De notre envoyé spécial à Nazareth.
Septembre 1989 à Soweto. L’immense ville noire aux portes de Johannesburg compte alors plus deux millions et demi d’habitants, et je m’y rends peu avant la sortie de prison de Nelson Mandela le 11 février 1990. L’apartheid, qui maintient les Noirs d’Afrique du Sud dans une sous-citoyenneté et des zones spécifiques, craque alors de partout. Sous l’influence de Mandela et de ses partisans, les manifestations se multiplient dans les rues des villes sud-africaines. Elles sont alors violemment réprimées à Soweto comme dans tout le pays. Des centaines de Noirs sont tués pendant ces protestations, comme depuis des décennies des centaines de Palestiniens au cours de manifestations à Gaza, dans les Territoires, à Jérusalem-Est, mais aussi à Nazareth. À l’automne 2000, la police israélienne avait tué plusieurs Nazaréens, qui manifestaient leur solidarité avec le soulèvement de Jérusalem-Est.
« Nous sommes en train de gagner notre liberté »
Soweto est en 1989 un monde à part, un immense ghetto urbain, mais il est alors moins coupé du monde que ne le sont Gaza et les territoires occupés palestiniens aujourd’hui. On peut y entrer et en sortir, même si, en fonction des circonstances, des policiers en contrôlent plus ou moins fortement les accès à ses rues étroites et ses maisonnettes en tôle ondulée.
Je parcours de nuit les bistrots clandestins de Soweto, les shebeens, rencontre des gens optimistes préparant l’avenir d’un pays bientôt débarrassé d’un système raciste décrié par le monde entier. « Nous sommes en train de gagner notre liberté », disait Souizo, un homme d’une trentaine d’années, qui danse avec moi dans l’ivresse de voir l’apartheid s’effondrer. Après tant de colère et de morts, Souizo sait que la mobilisation planétaire a sorti leur combat de l’ombre. Il est, avec ses amis, fier de balayer un système sophistiqué et subtil de discrimination.
À Nazareth, grosse bourgade orientale et poussiéreuse, plus de trente ans plus tard, je rencontre plutôt des gens inquiets, déprimés, qui pensent que leur avenir est bouché. Cité de pèlerinage pour une partie de la chrétienté, mondialement aussi connue que Soweto, la ville de Galilée se trouve dans les frontières de 1948, non loin du lac de Tibériade. À vol d’oiseau Jénine est à une vingtaine de kilomètres. Majoritairement peuplée d’Arabes, musulmans et chrétiens, son agglomération compte environ 200 000 habitants.
Mes interlocuteurs partagent le point de vue prémonitoire de Nelson Mandela, exprimé en 2001 :
La valeur de la séparation se mesure en termes de capacité d’Israël à garder l’État juif, et à ne pas avoir une minorité palestinienne qui pourrait avoir la possibilité de devenir majoritaire à un certain moment dans l’avenir. Si cela se produit, cela forcerait Israël à devenir un État démocratique ou binational laïc, ou à se transformer en un État d’apartheid de facto.
« Oui, nous sommes regardés de travers »
La plupart de celles et ceux que je rencontre, qu’on appelait autrefois des Arabes israéliens et qui pour la majorité d’entre eux préfèrent aujourd’hui se dire Palestiniens en témoignent. Mandela avait raison. Citoyens de seconde zone, solidaires des Palestiniens enfermés de l’autre côté du mur ou coincés à Gaza, ils ont bel et bien l’impression de vivre un apartheid au quotidien. « Oui, pour nous, l’horizon est bouché, à moins de quitter ce pays. Oui, nous sommes regardés de travers par la majorité juive de ce pays. Ils ne disent pas tous les jours “mort aux Arabes”, comme les plus extrémistes des colons, mais beaucoup le pensent », dit Nassira1, une jeune architecte.
Nazareth a changé depuis la création de l’État d’Israël en 1948. Il y a d’abord Nazareth « le bas », 75 000 habitants, dont 35 % de chrétiens. Depuis plus d’un siècle, la ville de l’Annonciation supposée est majoritairement musulmane. « Nazareth a été marquée en 1948 par l’expulsion de la population et la démolition par les Israéliens de deux villages palestiniens proches, Saffuriya et Ma’aloul », m’explique Reda, un intellectuel trentenaire palestinien très engagé. Faire partir la population arabe était l’objectif de la création en 1956 de « Nazareth-le-haut », Nazareth Illit, 40 000 habitants, rebaptisé en 2019 Nof HaGalil pour se distinguer de sa rivale arabe. Nazareth Illit est un projet urbain conçu pour rééquilibrer la population de Galilée. Dans ce pays, la démographie gouverne la politique, comme l’observait Mandela. En 1973, des centaines de personnes fraîchement débarquées d’URSS s’installent à Nazareth Illit. Après un sordide fait divers, ils descendent dans les rues aux cris de « mort aux Arabes », déjà.
