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Course de vitesse militaire en Syrie

Pour la première fois depuis le début du conflit syrien, Bachar Al-Assad et ses alliés ont lancé plusieurs offensives simultanées sur l’ensemble du territoire, s’attaquant à plusieurs villes et provinces stratégiques. L’objectif est de gagner davantage de terrain pour mieux négocier.

La Syrie vit depuis plusieurs semaines un regain alarmant de violence, rythmé par des bombardements d’une intensité inédite des aviations russe et syrienne aux quatre coins du pays, en soutien aux troupes au sol. Deir ez-Zor, Hama, Homs, la Ghouta orientale, Idlib : le ciel syrien est illuminé par les raids aériens depuis mi-septembre, tandis que le nombre de morts et de déplacés ne cesse d’augmenter.

« Le vent est favorable au régime et il veut en profiter au maximum », souligne Julien Théron, politologue spécialisé dans la géopolitique des conflits. « La rébellion est réduite à peu de chose et ses forces les plus puissantes sont les plus radicales. Aucun soutien n’est donc à attendre de la communauté internationale. La tentative d’Ahrar al-Cham1 d’agréger des forces acceptables n’a pas eu le succès escompté sur le terrain ou sur la scène diplomatique. Par ailleurs, les Européens sont absents et les Américains pâtissent d’une absence de vision stratégique à la tête de l’administration. »

Pour Emmanuel Dupuy, président de l’Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE), « Damas semble désormais vouloir profiter de la dernière ligne droite dans la conquête des territoires disputés pour négocier au mieux ses intérêts. Les récentes victoires militaires témoignent d’une nette accélération sur le terrain, qui semble mieux réussir à Moscou et ses alliés au sein de la Coalition des alliés pour la Syrie qu’aux mouvements soutenus par Washington. »

Reprise des négociations

Les batailles actuelles ont en effet lieu sur fond de reprise des négociations à Astana au Kazakhstan, parrainées par la Russie, l’Iran et la Turquie, entre des représentants du régime et de l’opposition « tolérée », pour une énième tentative de dégager une solution politique d’ici la fin de l’année à Genève, sous l’égide de l’ONU.

En attendant, chaque partie cherche à marquer le maximum de points sur le terrain. Derrière les offensives parallèles et concurrentes contre l’organisation de l’État islamique (OEI) à Deir ez-Zor, l’une menée par Damas, l’autre par l’alliance kurdo-occidentale, se profile une lutte d’influence entre les deux camps, chapeautés respectivement par Moscou et Washington.

« La libération par un camp ou l’autre contribuera très certainement à influencer le processus de négociations », dit Emmanuel Dupuy. « La Russie toute comme l’Iran cherche avant tout à évincer les Occidentaux du processus de stabilisation. »

La Turquie n’a d’ailleurs pas tardé à prendre le train. Elle a annoncé la semaine dernière le lancement d’une opération dans le nord du pays — après « Bouclier de l’Euphrate » menée entre août 2016 et mars 2017 contre l’OEI et pour endiguer l’avancée sur l’Euphrate des Unités de protection du peuple (YPG kurdes), bête noire d’Ankara. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), d’importants convois militaires ont pénétré le territoire syrien à partir du 8 septembre pour se positionner aux abords de la province d’Idlib. Pour l’instant, l’opération est limitée à l’installation de postes d’observation en vue de consolider l’instauration d’une zone de « désescalade » dans cette province, selon l’accord conclu le 4 mai dernier entre la Russie, la Turquie et l’Iran. Ce déploiement a également pour objectif de dissuader encore une fois les YPG de gagner davantage de terrain dans le nord de la Syrie.

Intérêts économiques et accord russo-saoudien

Dans ce concert aux multiples acteurs, les intérêts sont également économiques. Deir ez-Zor est l’une des deux principales régions pétrolifères du pays. Pour le régime, il s’agit d’un enjeu majeur. La production pétrolière avait chuté, passant de 377 000 barils par jour (b/j) à la veille du conflit à 28 000 b/j fin 2013. Depuis, Damas importe en moyenne près de 3 millions de barils par mois — dont 1,8 million d’Iran. La conquête de la province limitrophe de l’Irak ouvre en parallèle la voie au marché voisin et contribuerait ainsi aux efforts de reconstruction et de relance économique, autre outil de « reconquête » du pays et de la légitimité du pouvoir en place.

La triple offensive actuelle, qui concerne également Idlib et la Ghouta orientale, « confirme d’ailleurs que toutes les parties prenantes, y compris les États-Unis et les Forces démocratiques syriennes (FDS)2, cherchent à pacifier le plus de territoires possible afin de passer à l’étape des négociations. D’autant que les zones libérées sont les plus riches en hydrocarbures », avance le président de l’IPSE.

