Reportage

Coups fourrés contre l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth

Après treize mois de suspension, le juge Bitar avait décidé de reprendre l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth du 4 août 2020. Le procureur général du Liban, Ghassan Oueidate, n’était pas de cet avis, et poursuit le juge pour rébellion contre la justice et usurpation de pouvoir. En outre, la remise en liberté par le procureur de toutes les personnes détenues dans cette affaire scandalise les familles des victimes.

Manifestation lors de la seconde commémoration de l’explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2022
© Clément Gibon

« Nous n’oublierons pas », « Après vous jusqu’à ce que nous obtenions justice », ou encore « Honte à la justice » peut-on lire sur les nombreuses pancartes brandies devant le palais de justice de Beyrouth. Ce jeudi 26 janvier 2023, plusieurs dizaines de proches des victimes de la double explosion du port, soutenus par des activistes de la société civile et quelques députés, ont laissé éclater leur colère contre une énième entrave de l’enquête sur cette explosion, plus de deux ans et demi après les faits.

Suspendu depuis treize mois en raison d’une pression politique importante, le juge Bitar en charge de la procédure sur le drame du 4 août 2020 a décidé de reprendre son travail en janvier en inculpant plusieurs personnalités, dont le procureur général Ghassan Oueidate et deux hauts responsables de la sécurité, pour « potentielle intention d’homicide ». En réponse, Oueidate a décidé de poursuivre le juge Bitar pour « rébellion contre la justice » et « usurpation de pouvoir », mais aussi de remettre en liberté toutes les personnes détenues dans l’affaire de l’explosion du port.

Pour Mireille Khoury, la mère d’Elias, un adolescent de 15 ans tué dans l’explosion, présente lors de la manifestation, cette décision a été un choc : « Ce n’est pas la première fois que les autorités essaient de bloquer l’enquête, mais l’attitude d’Oueidate prouve une fois de plus que nos institutions juridiques et politiques sont complètement défaillantes et corrompues ».

Mireille Khoury, la mère d’Elias, un jeune adolescent de 15 ans tué dans l’explosion

Ghida Frangieh, avocate pour The Legal Agenda, une ONG de recherche et plaidoyer, estime pour sa part que, comme personne inculpée, Oueidate n’a pas les compétences nécessaires pour relâcher des personnes envoyées en détention par un juge d’instruction. Sa décision est d’autant plus discutable, selon l’avocate, que le procureur avait été écarté de l’enquête fin 2020 à cause de sa relation de parenté avec Ghazi Zeaiter, ancien ministre des transports, également inculpé dans cette affaire. « Pas besoin d’un diplôme de droit pour comprendre qu’un accusé dans une affaire n’a pas l’autorité pour relâcher d’autres accusés », s’exaspère Frangieh.

Pour le député Melhem Khalaf, ancien bâtonnier du barreau de Beyrouth, qui avec un bureau d’accusation formé de 22 avocats bénévoles représente aujourd’hui plus de 1 400 victimes de l’explosion, la décision du procureur général est sans fondement. « Une telle violation flagrante caractérise une république bananière, ou une jungle, et ne peut être admise dans un État de droit. Cette décision montre un réel dysfonctionnement de la justice ».

Un procureur « gardien du régime de l’impunité »

Plus qu’un contentieux entre le juge Bitar et le procureur Oueidate, ce bras de fer reflète une nouvelle attaque des forces politiques contre un juge qui tente de briser le cycle d’impunité, poursuit Ghida Frangieh qui ajoute : « C’est bien tout un système qui est derrière le procureur général. Comment expliquer autrement que la décision illégale de libérer les prisonniers inculpés ait été exécutée par les forces de sécurité en quelques heures ? »

Qualifié par Frangieh de « gardien du régime de l’impunité », Oueidate a été plusieurs années le premier juge d’instruction de Beyrouth, avant d’être nommé procureur général en 2019 par le gouvernement de Saad Hariri. « Durant cette période, Oueidate prenait déjà des décisions dont l’intention était clairement d’empêcher des crimes importants d’être portés devant la justice ou de donner réparation aux victimes », poursuit l’avocate.

Manifestation lors de la seconde commémoration de l’explosion du port, le 4 août 2022

Après que le Liban eut été secoué par la crise des ordures en 2015, l’ex-premier juge d’instruction de Beyrouth avait prononcé en 2017 un non-lieu en faveur des sociétés qui étaient chargées de traiter les déchets du pays pendant près de 20 ans. Des entreprises comme Sukleen et Sukomi accusées de détournement de fonds publics s’en étaient tiré sans aucune suite judiciaire. Depuis qu’il est procureur général, il se distingue par son immobilisme, par exemple auprès des banques responsables pour beaucoup de la crise économique qui secoue le pays. « En 2020, Oueidate a annulé la décision du juge Ali Ibrahim de geler les avoirs des banquiers. C’est également lui qui a mis en place un certain nombre d’obstacles pour empêcher des poursuites contre le chef de la banque centrale Riad Salameh, aujourd’hui soupçonné de blanchiment d’argent et d’avoir commis de nombreux délits financiers », complète Frangieh.

