relayée par les nationalistes, composés principalement de la bourgeoisie sunnite et des tribus chiites du sud. Les mujtahidin (hommes de religion chiite) appellent également au djihad contre la présence mandataire. L’enjeu pour les chiites est alors capital, car il s’agit en réalité de s’opposer à la formation d’un État irakien sous tutelle britannique qui les écarte des rouages du pouvoir. Dès lors, les dirigeants religieux chiites prennent la tête de la lutte anticoloniale. Ils appellent au boycott des élections de l’Assemblée constituante en 1924. Les Britanniques contraignent à l’exil les chefs religieux. Affaiblis par une terrible répression, les milieux cléricaux retournent à leur apolitisme premier. Ce mutisme politique a d’abord entraîné le repli du clergé dans les villes saintes de Najaf et Kerbala, puis sa chute d’influence à partir des années 1930. Le nombre d’étudiants religieux à la hawza (séminaire théologique chiite) diminue considérablement.
Face au repli et au déclin de leur clergé, les chiites irakiens se rallient massivement à des idéologies socialisantes et laïques à partir de 1940. Ces années connaissent un exode rural des chiites du sud vers Bagdad et Bassora. « Le parti communiste a joué un rôle important dans les protestations des paysans qui demandaient des droits et qui s’opposaient aux mesures de répression de la part des propriétaires terriens », commente Raid Fahmi, secrétaire du comité central du Parti communiste irakien (PCI). « Il était très bien structuré et très actif sous la royauté », rappelle Hamid Radhi Al-Amin, ancien militant communiste exilé au Koweït. Les paysans pauvres viennent gonfler les nouveaux quartiers populaires de Bagdad et s’intéressent rapidement aux idées d’égalité et de justice que prône le Parti communiste. Ils sont les premiers à y adhérer massivement. « À Bagdad notamment, l’exode rural a créé des concentrations d’agglomérations très pauvres avec une densité importante de population comme à Madinat Al-Thawra (renommé ensuite Saddam City, puis Sadr City). Là, les communistes étaient très implantés. À cette période, les revendications sociales primaient sur les questions religieuses et donc le parti pouvait fédérer autour de cette crise sociale », ajoute Raid Fahmi.
Deux mots quasi identiques
Les divisions sociales, économiques et confessionnelles favorisent l’implantation du communisme. En effet, le sud de l’Irak — principalement la région des vastes plaines du Tigre et de l’Euphrate — abrite les milieux ruraux défavorisés qui sont majoritairement chiites. Les milieux aisés se trouvent dans la région du centre, principalement à Bagdad. Cette répartition socio-économique correspond aux héritages ottoman et britannique où les sunnites jouissaient de privilèges sociaux, économiques et politiques au détriment des chiites négligés par le pouvoir, car taxés de fanatisme. L’autre raison du succès du communisme auprès des chiites tient sans doute à la similarité doctrinale des deux idéologies. Les notions d’égalité, de lutte contre l’injustice, d’opposition au pouvoir, de défense de l’opprimé sont des idées communes au chiisme et au communisme.
« Il y a cette accroche identique entre le chiisme et le communisme de lutte contre l’exploitant », confirme Raid Fahmi. Les communistes recrutent dans les régions du sud à Bassora, Amarah, Nassiriya, Al-Hillah et Kerbala où ils trouvent un large public. Pour convaincre cette communauté paysanne largement analphabète, les militants mettent en avant les similarités idéologiques, mais aussi la ressemblance entre les mots « communiste » : shuyu’i et « chiite » : shi’i . Ils utilisent également la figure de Hussein1 pour illustrer la lutte contre l’injustice. Si le communisme s’implanta beaucoup plus dans les sociétés chiites que dans les sociétés sunnites, c’est aussi à cause de la présence d’une structure pyramidale. L’organisation cléricale chiite à la tête de laquelle se trouve un marja ayant lui-même ses propres wukala (agents) dans différentes régions fait écho au système politique communiste, construit autour d’un réseau de cellules et de sections.
Contre-attaque du clergé
Il faut cependant attendre le 14 juillet 1958, la chute de la monarchie et l’arrivée au pouvoir d’une junte militaire grâce au coup d’État du général Abdel Karim Kassem pour prendre la mesure de l’influence communiste, y compris chez les officiers. Mais lorsque les communistes commencent à faire sentir leur influence dans la ville sainte de Najaf et réussissent à recruter des membres de familles de religieux, des fils de sayyid, le clergé se sent défié. Dhia Al-Assadi, ancien militant politique sadriste et ex-leader du bloc Al-Ahrar, coalition politique islamique chiite, porte la mémoire de cette période : « Les universitaires et religieux chiites étaient inquiets et alarmés par la propagation de ces idéologies non religieuses. De plus, ils étaient presque incapables de les combattre, car ces idées étaient portées par des partis politiques puissants comme le Parti communiste, mais aussi le nationalisme arabe ou encore le baasisme. C’était un sentiment partagé entre la peur, le défi et la légitime défense. »
Les chiites irakiens se devaient de répondre, mais leur hawza est divisée. Une partie composée des quiétistes accepte de s’impliquer dans la lutte contre le communisme, mais refuse de s’enrôler dans l’activisme politique. Ces oulémas considèrent qu’ils doivent maintenir un certain état de passivité politique pendant la période de l’Occultation de l’imam2. A contrario, une autre partie de la hawza veut s’ériger contre la propagande communiste de manière politique et lutter contre le sentiment areligieux qui grandit dans le pays.
