Analyse

Dans l’est syrien, les tribus reviennent au centre du jeu

Les tribus reviennent en force en Syrie. Alors que les autres protagonistes du conflit sont affaiblis, les structures tribales permettent en effet un contrôle des populations. Dans l’Administration autonome de la Syrie du Nord et de l’Est syrien (AANES), les leaders tribaux sont désormais omniprésents. Non sans difficultés.

Des combattants de la tribu Chaïtat qui ont rejoint une alliance dirigée par les Kurdes dans le nord de la Syrie, le 27 janvier 2019 dans le village de Baghouz
Delil Souleiman/AFP

Les tribus ont été peu souvent mises en lumière pour leur rôle spécifique dans le conflit syrien. Idéologiquement, le tribalisme est perçu comme un obstacle aux projets de sociétés de la plupart des acteurs du conflit (qu’il s’agisse du nationalisme arabe du parti Baas, des projets islamistes et djihadistes au sein de la rébellion ou de la branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK)1. Pourtant, dans un contexte d’écroulement des institutions étatiques et de compétition entre groupes armés, les tribus deviennent un outil essentiel de mobilisation et de contrôle des populations.

Pour comprendre comment les structures tribales ont été bouleversées, utilisées et ont joué un rôle clef dans l’évolution du conflit, la région de la vallée de l’Euphrate est particulièrement éclairante. La lutte entre les acteurs de la rébellion, puis, jusqu’à aujourd’hui, les affrontements et guerres d’influence entre l’organisation de l’État islamique (OEI), les forces kurdes, le régime syrien et les milices soutenues par la Turquie ont replacé le tribalisme au centre du jeu.

Le Baas, la fabrique d’un tribalisme sans chef

Au moment où prend corps le mouvement révolutionnaire en Syrie, la hiérarchie tribale a été délibérément fragmentée et affaiblie par plusieurs décennies de politique baasiste.

Les tribus du Proche-Orient sont structurées comme des poupées russes. Les plus grandes confédérations se divisent en grandes tribus, branches et clans. Ainsi, à Rakka, la majorité de la population est issue des Bouchaaban, elle-même divisée en plusieurs tribus dont la plus importante est celle des Afadla. Celle-ci se divise en six branches auxquelles il faut rajouter une septième de création récente. La hiérarchie tribale est constituée d’un système complexe de notabilité tribale composée des chefs (cheikhs). Les notabilités tribales se transmettent au sein de certaines familles (Beit al-Mashikha), selon un système complexe qui ne manque pas d’alimenter la compétition au sein de chaque famille pour le leadership de la tribu.

L’arrivée du pouvoir baasiste a contribué à saper l’autorité des hiérarchies traditionnelles à différents niveaux : la réforme agraire a privé les chefs de tribus de leur situation de grands propriétaires terriens ; l’instauration d’un pouvoir sécuritaire fort a mis un frein aux conflits intertribaux, sel de la culture guerrière des tribus ; enfin « la clientélisation » de nouvelles élites tribales a alimenté la compétition interne pour le leadership au sein même des tribus.

À la veille du soulèvement populaire de 2011, le paysage tribal syrien se caractérisait par un tribalisme fort, mais une hiérarchie fragmentée et moins mobilisatrice. Ainsi les familles de cheikhs à différents niveaux représentaient pour les membres de la tribu moins une autorité politique ou économique qu’un prestige et une autorité morale. Si les principaux chefs de tribus traditionnels avaient des postes soi-disant prestigieux (ambassadeurs, députés à Damas), il s’agissait de positions honorifiques qui les gratifiaient personnellement. En revanche, le régime recrutait à des postes administratifs et sécuritaires (comportant un pouvoir plus tangible) des notables tribaux de second rang, suscitant ainsi une tension entre leadership traditionnel et leadership issu de l’appartenance au Baas.

En 2011, le régime n’est que rarement parvenu à compter sur ses réseaux tribaux pour démobiliser ou réprimer la contestation. Les fortes mobilisations dans certaines régions tribales, de Deraa dans le sud jusqu’à Deir Ez-Zor et en passant par les zones rurales de Homs et Alep ont été possibles malgré l’intervention de notabilités tribales pro-régime affaiblies.

Le jeu de l’OEI

Alors que le soulèvement de 2011 se transforme en guerre civile, l’émergence de groupes armés affiliés au mouvement insurrectionnel, mais en concurrence entre eux réactive d’anciennes rivalités tribales. Dans un premier temps, l’insurrection armée se construit de manière très localisée avec la formation de milices plus ou moins affiliées à l’Armée syrienne libre (ASL). L’arrivée de groupes extérieurs puissants ne disposant pas de base sociale solide (Ahrar al-Sham, Jabhat al-Nusra, l’OEI) vient bouleverser les équilibres tribaux de l’est du pays.