Les enjeux vont au-delà de la guerre, voire même des frontières de la Syrie. Moscou et Riyad visent la reconstruction post-conflit, mais aussi à enrayer l’effondrement des prix pétroliers qui a frappé de plein fouet leurs économies. La visite du roi Salman Ben Abdelaziz Al-Saoud en Russie le 5 octobre 2017 s’inscrit dans ce cadre, après des années de tensions et de froid diplomatique entre les deux pays. Vladimir Poutine et son hôte ont décidé d’ajuster et de réguler les prix du brut jusqu’en 2018 et ont signé des accords économiques estimés à 3 milliards de dollars. « Il a aussi été question des 300 milliards d’euros que l’ONU estime nécessaires pour la reconstruction en Syrie », précise Emmanuel Dupuy.

Chasser l’OEI de son dernier bastion

Sur le terrain, cela se traduit par une accélération de la vitesse de reconquête des zones contrôlées par l’OEI ou des groupes rebelles. Au cours des cinq derniers mois, le régime a « doublé ses acquis territoriaux », selon Fabrice Balanche, géographe et spécialiste du conflit syrien — du jamais vu depuis le début du conflit. Au cours des dix derniers jours, les régions (rif) de Hama et de Homs ont été presque entièrement « nettoyées » des poches restantes de l’OEI, le régime en laissant désormais les résidus face aux combattants de Tahrir al-Cham3. Parallèlement, l’armée syrienne et ses alliés avancent vers Deir ez-Sor, bombardée plus de 1 200 fois entre le 29 septembre et le 4 octobre, selon l’OSDH, même s’ils ont fait face jusque-là à une résistance assez féroce de l’organisation terroriste dans cette province clé, ainsi que dans le désert (badia). Ainsi, après une percée dans la ville de Mayadin, sur l’axe menant à Abou Kamal près de la frontière avec l’Irak, les forces loyalistes en ont été repoussées 48 heures plus tard et ont dû se repositionner. Elles ont ensuite mené une offensive de grande envergure sous le commandement direct des forces russes, qui a permis d’encercler puis d’occuper entièrement la capitale militaire de « wilayat al-Kheir », nom donné par l’OEI à la ville. La résistance de l’OEI avait été réconfortée la veille par un renfort de 1000 combattants d’un bataillon connu sous le nom de « Karadich », en provenance d’Irak et composé de djihadistes ouzbeks, tadjiks, azéris et turkmènes.

L’OEI avait réussi la semaine précédente à récupérer plusieurs positions dans la badia, entre l’ouest de Deir ez-Zor et le sud-est de Homs, dont la ville de Qariatahin (près de Homs), non sans asséner de lourdes pertes dans les rangs de l’armée syrienne et de ses alliés. Selon l’OSDH, 569 combattants des deux camps adversaires sont morts dans le désert et à Deir ez-Zor entre le 28 septembre et le 12 octobre, dont 271 soldats et miliciens pro-Assad, parmi lesquels 26 membres du Hezbollah. La contre-offensive menée à Mayadin entre le 9 et le 12 octobre a occasionné près de 60 morts au sein des forces loyales à Bachar Al-Assad.

Les djihadistes à l’ouest de la province se sont retirés des combats contre les FDS et la coalition occidentale dans le nord de la ville pour concentrer leurs forces et prêter main-forte à l’est. Cela n’a pas empêché l’avancée du régime qui « occupe désormais près des trois quarts de la ville de Deir ez-Zzor et 25 % de la province éponyme », selon Fabrice Balanche.

Preuve d’un jusqu’au-boutisme dans sa stratégie défensive, l’OEI multiplie les attaques-suicides et attentats aux voitures piégées. Près d’une vingtaine de civils sont morts le 12 octobre dans le secteur d’Abou Fass, où les déplacés fuyant Deir ez-Zzor sont généralement regroupés avant d’être autorisés à intégrer les camps.

« Nettoyer » Damas et ses alentours

Parallèlement à l’offensive menée contre Deir ez-Zor, le régime et ses alliés russe et iranien ont également intensifié leurs raids contre la Ghouta orientale à partir de fin septembre, après deux mois d’accalmie, pour y déloger les groupes rebelles de Faylaq Al-Rahman, de l’Armée syrienne libre, Jaish Al-Islam (salafiste) et Tahrir Al-Cham. Les frappes visent notamment la ville de Douma ainsi que les localités de Ain Tarma et Jobar, respectivement détruites à 60 % et 85 %.

Située à 15 kilomètres de Damas, la Ghouta orientale, soumise à un siège depuis 2013, abrite encore quelque 400 000 habitants. C’est le dernier grand bastion de la rébellion dans la périphérie de la capitale, après la chute en juin des derniers quartiers rebelles à l’est de Damas. Les forces du régime mènent, en parallèle, des combats contre des groupes au sud-ouest de Damas, dont Jaich Assouad al-Charkiyya et les Forces d’Ahmad Al-Abdo, de l’Armée syrienne libre, désormais neutralisés. Toujours dans la capitale et ses alentours, l’aviation syrienne s’active aussi sur le front sud de Damas, où elle mène des raids depuis le 13 octobre — pour la première fois depuis deux ans — contre des positions de l’OEI et de groupes islamistes, notamment dans la zone de Hajar Al-Aswad.

