Fragilisés, mais relativement en paix depuis un an, au milieu des turbulences et des guerres qui secouent le monde arabe, les Libanais se seraient bien passés d’une nouvelle crise dans leur pays. Las ! Ils se sont réveillés en ce début de paisible week-end avec l’annonce surprise, ressentie comme un coup de tonnerre chargé de menaces, de la démission du premier ministre sunnite Saad Hariri.
Cette décision a fait l’effet d’une bombe dans un pays et une région qui regorgent pourtant d’engins de mort. Certains mots peuvent s’avérer pires que les armes les plus redoutables, surtout s’agissant d’un petit pays qui tente de se tenir en équilibre entre deux adversaires très puissants qui le malmènent sans état d’âme : le royaume saoudien sunnite et l’Iran chiite.
En visite en Arabie saoudite, Saad Hariri a annoncé samedi 5 novembre au matin sa démission à la surprise générale, en accusant avec virulence le mouvement armé chiite Hezbollah et son allié iranien de « mainmise » sur le Liban, ajoutant craindre pour sa propre vie. Depuis octobre 2016, Hariri est chef d’un cabinet de coalition où cohabitent tant bien que mal des membres du Hezbollah et des partis chrétiens anti-iraniens et anti-syriens, sous la houlette d’un président de la République, Michel Aoun. Hier honni, mais désormais accepté par toutes les parties comme élément unificateur, il donne des gages tantôt à Téhéran — dont l’influence ne cesse grandir dans la région de l’Irak jusqu’au Liban en passant par la Syrie —, tantôt à Riyad, allié de Washington et qui se veut chef de file de l’axe sunnite au Proche-Orient.
Plus qu’un autre pays arabe, le Liban, où sunnites et chiites se partagent le pouvoir avec les chrétiens, reflète les fortes tensions entre l’Arabie saoudite et l’Iran. Les années de guerre en Syrie ont créé une sorte de statu quo tacite où nul ne voulait rompre l’équilibre interne. Mais les derniers succès du régime de Damas sur la rébellion soutenue par les monarchies du Golfe semblent avoir mis fin à ce fragile édifice, et replacé le pays au centre du conflit irano-saoudien. Au risque d’une polarisation accrue dans la société libanaise selon des lignes à la fois confessionnelles et politiques.
« Ça sent mauvais »
« Je ressens ce qui s’est passé comme un tremblement de terre politique, » a confié un ancien responsable libanais à Orient XXI. « Je ne sais pas si Hariri a un plan pour continuer ce qu’il a commencé. Sinon, ce sera un désastre, en particulier pour lui qui a toujours montré qu’il est quelqu’un qui ne va pas jusqu’au bout. A-t-il les moyens de cette bataille ? Je ne sais pas... », a-t-il poursuivi.
Sur le plan économique aussi, la situation a de quoi inquiéter, car le pays amorce depuis un an une difficile reprise, grâce notamment au tourisme et au lent retour de la confiance. « Ça sent mauvais, mais la crise est gérable sur le plan monétaire », explique un responsable économique qui se veut rassurant, mais prudent.
Que faut-il retenir de ce coup de tonnerre dans le ciel libanais, alors que la menace djihadiste s’éloigne avec les défaites successives et le reflux des combattants en Syrie et en Irak ? Et pourquoi semble-t-il dangereux ? Quelques éléments de réponse, même s’il est encore trop tôt à ce stade de cette crise inattendue, mais qui couvait sans doute.
– En rupture totale avec les usages, Saad Hariri a rendu publique sa décision, non pas au Liban, mais lors d’un déplacement effectué semble-t-il dans l’urgence, en Arabie saoudite où il s’était déjà rendu quelques jours seulement auparavant. De plus, l’annonce a été diffusée par un média saoudien, la chaîne satellitaire Al-Arabiya, l’un des instruments du royaume dans son conflit actuel contre le régime iranien, et dans la guerre des communiqués entre les deux puissances régionales. L’urgence de cette annonce laisse supposer que le chef du gouvernement libanais ne pouvait (pour des raisons de sécurité ?) ou ne voulait pas attendre son retour à Beyrouth, où ni ses collègues ni Michel Aoun n’avaient l’air au courant de ce qui se tramait.
– À tout le moins, ce coup de théâtre montre que le prince héritier et homme fort du royaume Mohammed Ben Salman, alias MBS, comme maître du jeu et grand ordonnateur de ces événements1. En effet, Saad Hariri a lu sa déclaration à la télévision assis derrière un bureau, à côté d’un drapeau libanais. Cela a fait dire à ses détracteurs libanais qu’il apparaissait ainsi comme la marionnette des Saoudiens.
– Le déplacement de Hariri chez son allié est intervenu quelques heures seulement après la visite à Beyrouth du conseiller du Guide suprême de la révolution, Ali Akbar Velayati, ancien ministre des affaires étrangères et personnage très important du régime iranien. La visite de Velayati lui a permis de rencontrer tour à tour le président libanais, le chef du Hezbollah Hassan Nasrallah (dont les milices sont devenues un allié stratégique du régime de Bachar Al-Assad), et surtout Hariri. Au-delà des déclarations de l’émissaire iranien se félicitant de « la stabilité du Liban », en dépit de certaines « divergences internes », Velayati a-t-il transmis un message aux dirigeants saoudiens par l’entremise de Saad Hariri ? Son départ hâtif de Beyrouth le laisse supposer, mais rien à ce sujet n’a filtré jusqu’à présent.