Le cas le plus révélateur de ce phénomène est sans doute la victoire de l’OEI face aux forces rebelles dans la province de Deir Ez-Zor. Plus qu’une simple conquête militaire, celle-ci peut s’expliquer en partie par une fine compréhension du tribalisme par l’OEI et par l’exploitation de la compétition tribale. Jusqu’à l’été 2014, la province de Deir Ez-Zor est tenue par différents groupes rebelles et l’OEI ne parvient pas à prendre pied dans la province. Les différentes tribus avec lesquelles l’organisation tente de faire alliance ne suivent pas. Mais lorsque son rival Jabhat al-Nusra s’apprête à prendre le dessus sur d’autres groupes rebelles, en s’appuyant quasi exclusivement sur une tribu de la ville de Shuheil, un sentiment de danger va naître chez certaines tribus rivales, qui vont s’allier à l’OEI ou négocier leur neutralité.

L’OEI, quant à elle, s’efforce de ne pas tomber dans le piège du tribalisme. Que ce soit à Deir Ez-Zor avec la tribu des Bukeyir, ou avec la tribu des Beriej qui lui a permis d’avoir un ancrage local à Rakka, l’OEI parvient à utiliser les tribus marginalisées par l’insurrection tout en évitant qu’elles ne se constituent comme force organisée. Une fois les territoires conquis, l’OEI fait en sorte que les tribus sur lesquelles il s’est appuyé ne profitent pas de leur position au sein de l’appareil sécuritaire de l’organisation au profit d’un agenda tribal. S’il consulte certaines notabilités tribales, celles-ci sont rarement associées aux prises de décisions.

La stratégie du PKK

La conquête par les Forces démocratiques syriennes (FDS)2 de la vallée de l’Euphrate dans le cadre de la guerre contre l’OEI a confronté le mouvement kurde syrien à la difficulté de devoir mobiliser des troupes arabes pour contrôler et pacifier des territoires à priori hostile à leur présence. Les Kurdes ont dû jouer habilement de l’environnement tribal. Ils ont pu à la fois compter sur certaines tribus hostiles à la présence de l’OEI, et s’appuyer sur les tribus considérées comme ayant été ses principales alliées. Leur intégration au sein du système sécuritaire kurde a permis d’éviter les actes de vengeance collective et un cycle de polarisation, terreau sur lequel l’OEI aurait pu recruter.

Lorsque les FDS ont pris Rakka à l’OEI en 2017, ils ont largement intégré en leur sein des membres de la tribu des Beriej, qui fournissait l’essentiel des troupes locales. Des combattants beriej de l’OEI avaient même participé aux massacres de civils kurdes (femmes et enfants compris) à Kobané en juin 2015, épisode resté profondément dans les mémoires.

Lors de la campagne militaire de Deir Ez-Zor (2019), où les conflits tribaux sont bien plus violents et complexes qu’à Rakka, il s’agissait pour les Kurdes de recruter des combattants arabes hostiles à l’OEI tout en évitant d’alimenter la possibilité d’une guerre tribale. Ainsi, les FDS ont facilement recruté au sein des Chaïtat, tribu de l’est de Deir Ez-Zor dont près d’un millier de membres avaient été massacrés par l’OEI en 2014. Mais les FDS ont nommé à la tête du conseil militaire de Deir Ez-Zor un membre d’une tribu rivale, les Bukeyir, perçue comme ayant largement soutenu l’OEI. En s’appuyant à la fois sur les Chaïtat et les Bukeyir, les forces kurdes sont parvenues à éviter des actes de vengeance collective des Chaïtat contre les Bukeyir.

Le rôle des tribus dans la gouvernance et la stabilisation de la région

Les forces kurdes sont parvenues, entre 2016 et 2019, à vaincre l’OEI et à s’emparer d’une partie importante de la vallée de l’Euphrate, sans contestation majeure de la part de la population, malgré son absence de base sociale.

Dans ce contexte, les forces kurdes s’appuient essentiellement sur des notabilités tribales, qui siègent dans les conseils civils, créés préalablement aux libérations des territoires arabes, ainsi que dans les organes sécuritaires dans lesquels les chefs tribaux se portent garants des membres de leur tribu en échange de possibilités de retour, de sortie de prison, d’amnistie, voire d’intégration aux structures civiles et militaires installées par les FDS.

Pour autant, les FDS se trouvent prises au piège de la polarisation tribale de Deir Ez-Zor. Comme ce fut le cas avec les autres acteurs du conflit, les FDS parviennent mal à résister à la tribalisation de leurs propres institutions civiles et militaires, avec le risque de voir certains clans devenir hégémoniques et d’autres exclus et donc en opposition à ces mêmes institutions. La tribu des Bagara (ouest de Deir Ez-Zor) est surreprésentée dans les institutions civiles de Deir Ez-Zor, alors que les Bukeyir (nord) et les Chaïtat (est) sont dominants dans les institutions militaires et sécuritaires. Encerclée par ces trois zones tribales sur lesquelles s’appuient les Kurdes, la région dite « du milieu » (montaqa al-wasta) est de loin la zone la plus dangereuse du nord-est syrien3. Les Kurdes n’y disposent pratiquement pas de relais locaux et ne parviennent pas à démanteler les cellules de l’OEI. Bien sûr, la polarisation tribale n’explique pas à elle seule l’instabilité de cette zone, mais la domination des institutions par des tribus concurrentes à celles de la « région du milieu » y contribue grandement.

