Contre vents et marées, la sécularisation de l’islam en Belgique

Les attentats de Bruxelles ont ravivé les peurs en Europe et aussi les fantasmes sur les communautés musulmanes, sur les territoires de non-droit, sur la pratique de la religion. Mais qui sont au juste les Belges musulmans ?

Zinneke parade à Molenbeek.
Michel van Reysen, 8 mai 2010.

Quelques mois à peine après ceux de Paris, les attentats de Bruxelles ont profondément traumatisé l’Europe. Plus que jamais, l’amalgame entre l’islamisme radical qui produit ces violences et l’islam tel qu’il est majoritairement vécu et pratiqué dans nos sociétés est présent dans les consciences collectives. Dès le soir des attentats, experts, intellectuels médiatiques et parangons de la sécurité sont appelés à réagir dans l’immédiat, sommés d’expliquer l’inexplicable et d’émettre des conjectures.

Des titres de la presse internationale ont décrit les quartiers bruxellois comme des zones de non-droit ; certains ont stigmatisé Bruxelles, et plus particulièrement la commune de Molenbeek comme étant le « ventre mou » du djihadisme européen. D’autres ont mis en exergue le « communautarisme » comme explication majeure du basculement djihadiste, alors qu’ils n’ont jamais mené d’enquête de terrain dans ces territoires qu’ils semblent mépriser.

Des chiffres à manier avec précaution

Or, ce que l’on nomme en Belgique la « communauté musulmane » par pure commodité langagière est extrêmement diversifiée. Elle est estimée à environ 600 000 personnes, à savoir 5 à 6 % de la population totale, dont 200 000 à Bruxelles. Mais il faut être prudent avec ces chiffres et leur maniement reste toujours périlleux, surtout que beaucoup de commentateurs ne citent bien souvent pas leur méthode et tendent à les gonfler1.

Pour des raisons relevant à la fois de l’héritage du clivage confessionnel entre cléricaux et anticléricaux et du respect de la vie privée, il est interdit de recenser l’affiliation religieuse des personnes en Belgique. Ces chiffres constituent donc des estimations et sont établis sur la base de plusieurs critères : le nombre de personnes issues d’un pays où l’islam est la religion majoritaire, ayant migré en Belgique et ayant toujours la nationalité de ce pays, ceux devenus Belges, leurs descendants, ainsi que les convertis à l’islam. Il faut donc garder en mémoire plusieurs limites. La première est que les pays où l’islam est la religion majoritaire comme le Maroc et la Turquie comptaient d’importantes minorités religieuses non musulmanes (chrétiens, juifs), mais également des populations dont le lien avec l’islam est, sinon contesté, du moins discuté (parfois par les membres de ces minorités eux-mêmes), comme les alévis2.

Récemment, un sondage européen a montré que les Belges sont nombreux à surévaluer très largement la présence de la population musulmane sur le territoire belge. Ils estimaient celle-ci à 29 %3. Il y quelques années, plusieurs colloques et articles de presse ont participé à ce sentiment d’invasion en prétendant que la population musulmane serait bientôt majoritaire, notamment à Bruxelles4.

La deuxième limite relève de l’exo-assignation identitaire (faite de l’extérieur par une tierce personne et non revendiquée ou affirmée comme telle) et de l’ethnicisation d’une appartenance religieuse. Pour le dire autrement, un réflexe courant consiste à considérer que toute personne d’origine turque ou marocaine est forcément musulmane. Or, l’appartenance à une religion relève autant, dans le cas de l’islam, de la transmission parentale que du libre arbitre. Certaines personnes d’origine turque et marocaine réfutent donc vigoureusement cette attribution identitaire de « musulman ».

Une mosaïque de différences

Le tissu associatif musulman belge est très riche. Aux mosquées et aux associations islamiques (services sociaux, scouts, écoles coraniques, etc.) et culturelles, comme les amicales sportives ou les cafés, se sont ajoutées des personnalités et structures artistiques, d’administration du culte comme l’Exécutif des musulmans de Belgique, le Rassemblement des musulmans de Belgique, les fédérations de mosquées, d’entrepreneuriat (l’Association des entrepreneurs musulmans) et de lutte contre les discriminations (Collectif contre l’islamophobie en Belgique, Vigilance musulmane, Empowering Belgian Muslims, Muslim Rights, etc.). Il s’agit en quelque sorte des âges du tissu associatif musulman, témoignant des priorités, des enjeux et des énergies de ladite communauté musulmane — celle qui est prête à s’engager au nom de son identité.

