Diplomatie

De la France à la Suède, la Turquie traque les Kurdes

En raison du soutien supposé de la Suède et de la Finlande à la diaspora kurde, la Turquie s’est opposée avec virulence, en juin 2022, à l’adhésion de ces deux pays à l’OTAN. Et en France, les Kurdes ont régulièrement vu leur droit d’asile mis dans la balance dans les relations diplomatiques avec la Turquie.

Des centaines de Kurdes manifestent, le 9 janvier 2021 à Rennes, en mémoire des trois militantes kurdes assassinées à Paris en 2013 et contre le gouvernement turc
Loïc Venance/AFP

Lorsque la Suède et la Finlande manifestent leur souhait d’adhérer à l’OTAN au printemps 2022, dans le contexte de la guerre en Ukraine, Ankara pose d’emblée sur la table des négociations l’arrêt du prétendu soutien de ces deux pays nordiques au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et à son émanation en Syrie, le Parti de l’Union démocratique (PYD), composante essentielle des Forces démocratiques syriennes (FDS), qui ont lutté sur le terrain contre l’organisation de l’État islamique (OEI).

La Turquie leur a ainsi soumis une liste d’une trentaine de noms d’opposants politiques en exil, demandant à ce qu’ils soient extradés. Si rien ne figure dans l’accord signé le 28 juin 2022, Recep Tayyip Erdoğan, le président turc, s’est félicité de l’aboutissement des pourparlers, déclenchant un raz-de-marée de positions divergentes au sein du gouvernement suédois et provoquant une vive inquiétude dans la diaspora kurde européenne.

Une longue tradition de menaces

Dès les années 1990, la présence en Syrie d’Abdullah Öcalan, le très influent cofondateur du PKK, fait l’objet d’une crise diplomatique entre Damas et Ankara1. En 1998, le régime turc menace son voisin d’une offensive armée, masse des chars à la frontière turco-syrienne et exige l’extradition du leader kurde. Les autorités syriennes obtiennent de ne pas le livrer à la Turquie, mais de l’expulser dans un pays tiers.

Après avoir été chassé, sous pression d’Ankara, des pays où il s’était réfugié, Öcalan est finalement arrêté au Kenya par les services secrets turcs aidés par le Mossad israélien et la CIA. Il purge depuis une peine de détention à perpétuité dans l’île-prison d’Imrali. À l’époque de son arrestation, le message est clair : la Turquie sait se donner les moyens d’obtenir l’extradition des membres du PKK qu’elle traque.

Des bombardements militaires au chantage migratoire, en passant par le veto diplomatique, les stratégies turques évoluent suivant les circonstances et les moyens de pression dont elle dispose. L’objectif reste le même : obtenir l’appui de ses interlocuteurs dans la lutte contre le PKK. Le résultat aussi : nulle part, les opposants au régime se sentent en sécurité. Cette insécurité s’est traduite le 9 janvier 2013 par l’assassinat en plein Paris de Sakine Cansiz,cofondatrice du PKK, bénéficière de l’asile politique, de Fidan Dogan représentante du Congrès national du Kurdistan et de Leyla Söylemez qui, venue d’Allemagne, séjournait depuis peu en France. L’enquête sur leur assassinat perpétré par le service secret turc (MIT) se heurte toujours au mur du secret-défense en dépit des déclarations de Manuels Valls, alors ministre de l’Intérieur de François Hollande, promettant de faire toute la lumière sur ce drame.

Nicolas Sarkozy contre l’adhésion d’Ankara à l’Union européenne

Les relations de la France avec la Turquie sont un exemple frappant de rapports complexes entre politique, droit d’asile et puissance militaire et économique. En 2012, la Turquie était le cinquième débouché commercial de la France — et les ressortissants turcs à la cinquième place des nationalités auxquelles l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA) a accordé l’asile.

Malgré l’autorisation préfectorale des manifestations de soutien au PKK et l’alliance officielle avec le PYD dans le cadre de la coalition internationale de lutte contre l’OEI, des réfugiés politiques kurdes sont néanmoins poursuivis sur le territoire français pour des « activités en lien avec une entreprise terroriste ». Si, jusqu’au milieu des années 2000, la France a servi de base arrière aux activités politiques de la diaspora kurde, elle est devenue au gré des relations diplomatiques avec la Turquie une zone hostile pour ses activistes.

En janvier 2007, treize Kurdes de Turquie ont été interpellés en région parisienne dans le cadre d’une enquête pour financement du terrorisme, dont plusieurs figures importantes du PKK. Révélé par Wikileaks, un télégramme diplomatique émanant d’Ankara relate la satisfaction du ministère des affaires étrangères turques après cette arrestation2. Mais Patrick Devedjian, un proche du président de la République Nicolas Sarkozy, par ailleurs fervent défenseur de la communauté arménienne, annonce qu’il n’y aura pas d’extradition, puisque la Turquie n’est pas un pays démocratique. Une remarque jugée « scandaleuse » par Ankara, qui affirme que la priorité est d’encourager la France à procéder à des arrestations et que les militants du PKK « restent derrière les barreaux ».