Des cheikhs technocrates

Les limites de la stratégie tribale des FDS s’illustrent également dans la construction d’institutions civiles. Des personnalités tribales de premier et second rang ont été convaincues de participer à la mise en place de la gouvernance locale, servant de guides aux Kurdes dans les zones arabes et tribales, alors largement terra incognita. La cooptation de cheikhs de tribus importantes sert à rassurer et attirer d’autres tribus, tandis que sont identifiées, parmi la notabilité tribale, des personnes éduquées et capables d’exercer des fonctions de gestion, les « cheikhs technocrates ». Habilement, les Kurdes intègrent les jeux d’équilibre entre les tribus qui se traduisent dans des présidences tournantes, mais aussi par la multiplication des postes officiels souvent peu substantiels permettant à chacun d’être représenté sans pour autant gouverner.

Cela permet de donner l’apparence de la représentativité locale, mais sans véritablement s’engager dans une délégation de pouvoir. Les chefs de tribus sont réputés apolitiques, divisés et ne présentent pas le risque de se constituer en force politique concurrente. En effet, les organes de gouvernance locale restent sous la tutelle de conseillers politiques kurdes, créant des frustrations et un désengagement progressif des élites tribales représentatives ainsi que des technocrates.

Dans le même temps, la multiplication pléthorique de personnalités tribales de moins en moins importantes au regard du système social tribal, fait émerger des « cheikhs » opportunistes, finalement peu puissants, accroissant le flou et la fragmentation de la hiérarchie tribale. Si l’effet recherché est la dilution du risque de voir les tribus importantes se constituer en contre-pouvoir, en favorisant leur fragmentation et la compétition interne qui les anime (comme l’avait fait le régime syrien précédemment), le résultat obtenu est aussi la prise de distance des personnalités qui comptent encore, et de ceux, plus éduqués et professionnalisés, qui avaient participé à la mise en place des conseils civils.

Effritement du maillage sécuritaire

On assiste donc à ce paradoxe, dans les bureaux de l’Administration autonome de la Syrie du Nord et de l’Est syrien (AANES)4 : d’une part l’omniprésence de leaders tribaux, dans des domaines où auparavant les tribus n’intervenaient pas, donc une extension apparente de leur champ d’action et de leur poids dans l’administration ; de l’autre, la réalité d’un pouvoir qui constamment leur échappe, et un poids social relatif qui diminue à mesure que sont cooptées des figures sans légitimité, que l’action publique ne remplit pas ses promesses de fourniture de services aux populations et donc que la hiérarchie tribale se compromet.

Les forces kurdes, en s’implantant dans les territoires arabes de la vallée de l’Euphrate, au travers d’une stratégie ne visant qu’à la pacification par la cooptation de notabilités tribales sans pouvoir, contribuent à créer une frustration et un désengagement et finalement à percer progressivement un maillage sécuritaire jusque-là opérant. À Deir Ez-Zor et dans le désert frontalier de l’Irak, cet effritement du maillage sécuritaire prend une forme insurrectionnelle mêlant pratiques mafieuses et retour de l’OEI.

À Manbij en revanche, une vague de contestation (grève générale et émeutes) en juin 2021 a permis l’émergence de nouveaux acteurs, plus jeunes, qui ont réussi à s’imposer à la fois au sein de leur communauté tribale et aux autorités kurdes comme des interlocuteurs avec des revendications politiques. Cette forme de politisation, bien qu’elle reste marginale, pourrait être capable de s’imposer comme acteur d’opposition au sein du système politique installé par les Kurdes. L’enjeu étant, pour les populations tribales arabes, de pouvoir jouer un rôle politique, au-delà d’une représentation tribale sans pouvoir dans des institutions sous contrôle kurde et d’une subversion violente adossée aux autres acteurs du conflit syrien.

1Le Parti de l’union démocratique (Partiya Yekîtiya Demokrat, PYD) est la branche syrienne du PKK.

2Les FDS sont créées en 2015 par les Unités de protection du peuple (Yekîneyên Parastina Gel, YPG) avec le soutien de la coalition internationale, dans le but de conquérir et les territoires sous contrôle de l’OEI. Composées d’une majorité de combattants arabes recrutés dans ces zones, les FDS restent sous direction kurde.

3Selon la division actuelle du territoire syrien, le terme « nord-est de la Syrie » est utilisé pour désigner les territoires sous contrôle des FDS, c’est-à-dire l’ensemble des territoires sur la rive gauche de l’Euphrate ainsi que la ville de Rakka et la région de Manbij. Depuis la prise de contrôle par les forces kurdes des territoires arabes tenus par l’OEI, le terme « nord-est de la Syrie » remplace celui de « Rojava » y compris dans les documents officiels locaux, qui font référence aux zones de peuplement kurdes.

4L’AANES regroupe les instances de gouvernance civile dans les zones contrôlées par les FDS. Ces institutions restent, y compris dans les territoires arabes, sous contrôle étroit du PYD.

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