Un juge au-dessus de tout soupçon

À l’inverse, le juge Bitar est décrit par Frangieh et d’autres avocats comme « très sérieux », « sans le moindre soupçon de corruption » et « ne laissant que très peu de dossiers en suspens ». Après avoir commencé sa carrière en tant que juge pénal unique du Liban-Nord jusqu’en 2010, il est devenu avocat général près la Cour d’appel du Liban-Nord, avant de présider la Cour criminelle de Beyrouth en 2017.

Sa réputation d’indépendance et d’intégrité s’est construite avec de nombreuses affaires complexes dans lesquelles il a su défendre l’intérêt des victimes, à l’image de celle d’Ella Tannous. Alors âgée de six ans, cette dernière a été amputée en 2015 des quatre membres à la suite d’une infection tardivement diagnostiquée, un retard que ses parents ont considéré comme étant une erreur médicale. Le juge Bitar avait alors condamné en 2020 deux hôpitaux privés et deux médecins à verser de lourdes indemnités à la famille de cette fillette.

Après la destitution du juge Fadi Sawan par le tribunal libanais à cause de pressions politiques, Bitar a finalement été désigné en février 2021 pour reprendre le poste de juge d’instruction chargé de l’enquête sur le drame du 4 août.

Une enquête décisive pour l’avenir du pays

Depuis ces derniers rebondissements, de plus en plus de personnes se réunissent régulièrement devant le palais de justice pour soutenir le juge Bitar. « C’est un moment très important pour notre culture, pour le futur de la justice, pour le futur de notre régime politique, et les décisions qui seront prises maintenant vont avoir beaucoup de conséquences pour le futur », commente Ghida Frangieh. Il n’en demeure pas moins que les blocages de l’enquête demeurent très importants selon Melhem Khalaf. « Les politiciens libanais se sont emparés de l’enquête, qui est malheureusement tombée dans une polarisation aiguë. En parallèle, les nombreux dysfonctionnements judiciaires et politiques ont également provoqué son ralentissement », précise-t-il à Orient XXI.

Plusieurs des personnes inculpées depuis l’explosion du port sont des hauts responsables qui avaient été prévenus du danger que représentait le stockage du nitrate d’ammonium près de zones résidentielles au centre de la capitale. Pour Khalaf, face au blocage de l’instruction,« il faut dire aux Libanais que leur pays a besoin de justice, parce que sans justice on ne peut pas avancer ». Au-delà du Liban, Me Khalaf en appelle à la « conscience des peuples ».

Les familles réclament une enquête internationale

Malgré les déboires du juge Bitar, les familles des victimes continuent de se mobiliser au Liban, mais aussi à l’étranger. De passage à Paris, Paul Naggear qui a perdu sa fille de 3 ans et demi dans l’explosion, soutenu par le réseau Mada ou encore le collectif Li Hakki, insiste sur les conséquences de la culture de l’impunité au Liban. « Il est important pour tous les Libanais, mais aussi pour les pays partenaires du pays de savoir ce qu’il s’est vraiment passé. Notre combat pour la justice est également valable pour d’autres au Liban, comme les déposants dont les avoirs sont bloqués et qui n’ont plus de recours ».

Paul Naggear a perdu sa fille de 3 ans et demi dans l’explosion. Il manifeste devant l’appartement du ministre des finances Youssef Khalil, accusé de bloquer l’investigation du port

Même si les enquêtes internationales au Liban ont montré leurs limites dans le passé, à l’image du Tribunal spécial pour le Liban sur l’attentat qui a causé la mort de l’ex-premier ministre Rafic Hariri en 2005, de plus en plus de voix s’élèvent pour obtenir une enquête internationale sous l’égide du Conseil des droits de l’homme des Nations unies. Une première demande par une coalition de plus de 100 organisations libanaises et internationales avait été faite en juin 2021, mais elle n’a pas abouti. « L’enquête nationale est maintenant entrée dans une dimension dormante, c’est pourquoi nous avons plus que jamais besoin du soutien de la communauté internationale et du Conseil des droits de l’homme des Nations unies », affirme Mireille Khoury. « L’histoire retiendra quels dirigeants ont servi la justice et la vérité et lesquels ne l’ont pas fait », ajoute-t-elle.

En attendant, l’enquête du juge Bitar est sérieusement entravée. Plus de deux ans et demi après le choc, nul n’a encore rendu de comptes.

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