La séparation urbaine est là, visible à l’œil nu, même s’il n’y a ni checkpoint ni barrière entre le vieux Nazareth arabe et le nouveau Nazareth majoritairement juif.
En arrivant, on découvre deux centres commerciaux, le premier dans la cuvette aux portes de la vieille ville et le second sur les hauteurs à l’entrée de Nof HaGaIlil. Celui du bas se nomme Big Fashion et celui du haut Mail One. Ils se font presque face, à quelques centaines de mètres. Les mêmes marques internationales, en bas H&M, Adidas, Mango, Pizza Hut, Mc Donald et en haut Adidas encore et toujours Mango, Castro, Diesel. La séparation est ainsi actée, un centre pour les Arabes, un autre pour les Juifs. À Nazareth, on s’évite. Les noirs de Soweto n’avaient pas le droit de faire leurs courses dans les luxueux centres commerciaux du centre de Johannesburg, et se contentaient des échoppes du ghetto, souvent tenues par des Indiens, classés « Indians » par l’apartheid.
« L’apartheid commence dans mon lit »
Riches et pauvres, blancs ou noirs, juifs ou arabes, la règle de la séparation donne des sociétés fracturées. On peut traduire apartheid par mettre à part, et c’est bien ce qu’il se passe en Israël. Mata, citoyen israélien, musicien d’une quarantaine d’années, boucles à la Jim Morrison, le raconte :« la loi porte la discrimination. Par exemple ma femme et moi avons deux statuts différents ; l’apartheid est donc déjà dans mon lit ». Nassira, sa femme, est « résidente » de Jérusalem-Est, où elle est née, et n’a en effet pas les mêmes droits que son mari.
« C’est simple, m’explique Nassira. Mata a le droit de voter, moi pas. Il peut prendre l’avion pour aller n’importe où du jour au lendemain, moi pas. Il a pu aller dans la fac de son choix, moi pas. On vit ensemble ici, mais je peux être contrainte du jour au lendemain de retourner à Jérusalem-Est ». L’Assemblée nationale israélienne a en effet rétabli au printemps 2022 une loi qui interdit le regroupement familial par mariage entre Palestiniens d’Israël, de Jérusalem-Est et des territoires.
Quelle démocratie réserve à une partie de sa population quatre statuts différents, selon qu’elle habite, comme à Nazareth, dans les frontières de 1948, à Jérusalem-Est, en Cisjordanie et à Gaza ?2.
« L’identité arabe est perçue comme une menace »
Reda dénonce également la loi de 2018 sur l’État-nation du peuple juif, qui consacre Israël comme une théocratie juive. « Je ne comprends pas que les amis d’Israël acceptent cela. Je me fous d’être juif, chrétien ou musulman. Ici l’identité arabe est perçue comme une menace. Les médias, la vox populi nous font clairement savoir que nous faisons partie de ceux qui menacent Israël », précise-t-il.
La petite galerie-librairie-salle de concert au cœur d’un souk en plein renouveau où nous nous retrouvons un soir pour un envoûtant set de la chanteuse folk-electro Sama Mustafa est un endroit chaleureux, comme les nombreux cafés alentour, comme le Centre Baladna — « notre ville » en arabe — ouvert en 2021 par un collectif de jeunes Palestiniens.
Je retrouve l’ambiance des shebeens. Comme à Soweto, chacun raconte une histoire d’oppression, d’humiliation. « On est bien ici et c’est notre parenthèse, m’explique Louisa. Être israéliennes, cela ne veut rien dire pour nous. Mon arrière-grand-père était turc, mon grand-père britannique, mon père israélien. Israël n’est pas mon pays, et me le fait savoir ».
Quadragénaire jovial, Siman est issu d’une famille communiste et chrétienne de Nazareth. Il a longtemps travaillé dans le cinéma, à Tel-Aviv et dans le monde entier. « En octobre 2000, on avait organisé à Nazareth des manifestations de soutien à l’Intifada. Elles ont été brutalement réprimées, il y a eu des morts. J’ai alors compris qu’Israël était un état d’apartheid. Je ne veux plus être une marionnette que l’on enferme ». Siman marque une pause. « Les Israéliens ne veulent pas résoudre les discriminations, ils les utilisent et les gèrent. C’est cela leur apartheid ».
Khaled, un professeur de mathématiques croisé le lendemain, me dit à peu près la même chose. « L’apartheid ? Il faut s’entendre sur le sens des mots. Par exemple, je peux vous dire que je suis antisioniste, donc je dispose d’une certaine liberté d’expression, mais je ne peux pas épouser une fille de Ramallah ou de Gaza, qui elle-même ne pourra pas s’installer avec moi. Et si par exemple, je travaillais dans la filiale de Nazareth d’une boîte d’informatique de Tel-Aviv, je serais payé 40 % moins cher qu’un Israélien juif »…
À Soweto, j’avais rencontré un commercial d’une boîte de parfumerie, qui gagnait nettement moins que ses collègues blancs, et ne travaillait pas non plus au même endroit.