Dans un premier temps, la réponse du clergé chiite consiste à fonder l’association des oulémas de Najaf, sous l’égide du marja Mohsen Al-Hakim. Sa première action est de promulguer une fatwa contre le communisme. Cela affaiblit l’alliance de Kassem avec les communistes. Les oulémas décident par ailleurs de muscler davantage leur enseignement théologique et leurs actions caritatives, convaincus que l’attrait des chiites pour l’idéologie rivale résultait de l’ignorance de leur religion. L’action de l’association passe par la construction d’écoles et de centres médicaux. Les oulémas chargent des étudiants de la hawza de la propagande et du travail éducatif, ainsi que de la publication du journal de l’association, Al-Adhwa. Plusieurs étudiants y contribuent alors en tant qu’éditorialistes, à l’instar de Mohamed Bakr Al-Sadr. Ces articles avaient tous pour but de montrer la supériorité de l’islam sur les courants de pensée occidentale. Ils s’adressaient aux jeunes étudiants susceptibles d’être intéressés par le communisme.
La naissance d’une dynastie Sadr
Cette réponse de la hawza, limitée au domaine culturel et caritatif ne satisfait pas certains jeunes clercs, qui, enthousiasmés par l’effervescence de la révolution de 1958, fondent le premier parti politique chiite, Al-Daawa. Les bases de ce parti sont établies par Mohamed Bakr Al-Sadr. Elles consistent à proposer l’islam comme solution aux problèmes de la vie sociale, à la place du communisme. C’est dans cette optique que Mohamed Bakr Al-Sadr rédige deux des ouvrages majeurs : Iqtisadouna (Notre économie) et Falsafatouna (Notre philosophie). Ces deux études visent à mettre en évidence la supériorité de la pensée islamique en matière d’économie et de philosophie sur la pensée matérialiste. C’est la première fois qu’un clerc présente une vision chiite de la justice sociale et de la philosophie en des termes et avec un langage familier aux lecteurs de Karl Marx. La connaissance de Mohamed Bakr Al-Sadr de la pensée des philosophes occidentaux ainsi que des courants de philosophie occidentale comme le rationalisme ou l’empirisme était chose peu commune dans le milieu clérical chiite.
Là réside toute l’originalité de Mohamed Bakr Al-Sadr. Par sa connaissance et ses études comparatives, il entend mettre le chiisme sur un pied d’égalité avec le communisme, et ainsi lui donner une portée totalisante, c’est-à-dire qu’il va traiter tous les sujets profanes jadis négligés par le clergé et leur donner une dimension religieuse, à l’instar du politique. En tant que juriste du parti, sa première mission était de légitimer religieusement l’action politique, au grand dam des conservateurs de la hawza.
Mohamed Bakr Al-Sadr va plus loin en présentant un programme politique islamique, au lendemain de la révolution islamique d’Iran de 1979, adressé aux rédacteurs de la Constitution de la jeune République islamique. « La stratégie adoptée par Mohamed Bakr Al-Sadr comportait de multiples facettes : il encourageait ses disciples et ses étudiants à s’éduquer politiquement et à se tourner vers l’activisme. Il a ouvertement défié les régimes de Saddam et des baasistes. Il a ouvertement soutenu la révolution islamique iranienne. Il a écrit des œuvres authentiques et originales qui englobaient sa théorie et sa vision du monde », se souvient Dhia Al-Assadi. Il déclencha ainsi une révolution doctrinale au sein du clergé chiite et contribua largement à sa politisation, à sa victoire sur les communistes. Aujourd’hui, tous les partis politiques chiites se réclament de sa pensée.
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1NDLR. Hussein Ibn Ali est le troisième imam des chiites duodécimains. Il a été tué en 680 au cours de la bataille de Kerbala, pour avoir refusé de faire allégeance au calife omeyyade Yazid Ier. Son martyre est célébré chaque année lors de l’achoura, qui symbolise la lutte contre l’oppression et les injustices dans le chiisme par référence à cet événement historique. C’est à Kerbala en Irak qu’a lieu le pèlerinage principal.
2NDLR. Pour la majorité des chiites, le dernier imam n’est pas mort, mais a été « occulté », en ghayba (absence, éloignement, disparition). Vivant dans un monde invisible, il est appelé « l’Imam caché », le Mahdi, envoyé de Dieu qui réapparaîtra sur terre pour y instaurer une ère de justice et de paix. Alors finira l’ère dite « de la Grande Occultation », commencée en l’an 329 de l’année de l’Hégire.