Le 23 décembre 2020, Abdelkrim Zeghileche quittait la prison d’El-Koudia, à Constantine, après avoir purgé une peine de six mois de prison pour « atteinte à l’unité nationale » et « offense au président de la République », un chef d’accusation de plus en plus répandu depuis l’élection à la présidence algérienne d’Abdelmajid Tebboune en décembre 2019. En août, il était condamné à deux ans de prison, une peine réduite en appel à un an ferme dont six mois avec sursis. Ce journaliste, qui œuvre à la création d’un mouvement politique d’opposition1 n’en était pas à sa première incarcération. Le jour de sa libération, il a dû se rendre au tribunal pour faire face à d’anciennes accusations. Dans un dossier, l’atteinte à l’image du précédent président, Abdelaziz Bouteflika, et l’ouverture de la web radio Sarbacane sans agrément ; dans un autre, la diffamation envers l’ancien wali de Constantine.
Depuis le début de la pandémie, la répression des activistes du Hirak ainsi que celle de ses soutiens s’est nettement intensifiée. D’après le militant Zaki Hannache, qui recense les arrestations, ils sont environ 1 500 à avoir été arrêtés, dont 150 emprisonnés, durant l’année 2020. La plupart ont été poursuivis pour s’être exprimés sur Facebook, le mouvement se manifestant essentiellement en ligne depuis l’arrêt des marches bihebdomadaires décidé par les militants en mars 2020. Environ 80 personnes sont encore sous les verrous, principalement à Alger, Adrar ou Borj Bou Arreridj. Une loi controversée et liberticide pénalisant les fake news a été adoptée en avril 2020, dès le début de la pandémie. Néanmoins, les accusations ciblant les militants se basent sur des lois antérieures et vagues du Code pénal comme l’incitation à l’attroupement non armé, l’atteinte à l’unité nationale, l’outrage à corps constitué ou l’outrage au président.
À la prison d’El-Koudia, Zeghileche était, lors de cette incarcération, le seul militant du Hirak. Il a dû partager sa cellule uniquement avec des détenus de droit commun. Il raconte ici son quotidien pendant sa détention.
Un bidon d’eau blanche
« Dès mon arrivée, j’ai passé deux semaines en isolement. J’étais tout seul dans une cellule de sept mètres carrés. Il n’y avait pas de matelas. Je dormais par terre. Il n’y avait pas de télé non plus. Il y avait juste les w.c. à la turque. Je ne pouvais sortir qu’une fois par jour pendant vingt minutes.
« Dans la cellule, on se levait tous les jours à 7 h du matin avec la première alarme. Ou plutôt la sirène, c’est le mot exact. Le temps de ranger le matelas, comme dans une caserne, deux ou trois prisonniers allaient chercher deux gros barils de lait et de café. Il fallait les goûter pour comprendre, c’est indescriptible. Il y avait un bidon d’eau blanche. On appelait ça le lait. L’eau noire, le café. Pour ne pas mourir de faim, on était obligé de prendre ça. Nous n’avions sans doute que quelques centaines de calories par jour et par personne. Évidemment, j’ai maigri. Tout le monde a maigri, c’est normal. Sauf ceux qui ont reçu un traitement particulier ailleurs, mais ça, je n’en ai entendu parler qu’à ma sortie… La deuxième sirène, c’était à 8 h tapantes. On sortait dans la cour, quel que soit le temps qu’il faisait. Dans la cellule, il y avait de grosses fenêtres et pas de vitres. On était comme en plein air. Mais il y avait des barreaux. Quand il pleuvait, il pleuvait aussi à l’intérieur. Cela grouillait de cafards. Tu dormais et ils te tombaient sur la tête.
« La cellule faisait 30 mètres sur 6. Il y a eu jusqu’à 107 personnes à l’intérieur. Il faut imaginer cela en août à midi. Il n’y avait pas toujours de l’eau. C’était rationné. Cela arrivait qu’il n’y ait pas une goutte d’eau dans toute la cellule. Pour les toilettes, il fallait attendre que l’eau revienne. L’hiver, il faisait incroyablement froid. C’était comme si on dormait dehors. La cour ne disposait pas d’un toit. En août à 11 h on cuisait, on n’avait pas où se cacher. De 8 h à 11 h 30, on prenait — trop — l’air. On pouvait s’asseoir, prendre un bouquin ou tourner en rond. On remontait dans la cellule à midi.
« Moi, je préférais discuter avec un livre. C’est un milieu fait pour rendre les gens débiles, à moins de trouver le moyen de nourrir son cerveau. On était en vase clos. Quelles discussions pouvait-on bien avoir ? J’étais le seul détenu politique, donc j’étais uniquement avec des prisonniers de droit commun. J’ai essayé de les initier à la politique. Il y avait un petit groupe de jeunes : un étudiant qui avait été arrêté pour atteinte aux mœurs avec sa copine, un autre étudiant qui avait volé des trucs avec ses potes. Les jeunes, je leur donnais des cours de français. Quand mes codétenus avaient besoin d’écrire un courrier en français, je le leur écrivais. Mais il y en avait qu’on ne pouvait pas prendre en sympathie. Il y avait un mec, il avait attaché une fille à un arbre et il l’avait violée. Il y avait des gens qui avaient fabriqué des faux billets, d’autres qui avaient volé des voitures. J’avais une relation avec pratiquement tout le monde. Ils m’ont surnommé al-moutaqaf (l’intellectuel).