Guerre d’influence entre Téhéran et Riyad
– Les déclarations virulentes de Hariri viennent s’ajouter au très dangereux conflit irano-saoudien, avec en toile de fond la situation en Syrie, en Irak et depuis quelques mois au sein même des pays du Golfe (conflit avec le Qatar), mettant à mal les relations entre ces monarchies. Or voilà que les dirigeants libanais rajoutent de l’huile sur le feu quant à la joute de plus en plus féroce entre Riyad et Téhéran. Est-ce bien raisonnable ?
« L’Iran a une mainmise sur le destin des pays de la région (...). Le Hezbollah est le bras de l’Iran non seulement au Liban, mais également dans les autres pays arabes, » a dénoncé samedi Saad Hariri. Il a aussi accusé Téhéran d’avoir « créé un État dans l’État », en allusion au Hezbollah et à sa puissante milice armée, et de prétendre avoir « le dernier mot dans les affaires du Liban ». Des propos que partagent une partie des Libanais et qui correspondent exactement à ce que pensent Riyad et Washington.
Et « ces dernières décennies, le Hezbollah a imposé une situation de fait accompli par la force de ses armes », a poursuivi Hariri, qui a été déjà premier ministre de 2009 à 2011. Cette année-là, le Parti de Dieu avait renversé le premier gouvernement du leader sunnite, après la démission de ses ministres, poussé Hariri à quitter le pays avant qu’il n’y revienne en juin 2016, contribuant à mettre fin à des années d’instabilité durant lesquelles le Liban n’a cessé de paraître comme un volcan éteint, aux frontières d’une Syrie à feu et à sang.
– Ajoutant au sentiment de danger, Hariri a dit craindre d’être assassiné, réveillant ainsi le spectre des assassinats politiques qui ont ponctué les crises libanaises au cours des dernières décennies. « J’ai senti ce qui se tramait dans l’ombre contre ma vie », a-t-il prévenu, affirmant que le Liban vivait une situation similaire à celle qui prévalait avant l’assassinat en 2005 de son père, Rafic Hariri, ancien premier ministre tué alors que Damas régnait en maître au pays du Cèdre. Quatre membres du Hezbollah ont été mis en cause dans ce meurtre qui a ébranlé le Liban en 2005.
À l’ombre du parrain saoudien
Dans sa diatribe, Hariri s’est adressé directement à l’Iran. « Je veux dire à l’Iran et à ses inféodés qu’ils sont perdants dans leur ingérence dans les affaires de la nation arabe. » « Notre nation se relèvera (…) et va couper la main qui lui portera préjudice », a-t-il prévenu.
Téhéran a aussitôt démenti toute ingérence dans ce pays, dénonçant des « accusations sans fondement ». Mais il ne fait pas de doute que la guerre en Syrie — où le Hezbollah a joué un rôle primordial dans les avancées victorieuses du régime — et les tensions entre l’Iran et l’Arabie ont accentué les fractures au Liban, alors même que le cabinet de coalition poursuivait son travail, parfois avec un certain succès malgré les divergences en son sein.
Ironiquement, l’expression « couper la main » utilisée à Riyad rappelle les menaces annonciatrices de désastres proférées autrefois à Damas par Bachar Al-Assad contre son père Rafic Hariri s’il n’obtempérait pas à ses directives. Menaces suivies de son assassinat toujours non résolu.
« Un cancer dans le corps arabe »
De fait, l’époque n’est plus celle où l’Iran se défendait d’intervenir dans les affaires de ses voisins arabes. « L’importance de la nation iranienne dans la région est plus forte qu’à toute autre période », a récemment déclaré le président iranien Hassan Rohani allant jusqu’à mettre en garde ceux qui voulaient barrer la route à son « influence ». Milices iraniennes et Gardiens de la révolution sont présents désormais dans la région, notamment en Irak et en Syrie.
Quelques heures après les déclarations de Hariri, le ministre saoudien pour les affaires du Golfe Thamer Al-Sabhan lançait une nouvelle charge très virulente contre le Hezbollah, « cancer dans le corps arabe pareil à Daech » et sa « milice diabolique ». « Ce cancer cherche à déstabiliser le Liban, à l’isoler de son milieu arabe et à nuire à son économie », a-t-il déclaré à une chaîne de télévision arabe.
Hariri retournera-t-il de sitôt au Liban ? Une solution politique de rechange est-elle possible ? Les chancelleries vont-elles se mobiliser et réussir à éviter le pire ? Israël profitera-il de ce divorce entre le parti chiite et le chef du gouvernement pour lancer une opération militaire contre l’omniprésent et puissant Hezbollah ? Des questions pour l’heure sans réponse, mais une situation résumée dans un tweet du dirigeant druze Walid Joumblatt : « Le Liban est trop petit et vulnérable pour supporter le fardeau de cette démission », a-t-il dit, ajoutant : « Je continuerai d’appeler à un dialogue entre l’Arabie saoudite et l’Iran. »
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1Il vient encore de renforcer son pouvoir, en se débarrassant du prince Miteb, chef de la garde nationale et fils de l’ancien roi Abdallah et en faisant arrêter une dizaine de princes et d’hommes d’affaires accusés de corruption.