Le 10 juin 2014, Mossoul tombait aux mains de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL). Alors que quarante jours plus tard, le samedi 19 juillet, la période de deuil s’achève pour les familles de ceux qui ont péri à cette date, la grande ville autrefois cosmopolite du nord irakien sombre pour de bon avec l’expulsion de ses derniers habitants chrétiens. Acculés à quitter leurs foyers sous peine de devoir payer une taxe vexatoire ou d’être massacrés s’ils ne se convertissent pas à l’islam, ils fuient vers le nord et les territoires sous contrôle kurde. Sans espoir de retour, les chrétiens mossouliotes mettent fin dans l’effroi à une présence vieille de 19 siècles, tandis que dans les quartiers chiites de Bagdad, une série de sept attentats commandités par l’EIIL tue 24 personnes. Au cours des semaines précédentes, de l’autre côté de la ligne de terre remblayée qui séparait il y a deux mois encore l’Irak de la Syrie, c’est toute la province de Deir ez-Zor qui est conquise par l’EIIL. Ses richesses pétrolières rejoignent le butin du califat proclamé le 29 juin dernier sous le nom d’« État islamique ». Plus loin encore vers l’ouest, à proximité des sites antiques de Palmyre, le gisement gazier de Shaer passe sous contrôle de ses hommes, après que ces derniers ont abattu au combat ou exécuté sommairement 270 membres des forces de sécurité syriennes.
Abou Moussab Al-Zarkaoui, le chaînon manquant
Au tournant de cet été brutal, l’État islamique s’est taillé une place pérenne dans la géographie bousculée du Proche-Orient, dans l’histoire de ses hantises, dans l’inventaire de ses monstres. Cela fait pourtant plus de 10 ans que ses prédécesseurs successifs occupent la scène irakienne. Le 26 février 2003, très loin de Mossoul et avant même la chute de Saddam Hussein, le Jordanien Abou Moussab Al-Zarkaoui, futur inspirateur de l’État islamique, était présenté par le secrétaire d’État américain Colin Powell devant le Conseil de sécurité des Nations unies. Révélé à l’opinion internationale — sur la base de renseignements fallacieux — comme le chaînon manquant entre le régime de Saddam Hussein et Al-Qaida, l’homme dont l’existence devait contribuer à justifier l’intervention des États-Unis en Irak n’est alors qu’un militant de troisième rang du djihad global. Chassé d’Afghanistan, où il séjournait depuis 1999, par la chute du régime des talibans, Al-Zarkaoui, qui n’entretient que des relations distantes avec l’organisation d’Oussama Ben Laden, s’est réfugié dans les zones grises séparant l’Iran du Kurdistan irakien. En compagnie de quelques fidèles, il attend des jours meilleurs auprès du groupe djihadiste Ansar al-Islam avant que la prestation de Powell à New York ne donne naissance à un mythe auquel il s’attachera bientôt à donner corps, posant les toutes premiers jalons du califat à venir.
La carrière d’Al-Zarkaoui et la préhistoire de l’État islamique ressemblent en effet à une étrange prophétie autoréalisatrice. Justifiée par la présence hypothétique de djihadistes dans l’Irak de Saddam, l’intervention américaine leur donne accès aux régions sunnites d’Irak dont ils étaient auparavant absents. Dès le mois d’août 2003, le réseau d’Al-Zarkaoui, alors appelé Jamaat al-Tawhid wal Djihad ou JTD (l’« Organisation pour le monothéisme et la guerre sainte »), orchestre ses premiers attentats, contre le quartier général de l’ONU d’abord puis, quelques jours plus tard, contre une mosquée chiite de Bagdad, assassinant par la même occasion l’ayatollah Muhammad Bakir al-Hakim. Dans les années qui suivent, les attaques attribuées au réseau d’Al-Zarkaoui se multiplient, provoquant la mort de centaines de personnes. Si certaines sont avérées, il bénéficie de l’effet grossissant de la propagande américaine pour laquelle il continue de jouer un rôle précieux : après avoir servi de prétexte à l’intervention de Washington en Irak, son importance est gonflée afin que l’opinion irakienne identifie l’insurrection sunnite, largement nationaliste, à un djihad apatride, porté par des individus déracinés comme le Jordanien Zarkaoui, lui même identifié à l’ennemi absolu de Washington, Ben Laden.
L’« ennemi proche » chiite
Ce n’est pourtant pas avant le mois d’octobre 2004 que le JTD fait allégeance à Ben Laden, devenant ainsi Al-Qaida en Mésopotamie. Al-Zarkaoui conserve cependant une réelle autonomie opérationnelle et idéologique qui trouve sa source dans des différends anciens entre les deux hommes. Alors que Al-Qaida prône la lutte contre « l’ennemi lointain » — les États-Unis et l’Occident —, Al-Zarkaoui se concentre sur « l’ennemi proche », les régimes arabes séculiers, et surtout les chiites au pouvoir à Bagdad depuis la chute du précédent régime et dont il importe de toucher des cibles civiles et symboliques. La revanche annoncée de ces derniers est en effet censée souder les rangs sunnites. Aussi, à la guerre sainte déterritorialisée de Ben Laden, Al-Zarkaoui préfère le contrôle effectif sur des territoires arrachés à la souveraineté d’États faillis, en proie à des tensions confessionnelles, où les djihadistes pourront imposer leur nouvel ordre grâce à leurs institutions propres.