« J’ai compris que c’était ma terre »
Il y a bien sûr à Nazareth une bourgeoisie arabe riche, comme à Soweto existait une bourgeoisie noire. Amat, un solide gaillard, lui aussi très jovial, travaille dans une boîte de gestion, et gagne bien sa vie. À 27 ans, il roule en décapotable, porte des fringues de marque, jongle avec deux téléphones. Il se signe devant chaque église, rendant la découverte des ruelles étroites et pentues dans son coupé amusante, mais chaotique… « Je dis que je suis Amat, je ne dis jamais si je suis chrétien, musulman ou juif », m’explique-t-il en m’entraînant dans une visite approfondie des frontières de la ville, certaines visibles, un boulevard, un bout de quartier, d’autres invisibles. « Il y a beaucoup d’enfants musulmans dans les écoles chrétiennes, mais il n’y a pas de chrétiens ou de musulmans dans les écoles juives », constate-t-il par exemple. Amat pointe aussi l’insécurité galopante. Les nombreux et sanglants règlements de compte entre trafiquants de drogue sont pour lui l’illustration que le gouvernement se soucie peu de la vie des Arabes3. Amat note l’impossibilité pour sa famille d’acheter un appartement sur les hauteurs de Haïfa ou à Tel-Aviv. Ce n’est pas une affaire de moyens, mais « personne ne va nous vendre ».
Kaïd est un garçon frêle, à peine sorti de l’adolescence. Âgé de 18 ans, il a subi au printemps 2021 une arrestation arbitraire, un passage à tabac, trois nuits en prison. Kaïd manifestait sa solidarité avec les Palestiniens de Jérusalem-Est, de Gaza, de Cisjordanie. La manifestation a été brutalement dispersée, beaucoup de jeunes arrêtés à Nazareth, mais aussi à Haïfa et à Lod. Kaïd le reconnaît sans honte, il a eu peur. « J’ai l’âge de m’amuser, mais les choses qui me sont arrivées m’ont changé. Depuis, je suis allé à Jérusalem et à Bethléem, pour la première fois de ma vie. J’ai compris que c’était ma terre ». Ce qui le rend fier, c’est que son grand-père et son père se sont battus sans relâche pour le faire libérer, et n’ont pas eu un mot pour le blâmer d’avoir manifesté.
Pour Reda à qui je raconte l’histoire de Kaïd, « parler d’une police qui nous cible, c’est parler d’apartheid ». « Il y a dix ou vingt ans quand nous parlions d’apartheid on nous accusait de radicalisme, ajoute-t-il. Une organisation israélienne, B’tselem, a mis l’apartheid sur la table, suivie par Amnesty. C’est bon au moins de savoir que la question de nos droits n’est plus à géométrie variable ».
Même si, ajoute Mata, « les choses ne sont pas près de bouger. C’est très déprimant ».
L’accès à l’eau et l’éducation en première ligne
Deux exemples extraits du rapport d’Amnesty International éclairent des différences de niveau dans les discriminations dont sont victimes les Palestiniens selon leur lieu de résidence. Pour ceux des territoires, l’accès à l’eau est limité. Leur consommation est d’environ 70 litres par jour et par personne, contre 369 litres pour un colon israélien. Selon les Nations unies, 90 % des foyers de Gaza doivent acheter de l’eau hors de prix auprès des usines de dessalement ou de purification. Les Palestiniens vivants en Israël ont, eux, accès aux mêmes quantités d’eau que les autres citoyens. À l’exception notable des Bédouins du Néguev, sujets d’une flopée de mesures restrictives, y compris l’accès à l’eau courante…
Pour l’éducation, les élèves palestiniens de milieux défavorisés d’Israël et de Jérusalem-Est sont moins bien dotés que les écoliers juifs. Trente pour cent de financement en moins par heure d’apprentissage pour l’enseignement élémentaire, 50 % en moins au niveau intermédiaire et 75 % de moins pour le secondaire, selon une étude de 2016.
Beaucoup de détracteurs de la position d’Amnesty considèrent que ce qui peut sembler pertinent pour la Cisjordanie, Gaza et Jérusalem-Est ne l’est pas dans l’Israël d’avant 1967. C’est oublier qu’après la Nakba, les Arabes restés en Israël ont été soumis de 1948 à 1966 à un régime militaire avec expulsions de maisons, arrestations arbitraires, et tout un système drastique de contrôle et de surveillance — ancêtre de Pegasus. C’est l’un des mérites du rapport d’Amnesty que de remuer la poussière de l’Histoire.
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1Les prénoms des personnes rencontrées au cours de ce reportage ont été modifiés.
2Population non négligeable : 1,9 million de citoyen nes palestinien nes d’Israël (19 % de la population) ; 358 800 Palestinien nes à Jérusalem (38 % de la population) ; 3 millions de Palestinien nes en Cisjordanie et environ 2 millions à Gaza.
3« No Red Lines Anymore » : Nazareth Residents Describe Life in the Shadow of Crime, Haaretz, 5 février 2023