Comment nous pouvons reconstruire Beyrouth !

Six semaines après l’explosion du 4 août dans le port de Beyrouth, il est maintenant possible d’établir un bilan provisoire des dégâts qui ont affecté des quartiers entiers de la capitale libanaise et qui se sont étendus jusqu’à atteindre les banlieues de Bourj Hammoud, Zalka et Jdaideh au nord ainsi que celles de Sin El-Fil, Furn El-Chebbak et Chiah à l’est.

Beyrouth, 8 août 2020. — Déblaiement au pied du silo à grain, non loin du cratère de l’explosion
Bernard Khalil/ECHO/Flickr

Le bilan de ce qui apparaît déjà comme l’une des pires catastrophes qu’ait connues le Liban depuis la fin de la guerre civile en 1991 et de la guerre de 2006 avec Israël fait état de 182 morts, d’une vingtaine de personnes toujours portées disparues et de plus de 6 500 blessés. Quatre hôpitaux, une vingtaine de cliniques ainsi que plus de trente écoles publiques et privées ont été sévèrement endommagés. Situé en plein centre-ville, le port de Beyrouth constituait avec ses quatre bassins la principale porte d’entrée maritime du Liban. Bien que l’activité ait pu y reprendre, le principal terminal de conteneurs ayant été relativement épargné, les silos à grains d’une capacité de 120 000 tonnes qui servaient de stockage pour les réserves stratégiques du pays ont reçu de plein fouet le souffle de l’explosion et ont été entièrement dévastés.

À l’exclusion de la zone du port, le bilan provisoire fait état à ce jour de 32 bâtiments totalement détruits et d’environ 300 autres présentant des dégâts majeurs, avec risques d’effondrement total ou partiel. La plupart de ces bâtiments datent de la deuxième moitié du XIXe siècle et des premières décennies du XXe siècle et sont répertoriés comme faisant partie du patrimoine architectural de Beyrouth. Construits en pierre de grès dunaire (dite « ramleh ») et couverts de charpentes en bois et de toits en tuile, ces bâtiments ont été fortement affectés alors que les structures en béton armé ont en général bien supporté l’onde de choc de l’explosion. Mais dans la majorité des cas, ce sont les façades, les menuiseries extérieures, les fenêtres et les baies vitrées qui ont le plus souffert, avec plus de 50 000 logements endommagés à des degrés divers.

Source : Syndicat des architectes de Beyrouth

Une succession de ruelles et d’escaliers

La zone urbaine la plus touchée couvre une surface de près de 3 km2 et comprend les quartiers populaires et la zone industrielle de la Quarantaine et de Medawar, le quartier arménien de Badaoui situé en limite du fleuve de Beyrouth, les quartiers de Mar Mikhaël, Gemmayzeh, Gitaoui et Rmeil situés en contrebas de la colline d’Achrafieh ainsi que le quartier de Saifi situé en limite du centre-ville.

L’histoire de ces quartiers est liée à la croissance de Beyrouth à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle et dans les premières décennies du XXe siècle. Les notables de la ville qui s’étaient enrichis grâce à leurs liens avec le pouvoir ottoman et les consuls européens édifient de somptueux palais sur les collines qui dominent le port. Sur le flanc de ces collines, une succession de ruelles et d’escaliers dévalent les coteaux pour rejoindre l’ancienne voie romaine située en contrebas qui conduit vers les bourgades et les villes du nord : Byblos, Batroun et Tripoli. Le long de cette voie se développe le quartier de Gemmayzeh avec ses maisons de deux ou trois étages construites à l’alignement de la rue et couvertes de toits en tuile rouge importée de Marseille, ses façades symétriques flanquées du motif des trois arcades centrales, ses boutiques à rez-de-chaussée et ses jardins en fond de parcelles. Dès la fin de la première guerre mondiale et dans les premières années du mandat français, l’arrivée des réfugiés arméniens fuyant les massacres d’Anatolie permet le développement du quartier de Mar Mikhaël situé dans le prolongement de Gemmayzeh le long de la rue d’Arménie ainsi que le quartier de Badaoui en limite est de la ville qui accueillent des populations à revenus modestes ainsi que nombre d’activités artisanales.