Ce tissu est cependant aussi structuré par de nombreux clivages. Le premier est ethnique. Ainsi, on estime que la présence musulmane en Belgique est issue à 80-90 % de l’immigration massive de main d’œuvre5 effectuée par les autorités via les conventions bilatérales signées avec le Maroc et la Turquie en 1964. Les autres groupes ethniques sont constitués de convertis dont le nombre est impossible à estimer ; d’Albanais dont la présence remonte aux années 1920 pour certaines familles et dont la pratique religieuse peut être marquée par l’héritage communiste, et, enfin, d’autres groupes maghrébins et africains. Il est à noter une immigration plus récente d’origine pakistanaise, syrienne et irakienne.

Le second clivage est religieux : il oppose les chiites, très minoritaires (environ 10 %), aux sunnites. Les tensions entre les deux groupes sont avérées, elles aboutiront en 2012 à un attentat dans une mosquée chiite d’Anderlecht au cours duquel un imam est décédé. Mais même au sein du sunnisme, il existe des différences puisque les quatre écoles juridiques sont présentes et recoupent, partiellement, le clivage ethnique, à savoir le hanéfisme (Turquie), le malikisme (Maroc), le chaféisme (pays du Golfe), le hanbalisme (Arabie saoudite).

Un troisième clivage est générationnel : de nombreux jeunes musulmans veulent s’affranchir des interprétations culturalisantes du texte de leurs parents, empreintes de traditions et de superstitions.

Présence concentrée à Bruxelles

Près de 75 % de la population ayant la nationalité d’un pays où l’islam est la religion dominante résident dans seulement cinq des dix-neuf localités ou communes qui font partie de la région bruxelloise : Schaerbeek, Molenbeek, Bruxelles-ville, Saint-Josse et Anderlecht. Il en va de même pour le secteur associatif musulman. Ce sont les communes les plus pauvres, c’est-à-dire celles dont le revenu moyen par déclaration est inférieur à la moyenne régionale. Cette concentration de la population musulmane à Bruxelles est le fruit d’une combinaison complexe de facteurs.

D’abord, la répartition actuelle des populations musulmanes à Bruxelles est, à l’échelle de la région, la mémoire du rôle économique de l’immigration maghrébine et turque. Elle tient donc à l’histoire migratoire elle-même, c’est-à-dire une migration de travail avec une installation des migrants à proximité des lieux de travail de l’époque (construction, industries, etc.) ou qui ont émigré vers la ville lors de la crise économique. Ces quartiers se situent au centre de la ville. Cela signifie que la visibilité de l’islam à Bruxelles existe au cœur même de l’espace urbain bruxellois, et non dans des espaces périphériques comme cela peut être le cas dans certaines villes françaises, par exemple.

La concentration des populations musulmanes en région bruxelloise correspond aussi à des évolutions économiques qui ont eu lieu dans les années 1960 et 1970. À cette époque, l’écrasante majorité des familles musulmanes — dont les conditions socio-économiques sont des plus précaires — sont bloquées dans toute possibilité de mobilité spatiale. Enfin, ces zones de concentration des immigrés musulmans et de leurs familles sont les témoins des discriminations vécues par ces populations sur le marché du logement ainsi que le fruit de nombreuses (in)décisions politiques. Dans les années 1970, certains maires refusent d’inscrire de nouveaux habitants non issus de l’Union européenne dans les registres des populations en raison d’un soi-disant « seuil de tolérance » ouvrant une période de racisme institutionnel qui a durablement marqué les quartiers populaires. Des communes bruxelloises plus aisées vont refuser de participer au plan d’insertion du métro sur leurs territoires de peur de voir venir s’installer les classes populaires. Et pendant des années, il n’y aura aucun investissement public dans ces quartiers parce qu’ils n’étaient pas encore peuplés d’électeurs.

La focalisation médiatique sur l’aspect communautariste de quartiers comme ceux de Molenbeek passe sous silence cette dynamique et le fait que la structuration d’une communauté ne puisse se faire que dans une dialectique en réaction à un « Autre », en l’occurrence ici la population majoritaire non musulmane. Par ailleurs, faire du communautarisme un élément du basculement dans l’idéologie djihadiste semble une erreur d’analyse, car ce n’est pas le « trop d’identité » qui en constitue un déclencheur mais le manque, l’ambivalence identitaire entretenue depuis plus de vingt ans par un débat public extrêmement polarisé sur la place de l’islam. C’est notamment ce « trop d’identité » qui semble expliquer qu’en Belgique, très peu de Belgo-Turcs font partie de cette dynamique, l’identité nationale, parfois nationaliste, semblant faire barrage aux discours des recruteurs.

Une pratique plus forte mais plus individuelle

Une récente étude quantitative6 a relevé que les valeurs politiques telles que l’attachement au régime démocratique, la séparation des Églises et de l’État ou la liberté d’expression sont très largement partagées au sein des populations musulmanes. En revanche, le conservatisme moral est toujours présent et s’affirme sur les questions de sexualité (homosexualité, sexualité avant le mariage) et d’éthique de la vie (euthanasie, avortement).