Tous contre le système
« Il fallait voir ce qu’on mangeait. Une sorte de bouillie de tout, sauf le vendredi à midi, un peu de couscous. On avait des gamelles comme des chiens et une cuillère en plastique. Ensuite on faisait une sieste puis on redescendait dehors vers 14 h et ce jusqu’à 16 h. J’ai lu 48 livres en six mois. La bibliothèque de la prison était assez fournie, mais selon une idéologie particulière. Par exemple, il y avait des livres sur la révolution par des historiens du système. Il y avait aussi Muqaddimah d’Ibn Khaldoun, la version originale dans le bel arabe, l’intégrale imprimée au Liban. La prison de Constantine a été construite par l’armée française. Il y avait des bouquins de l’époque coloniale. Les livres de l’extérieur et les journaux étaient cependant interdits. Après que j’en ai réclamé, les détenus m’ont dit qu’il n’y avait plus de journaux depuis que j’étais arrivé. La moitié des détenus de la cellule me connaissaient déjà. Cela m’a facilité les choses. L’information circule rapidement. On disait que j’étais du Hirak et que j’avais « insulté » le président.
« Ils étaient tous contre le système, même ceux qui ne savaient pas ce qu’était le système. Ils étaient génétiquement programmés pour être contre. Cela dit, j’ai fait un petit sondage. Mustapha Bouchachi, sept prisonniers le connaissaient. Zoubida Assoul, aucun. Karim Tabbou, une partie le connaissait. C’était le plus connu. Ils n’étaient pas du tout branchés. Ce sont des gens nourris par les médias officiels. Lorsqu’ils allaient sur les réseaux sociaux, ils n’en avaient rien à faire de la politique. Ils y allaient pour les clips de rap ou de raï ou pour draguer. Houari Boumediene, tous le connaissaient, mais les deux tiers l’idéalisaient. C’était un zaïm, un sauveur. Ils ne savaient rien de lui. Vingt-cinq autres avaient cette idée que, malgré le fait que c’était un dictateur sanguinaire, il restait un zaïm. Ils avaient peur de dire du mal de lui.
« Bouteflika, une majorité savait qu’il avait foutu la pagaille. Certains disaient aussi qu’avec lui, le terrorisme avait cessé, mais ils étaient minoritaires. Mais ceux-là, aucun islamiste ne pourra les manipuler. Ils n’avaient aucune confiance envers les barbus. Au contraire, ils se moquaient d’eux. Pourtant, ils faisaient presque tous la prière, c’était presque obligatoire. L’administration pénitentiaire s’était arrangée pour qu’on croie que j’étais un mécréant – ou un chrétien. J’ai bataillé pour expliquer que j’étais musulman et laïc. On avait la télé, même les informations. Mais pas tous les jours. C’était une chaîne de la prison, des informations préenregistrées. On recevait aussi la chaîne A3, parfois des matchs et les informations en direct à 20 h. Ils diffusaient aussi des séries égyptiennes et turques.
« Le soir, c’était incroyablement dégoûtant, personne ne mangeait. Je ne sais pas pourquoi ils apportaient à manger. On avait droit à une deuxième baguette par jour. On la mangeait à midi ou on la gardait pour le soir et on la mangeait avec du fromage, sinon sans rien. La cantine, on y avait droit trois fois par mois maximum. C’était une sorte de magasin où on pouvait dépenser 3 000 dinars (environ 18 euros), au maximum trois fois par mois. Tous les deux jours, on nous donnait un yaourt, un œuf, parfois un fruit.
« L’avantage d’avoir fait de la prison plusieurs fois, c’est que j’y ai retrouvé des gens que je connaissais. Ils me témoignaient même un certain respect. Celui qui va plusieurs fois en prison est respecté. C’est eux qui m’ont trouvé une place pour dormir. Ils ont dégagé quelqu’un, un jeune. Les autres dormaient par terre. Ils avaient deux couvertures, une pour se couvrir et une par terre. Plus de la moitié dormaient par terre. Ceux qui dormaient sur le lit, c’était ceux qui avaient été condamnés à de longues peines. Personne n’arrivait et n’obtenait un lit, sauf s’il avait un certain âge. Il fallait connaître des gens.
Aucun changement avec la pandémie
« On avait droit à une douche par mois. L’eau n’était pas froide, mais la douche était à l’extérieur. On la prenait et on allait dehors. Il y avait des gardiens sympas qui me permettaient d’y aller deux ou trois fois par mois. En cas de problème de santé, il y avait une clinique. On écrivait une demande de rendez-vous. Il fallait attendre trente jours pour une réponse. Certains détenus ont subi des mauvais traitements. On parle tout de même du milieu carcéral. Les détenus ne sont pas tous des enfants de chœur. Certains sont de vrais criminels. Ils se disputaient et se frappaient, ils marquaient leur terrain. Quand les prisonniers créaient des problèmes, les gardiens les frappaient. Les punitions étaient exagérées. Il y a eu des militants du Hirak maltraités, d’autres relativement bien traités. Je n’ai pas subi de violences. J’ai seulement entendu quelques phrases de gardiens hostiles. Lorsque je suis arrivé, ils disaient : « le chrétien est arrivé ». C’est une mauvaise étiquette. Cela dit, d’autres étaient de mon côté.
« Je recevais des visites au parloir tous les quinze jours et mes avocats une fois par semaine. Mais quand je descendais au parloir, un gardien me surveillait de loin sans bouger. Il ne me quittait pas. Les autres détenus ne subissaient pas cela. Et puis, je ne recevais pas mon courrier, alors que tous les autres recevaient le leur. Une fois à l’extérieur, je me suis rendu compte que beaucoup de personnes m’en avaient envoyé.
« Après le début de la pandémie, il n’y a eu aucun changement, mis à part le fait que les gardiens portaient des masques. Mais pas tous ! Et on ne recevait plus le panier que nos proches nous envoyaient tous les quinze jours. »
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1« L’Appel des 327 de Perspectives algériennes », Le Matin d’Algérie, 9 mars 2020.