C’est précisément cette logique qui préside à la création de l’État islamique en Irak (EII), fondé en octobre 2006, soit quatre mois après la mort d’Abou Moussab Al-Zarkaoui dans une attaque ciblée des forces américaines. Résultant d’une alliance entre Al-Qaida en Mésopotamie et d’autres groupes djihadistes locaux, la nouvelle structure accorde une place plus importante aux Irakiens qu’aux djihadistes internationaux et comporte des institutions censées servir à l’exercice d’une gouvernance. Cette évolution accompagne les violences confessionnelles à outrance déclenchées dans les derniers mois de l’ère Zarkaoui, avec notamment l’attentat contre la mosquée dorée de Samara en février 2006 qui contribuera à des représailles extrêmement brutales des milices chiites sur les populations sunnites, selon la logique d’affrontement confessionnel qui est censé aboutir au regroupement des différentes composantes de l’insurrection autour de l’EII. Cependant, dès 2007, le renforcement rapide de la présence militaire américaine alliée à la politique de clientélisation des groupes armés sunnites par les forces d’occupation bouleverse les plans des djihadistes irakiens.
Retrait américain et conflit syrien
En armant et en finançant des milices tribales sunnites et certains groupes insurgés regroupés au sein des milices dites de la Sahwa (« le réveil »), Washington parvient à rallier une partie conséquente de la mouvance sunnite à la lutte contre l’EII. Cette politique porte ses fruits et permet un réel affaiblissement des djihadistes et une baisse conséquente du niveau de violence. Cependant, le retrait américain des villes à partir de 2009 se traduit par une reprise des attentats antichiites, et bientôt l’année 2011 se profile avec deux opportunités majeures pour l’EII : le retrait définitif des troupes américaines, prévu de longue date pour le mois de décembre, et la divine surprise de la guerre civile syrienne. Alors que les Sahwa en référaient directement au commandement américain en Irak, ce qui leur garantissait une certaine autonomie vis-à-vis d’un État central, le retrait les contraint à un tête-à-tête inconfortable avec le premier ministre chiite Nouri Al-Maliki, qui prend le contrôle de l’ensemble des appareils de sécurité officiels et poursuit sa politique de marginalisation des sunnites. La logique confessionnelle peut à nouveau jouer à plein et ce à la faveur de l’EII dont l’émir est depuis 2010 Abou Bakir Al-Baghdadi.
Dans la Syrie voisine, la dégradation de la révolution en guerre civile est une bénédiction pour l’EII. Misant sur une dérive confessionnelle du conflit, l’État islamique irakien fonde en janvier 2012 une branche syrienne, Jabhat Al-Nosra, qui prend une importance croissante dans l’opposition armée à Bachar Al-Assad. La montée des tensions confessionnelles à l’échelle de toute la région, entraînée par le conflit syrien, ainsi que les opportunités territoriales représentées par une situation de guerre civile, servent les ambitions historiques de l’EII. L’annonce de sa fusion avec le Front al-Nosra au sein de l’EIIL en avril 2013 est récusée par les djihadistes syriens qui en appellent à la médiation du leader d’Al-Qaida, Ayman Al-Zawahiri. Ce dernier tranche en faveur du Front Al-Nosra, désavouant en février 2014 l’EIIL d’Al-Baghdadi. La rupture avec Al-Qaida est alors consommée. Elle n’empêche pas l’EIIL de devenir l’une des plus puissantes factions du conflit syrien, d’éclipser le Front Al-Nosra et d’occuper des territoires à l’est et au nord de la Syrie (dont plusieurs points de contrôle à la frontière turque) et d’y faire régner sa loi, prenant pour capitale la ville septentrionale de Rakka en janvier 2014.
Ces évolutions sont concomitantes d’une dégradation considérable des rapports confessionnels en Irak. La marginalisation des sunnites s’accentue après le départ des troupes américaines. En 2012, dans l’ouest de l’Irak, ils entrent en insurrection contre un État irakien qu’ils perçoivent comme étant au service exclusif des ambitions des groupes chiites. Le travail mené par Washington à partir de 2007 est réduit à néant. L’EIIL, renforcé par ses succès syriens, prend progressivement la tête d’un mouvement sunnite composite mais uni sous sa bannière, malgré les importantes divergences idéologiques qui le traversent. Au premier semestre 2014, la province d’Anbar échappe au contrôle de l’État central tandis que l’EIIL avance dans les gouvernorats de Salahadine et Diyala. De part et d’autre de la frontière syro-irakienne prend ainsi forme un territoire en cours d’intégration, placé sous le contrôle de l’émir Al-Baghdadi. C’est cependant la prise de Mossoul, où l’EIIL et ses prédécesseurs jouissent d’une influence importante depuis leur éviction de l’ouest irakien après 2007, qui marquera le tournant décisif.
La déroute des forces de sécurité irakiennes a offert à l’EIIL — devenu État islamique dont l’émir s’est autoproclamé calife — un territoire lui permettant de se mettre en scène en tant qu’État légitime, mobilisant un imaginaire cartographique et homogénéisant sa gouvernance en Syrie comme en Irak tout en tenant compte de ses rapports avec les acteurs locaux. Issu d’une voie rivale de celle d’Al-Qaida depuis ses origines, l’État islamique devrait maintenant chercher à consolider son influence au delà du territoire qu’il contrôle. À mener en somme, comme tout État qui se respecte, une politique extérieure. Pour Romain Caillet, chercheur à l’Institut français du Proche Orient (IFPO) et consultant spécialiste des salafistes, « de la péninsule arabique au Maroc en passant par l’Algérie et le Sahel, toutes les branches régionales d’Al-Qaida devraient se trouver prochainement divisées par l’allégeance d’une partie de leurs membres à l’État islamique ». Entre enracinement institutionnel local et influence militante transnationale, l’État islamique ouvre une nouvelle ère dans le djihad global.
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