Malgré le départ d’une partie de la population arménienne durant les années de la guerre civile, ces quartiers connaissent une stabilité relative jusqu’à la fin des années 1990, lorsque la fièvre immobilière qui commence à s’étendre autour du centre-ville reconstruit aboutit à modifier le paysage urbain, avec la construction de tours en bordure de la gare routière et de l’autoroute qui longe le port ainsi que sur les hauteurs du quartier Sursock. Dans le même temps, un processus de gentrification progressive va transformer le caractère de certaines rues, tout d’abord dans le secteur de Gemmayzeh puis dans celui de Mar Mikhaël. De nouveaux cafés, restaurants et bars branchés accueillent une jeunesse cosmopolite, les rez-de-chaussée sont aménagés en salles d’exposition, galeries d’art et studios d’artistes et de nombreuses activités culturelles et créatrices viennent transformer l’image du quartier. Pourtant, une part importante de mixité sociale reste présente, grâce à la loi qui encadre les loyers anciens et permet aux habitants aux revenus modestes de conserver leurs logements.

Des promoteurs immobiliers à l’affût

C’est justement cette mixité sociale et ce dynamisme culturel bouillonnant qui risquent d’être mis en danger par les retombées de l’explosion du 4 août qui a dévasté le quartier. Le spectre d’une répétition du modèle de Solidere (la société foncière privée qui a entrepris de reconstruire le centre-ville après la fin de la guerre) est sur toutes les lèvres, avec ce que ce modèle peut entraîner quant à l’éviction des habitants, la destruction du tissu urbain et social, et l’appropriation du quartier par les grands groupes financiers et bancaires.

Mais le contexte économique et politique actuel est radicalement différent de celui qui prévalait au début des années 1990, lorsque les capitaux du Golfe et d’ailleurs avaient afflué, attirés par la perspective d’un accord de paix qui mettrait fin au conflit israélo-arabe et redonnerait à Beyrouth le rôle qu’elle jouait dans les années 1960 comme principal centre financier et d’affaires du Proche-Orient. Avec la crise économique sans précédent que connait le Liban, l’hypertrophie de la dette publique et l’effondrement du système financier et bancaire, toute éventualité de voir se répéter ce modèle semble exclue.

En revanche, si des dispositions législatives ne sont pas rapidement adoptées, l’explosion du 4 août et l’étendue des destructions qu’elle a occasionnées pourraient avoir des conséquences dommageables à moyen terme en donnant l’occasion à certains promoteurs immobiliers de profiter des opportunités offertes par la loi sur la construction pour acquérir des propriétés dans les zones les plus touchées, en expulser les habitants, démolir les constructions anciennes et lancer des opérations de promotion de luxe qui transformeraient de manière radicale le caractère de ces quartiers.

Accusés d’être à l’origine de la catastrophe du fait de leur incompétence, de leur incurie et de la corruption qui gangrène l’ensemble des administrations de l’État, les pouvoirs publics semblent incapables de répondre à l’ampleur du drame sauf en décrétant l’état d’urgence qui transfère les pouvoirs de maintien de l’ordre à l’armée. Bien que le Liban ait signé en 2015 avec le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) un accord en vue de définir une stratégie nationale pour la gestion des risques et des catastrophes, l’unité spécialisée qui devait mettre en place cette stratégie n’a jamais réellement fonctionné.

Sur le terrain, c’est donc la mobilisation des associations et des ONG qui a permis de répondre aux besoins les plus pressants des populations et de lancer des opérations de réhabilitation de certains îlots avec l’aide de volontaires. Mais, quel que soit le degré de résilience dont peut faire preuve le peuple libanais, cette mobilisation ne pourra évidemment pas suffire à elle seule pour répondre à l’ampleur des besoins et assurer la réparation de l’ensemble des dégâts.

Le retour des personnes déplacées

L’échelle des priorités se décline selon trois axes.