Idlib sous les feux

La province d’Idlib, où sont regroupées des factions islamistes, dont Fatah Al-Cham, ainsi qu’Ahrar al-Cham et Harakat Noureddine al-Zenki (islamiste), est également dans le collimateur russo-iranien.

Reprise par les rebelles en mars 2015, Idlib était devenue, après Raqqa, la deuxième province à échapper totalement au contrôle du régime. Sa reconquête risque toutefois d’être difficile au vu de certaines spécificités — dont sa superficie, de plus de 6 000 km2 — et du nombre important de combattants. Ceux-ci sont estimés à 50 000 hommes, dont plusieurs groupes ayant évacué Alep-Est et d’autres zones reconquises en vertu d’accords conclus.

Damas, Moscou et Téhéran semblent toutefois déterminés à récupérer ce fief rebelle après Deir ez-Zor, alors que l’alliance FDS-États-Unis est en passe de finir de déloger l’OEI de sa « capitale » Raqqa. Pour Bachar Al-Assad, cette troisième offensive est un enjeu majeur. Située à mi-chemin entre Alep et Lattaquié, ainsi que sur l’axe reliant Hama à la frontière du Sandjak d’Alexandrette en Turquie, Idlib et sa province sont à un carrefour géographique. Sa reprise permettrait en outre au régime de reconstituer l’ensemble de son territoire occidental.

Diplomatie et « zones de désescalade »

Un élément majeur risque toutefois de créer des frictions supplémentaires entre camps adverses, notamment entre Moscou et Washington, et de peser sur les négociations futures : les « zones de désescalade ». Les combats actuels ont lieu dans deux des quatre zones ayant fait l’objet de l’accord du 4 mai 2017, à savoir Idlib et la Ghouta orientale. Les deux autres zones concernées par l’accord sont la province de Homs, également soumise à d’intenses raids au cours des dernières semaines, ainsi qu’une zone dans le sud-ouest du pays, à cheval sur les provinces de Deraa et Kouneitra. Or, même à Deraa, l’aviation syrienne a mené des bombardements au cours des derniers jours dans l’ouest et le nord-est de la province. En vertu de l’accord, les forces loyales ainsi que les groupes rebelles devaient pourtant cesser d’utiliser tout type d’armes y compris l’aviation.

« Le risque est grand que le principe des "zones de désescalade" voulu après d’âpres discussions, par Washington et Moscou, ne vole en éclat. Force est de rappeler qu’en juin 2017, un avion syrien avait déjà été abattu par un F18 américain, à l’est de l’Euphrate, tandis que les Russes continuent de « menacer » les FDS à l’ouest du fleuve (….) Or ce sont justement ces accords péniblement obtenus qui sont supposés servir à engager des négociations politiques », souligne Emmanuel Dupuy.

Le risque de dérapage est toutefois tempéré par certains. Pour Julien Théron, « il s’agissait surtout d’un accord de partage d’influence visant à éviter l’affrontement de forces antagoniques. Tant que le régime et ses alliés ne se heurtent ni aux troupes d’Ankara, ni aux forces spéciales américaines, il n’y a guère de risque de répercussions. »

Plusieurs milliers de morts

En attendant la fin des combats et la relance du processus diplomatique à Genève, le bilan humain ne cesse de s’alourdir. Selon l’OSDH, plus de 3 000 civils et militaires sont morts durant le seul mois de septembre, le plus meurtrier de l’année. « Le bilan risque d’être encore plus élevé en octobre », précise Rami Abdel Rahmane, son directeur. Sur la seule période du 10 au 13 octobre, 610 civils ont péri dans l’ensemble des zones de combats et « plus de 150 000 personnes de la seule province de Deir ez-Zor ont déjà pris le chemin de l’exil, dont deux tiers des zones attaquées par les Russes et le tiers de celles prises pour cible par la coalition occidentale », ajoute-t-il.

Le 5 octobre, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) s’est dit fortement « préoccupé », indiquant que les combats ont atteint depuis janvier « un degré d’intensité jamais vu ». « Globalement, il s’agit du plus fort pic de violence depuis la bataille d’Alep en 2016 », a-t-il déploré. « La victoire à tout prix n’est pas seulement contraire au droit. Elle est également inacceptable dès lors qu’elle coûte la vie à autant de civils », regrette le directeur de la section Proche et Moyen-Orient de l’institution, Robert Mardini.

Après deux ans de reconquêtes progressives, le régime syrien contrôle désormais « 51 % du territoire contre moins de 17 % à la veille de l’intervention russe, tandis que 65 % de la population résidente vit dans les zones » qui lui sont acquises, selon Fabrice Balanche.

1NDLR. Groupe rebelle de tendance salafiste qui a entrepris une reconversion en 2016 pour accéder au label «  modéré  » et bénéficier ainsi de l’appui de l’Occident.

2NDLR. Alliance multiethnique de milices, soutenue par Washington et dominée par les milices YPG du Parti de l’union démocratique (PYD), proche du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).

3NDLR. Alliance salafiste djihadiste dominée par Fateh al-Cham, ex-Front al-Nosra lié à Al-Qaida

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