La même étude a aussi mis en évidence la pluralité des appartenances à l’islam, à savoir l’existence de trois profils de croyants : ceux qui ne pratiquent pas du tout ou très peu — ils sont minoritaires, environ 10 % —, ceux qui pratiquent beaucoup et ceux qui « bricolent », un terme qui provient de la sociologie des religions et qui montre que les croyants tendent à construire une pratique « à la carte ». Concrètement, cela veut dire que toutes les personnes qui disent prier tous les jours ne vont pas à la mosquée régulièrement, ou que les personnes qui disent pratiquer le jeûne du mois de ramadan consommeront quand même de l’alcool. Ou encore que les personnes qui mangent « halal » ne prient pas régulièrement.

Cette construction de la religiosité par rapport à son emploi du temps et à son propre rapport à Dieu est une construction très moderne et très individualiste. De plus, deux autres résultats de l’étude, faisant apparaître une approche individualiste de la religion — à savoir la lecture, et le fait que les imams et les prédicateurs n’interviennent que très peu dans la construction de la foi des répondants — tendent à postuler la sécularisation progressive de l’identité musulmane en Belgique.

La sécularisation doit être définie comme la conjonction de la faible influence de la mosquée comme institution religieuse sur la construction de la foi et l’individualisation du croire, et non comme la disparition du religieux ou son renvoi dans la sphère privée. Nous sommes même plutôt dans une période contradictoire où cette sécularisation de l’identité musulmane va de pair avec un affichage public plus visible car elle est liée à un mécanisme (de défense) identitaire proche du retournement du stigmate de Goffman. Le stigmate est « un attribut qui jette un discrédit profond sur celui qui le porte » 7. C’est le jugement négatif, le préjugé porté sur un attribut ou une caractéristique d’un individu (religion, couleur de peau, ethnie, orientation sexuelle, sexe, âge...) qui place l’individu dans un groupe stigmatisé et discriminé. Dans un processus de retournement, le stigmate peut devenir un moyen de communication, de revendications, d’action. Il est alors revendiqué par le stigmatisé comme caractéristique première de son identité. C’est le sens par exemple du mouvement des Indigènes de la République en France ou du slogan « Black is beautiful » des mouvements afro-américains. Car cela est également apparu de manière très forte dans cette enquête : il existe un lien évident entre le sentiment de discrimination, par nature subjectif, et une religiosité plus forte.

Enfin, cette enquête montre, bien loin des représentations collectives courantes, que la pratique religieuse n’a pas d’impact sur ce que l’on nomme communément « l’intégration » : les personnes qui pratiquent plus ne sont pas moins démocrates, ne se sentent pas moins Belges, ne sont pas moins insérées sur le marché de l’emploi et ne participent pas moins politiquement parlant.

Par conséquent, si les attentats mettent un coup de projecteur sur le salafisme, présent via différents types d’institutions et de financement, celui-ci ne doit pas constituer l’arbre cachant la forêt de dynamiques internes aux populations musulmanes, parfois convergentes, parfois divergentes. L’une de ces dynamiques semble être la sécularisation de la croyance et des pratiques qui se développe, contre les vents de la construction médiatique d’un « problème musulman »8 et les marées de méfiance des pouvoirs publics.

2Élise Massicard, « La communauté revendiquée », Labyrinthe, n° 21, 2005. — p. 103-109.

3Marie Gathon, « Il y a moins de musulmans en Europe que ce que pense la population », Le Vif L’Express, 19 janvier 2015.

4Entre autres, voir les actes du colloque « Une majorité musulmane en 2030 : comment nous préparer à mieux vivre ensemble ? » organisé en 2010 par l’ASBL La pensée et les hommes à l’université libre de Bruxelles ; Stéphane Kovacs, « L’islam, première religion à Bruxelles dans vingt ans », Le Figaro, 21 mars 2008.

5Ural Manço « La présence musulmane en Belgique : dimensions historique, démographique et économique », dans Ural Manço (sous la direction de), Voix et voies musulmanes de Belgique, Bruxelles, facultés universitaires Saint-Louis, 2000.

6Corinne Torrekens et Ilke Adam, Belgo-Marocains, Belgo-Turcs : (auto)portrait de nos concitoyens, Fondation Roi Baudouin, 2015.

7Erving Goffman, Stigmate, Minuit, 1975.

8Julien Beaugé et Abdellali Hajjat, « Élites françaises et construction du “problème musulman”. Le cas du haut conseil à l’intégration (1989-2012) », Sociologie, 1 (5), 2014. — p. 31-59.

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