Tout d’abord, la réhabilitation des hôpitaux et la rénovation des écoles affectées par l’explosion avant la rentrée scolaire. Alors que l’estimation de ces deux postes n’est pas encore achevée, le Qatar a annoncé qu’il prendrait à sa charge l’ensemble des coûts qui y sont attachés.

Le deuxième axe prioritaire concerne le soutènement d’urgence de la centaine de bâtiments à caractère patrimonial menacés d’effondrement après l’explosion. De nombreux donateurs internationaux ont annoncé leur intention de participer au financement de ce poste et l’Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones en conflit (Aliph) a déjà débloqué une première enveloppe de 5 millions de dollars (4,21 millions d’euros) affectée à la stabilisation et la réhabilitation du patrimoine endommagé. Les premiers travaux de confortement ont d’ailleurs démarré et un comité de coordination regroupant les différentes instances locales concernées (Beirut Heritage Initiative) a été mis en place pour assurer la conservation et la réhabilitation des 570 bâtiments à caractère patrimonial recensés dans la région sinistrée dont le coût est estimé par le ministère libanais de la culture à 300 millions de dollars (252,51 millions d’euros).

Mais la tâche principale reste celle d’assurer au plus tôt le retour des personnes déplacées. Si les premières estimations concernant les personnes sans-abri se sont révélées être quelque peu exagérées, il y a quand même 10 000 à 15 000 logements qui sont aujourd’hui inhabitables. Et bien que le Liban soit un pays méditerranéen où les systèmes de solidarité familiale fonctionnent très bien et où beaucoup d’habitants de la ville ont conservé des attaches dans leur village d’origine, l’arrivée de l’hiver risque de rendre les choses plus difficiles si aucune solution n’est trouvée d’ici là pour assurer le retour des habitants dans leurs logements. Mais les sources de financement pour ce poste restent pour l’instant aléatoires, d’autant que le paiement des matières premières importées (en priorité l’aluminium, le verre et le bois) doit être assuré en dollars « frais », c’est-à-dire à travers des fonds transférés depuis l’étranger.

Reste à plus long terme la question de la réhabilitation du port de Beyrouth pour laquelle de nombreux opérateurs internationaux ont déjà manifesté leur intérêt. Au-delà d’une simple opération financière montée en Build, Operate and Transfer (BOT)1 ou en Partenariat public-privé (PPP) vers laquelle on semble s’orienter, il s’agit avant tout de définir une vision du rôle que doit jouer ce port dans le contexte régional et de repenser sa relation à la ville, à l’exemple de la reconversion de nombreux ports, comme à Marseille ou à Gênes.

Dans la situation actuelle où se trouve le Liban, il paraît clair pour tout le monde que le financement de la reconstruction ne pourra se faire que grâce à une assistance internationale directe. Dans un rapport publié le 31 août, la Banque mondiale estime que l’explosion a causé entre 3,8 et 4,6 milliards de dollars (entre 3,2 et 3,8 milliards d’euros) de dommages au stock physique, tandis que les pertes, y compris la baisse de la production des secteurs économiques, sont comprises entre 2,9 et 3,5 milliards de dollars (2,44 et 2,95 milliards d’euros). Les secteurs les plus gravement touchés sont le logement, les transports et les biens culturels matériels et immatériels (y compris les sites religieux et archéologiques, les monuments nationaux, les théâtres, les archives, les bibliothèques et les monuments). Mais les donateurs, qu’ils soient publics ou privés, seront-ils disposés à intervenir sans que soient mises en place des réformes structurelles permettant de garantir une parfaite transparence dans l’utilisation des fonds qui seront versés ?

1NDLR. Généralement pour des projets d’infrastructure à grande échelle, montage de projet dans lequel une entité privée reçoit une concession du secteur public (ou du secteur privé en de rares occasions) pour financer, concevoir, construire, posséder et exploiter une installation. Cela permet au promoteur du projet de récupérer ses dépenses d’investissement, d’exploitation et de maintenance.

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