Mais deux semaines plus tard, huit des treize interpellés sont libérés sous contrôle judiciaire. Il s’avère que plusieurs d’entre eux ont des liens étroits avec la Direction de la surveillance du territoire (DST) comme informateurs de ce service de contre-espionnage français3. Leur avocat s’interroge alors : « Brutalement, on criminalise leurs actions, alors que les services savent tout de leurs activités. Cela pose la question de l’utilisation à la carte de la DST et des Renseignements généraux, en fonction des agendas politiques ». Un agenda qui coïncide avec une campagne présidentielle marquée par le refus de Nicolas Sarkozy de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne (UE) ainsi que par des relations bilatérales houleuses déclenchées par la décision du gouvernement français de pénaliser la négation du génocide arménien. Loin d’être un fait divers, cette affaire illustre à quel point les membres de la diaspora kurde sont, toujours et partout, rattrapés par des enjeux diplomatiques qui dépassent leur propre lutte.

En 2008, des procureurs antiterroristes, des officiers de justice et des experts en matière d’extradition venus de plusieurs pays européens se retrouvent à Istanbul pour échanger sur leurs pratiques respectives et tenter de surmonter les obstacles à l’extradition de terroristes vers la Turquie. Cette dernière fournit en effet des renseignements concernant les membres actifs du PKK en Europe à plusieurs pays et se déclare « frustrée » de ne pas voir ces arrestations, pourtant menées avec son concours, suivies d’extraditions.

Tous les participants s’accordent à dire que « le bouclier de l’asile » est un véritable « obstacle à une extradition appropriée » et que le retrait de protection leur semble le moyen le plus pertinent pour le surmonter. Lors de cette réunion à huis clos, la France déplore qu’il n’y ait pas de moyens de contacter la Turquie de manière informelle pour vérifier l’authenticité des documents fournis par les demandeurs en amont de l’octroi de protection. Une pratique illégale qui n’empêche pas la Turquie et la France de trouver des solutions de rechange à l’extradition.

En 2011, les deux pays signent un vaste accord qui garantit une coopération entre les polices et gendarmeries turques et françaises, notamment dans les dossiers concernant l’immigration illégale, le blanchiment d’argent et le trafic de drogues. L’accord vise explicitement à lutter contre le PKK, et légitime les arrestations en France de membres suspectés de l’organisation kurde, à la demande de la Turquie.

De nombreuses interpellations ont précédé la signature de cet accord : 70 membres du PKK ont été arrêtés sur le sol français entre 2010 et 2011 et, selon le Conseil démocratique kurde en France (CDK-F), près de 700 personnes auraient été placées en garde à vue entre 2006 et 2012. Faute de ne pouvoir extrader les militants à qui elle a accordé l’asile, la France émet aussi, par le biais de l’OFPRA, davantage de refus de protection, retire la qualité de réfugié à ceux qu’elle arrête et use du droit administratif comme obstacle au séjour des membres du PKK qui vivent déjà sur le territoire.

Des alliances et dépendances complexes

En 2013, après le début de la guerre en Syrie, il devient compliqué pour la France, membre de la coalition qui lutte contre l’OEI aux côtés des FDS, de continuer à arrêter pour terrorisme des Kurdes sur son territoire, et ce malgré les pressions de la Turquie, qui menace régulièrement l’Europe d’ouvrir ses frontières aux 3,5 millions de Syriens qu’elle accueille. Dans ce contexte d’alliances et de dépendances contradictoires, la politique française se trouve, de l’aveu même du ministre de la défense du président François Hollande, Jean-Yves Le Drian, dans « une situation très compliquée, dans laquelle il faut assurer les Kurdes de notre soutien. (…) La Turquie a besoin d’un minimum de sécurité. Il en va aussi de la nôtre. Nous sommes sur une ligne de crête qui n’est pas simple »4.

Entre alliances et sous-traitance, la position de la France est devenue en effet très délicate. On observe alors une baisse significative des poursuites pénales contre les militants kurdes. Une situation qui perdure jusqu’en 2021, année de la désescalade et du rapprochement diplomatique entre le président français Emmanuel Macron, et le président turc, Recep Tayyip Erdoğan, après un an de relations particulièrement tendues à propos des dossiers libyen et syrien, des positions antagonistes de Paris et Ankara sur la querelle gréco-turque en Méditerranée orientale comme sur le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Et la place de l’islam en France fait également partie de la longue liste de sujets qui divisent et provoquent le courroux d’Erdoğan.

La reprise de la politique du troc

Début mars 2021 néanmoins, les deux chefs d’État réaffirment leur engagement à coopérer dans la lutte contre le terrorisme. Une annonce suivie de près par un coup de filet policier opéré parmi les membres actifs des réseaux kurdes, et par une hausse des retraits de leur qualité de réfugiés politiques en raison de leur appartenance à une organisation terroriste. C’est pourtant leur appartenance ou leur soutien au PKK et les risques encourus en Turquie qui avaient conduit l’OFPRA à leur accorder l’asile.

Une situation ubuesque et symbolique de la politique de troc au cœur de laquelle se retrouvent les militants kurdes en France, instrumentalisés par cette dernière comme outil du rapprochement diplomatique avec la Turquie, et qui s’inscrit aussi dans une politique intérieure de plus en plus répressive. Le mois de mars 2021 a été suivi, en avril, de l’interpellation des réfugiés politiques italiens accusés d’avoir appartenu aux Brigades rouges en vue de leur extradition, et après un voyage du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin à Moscou, de l’expulsion de plusieurs Tchétchènes vers la Russie, où ils sont depuis portés disparus. Tous étaient de farouches opposants à Ramzan Kadyrov, l’implacable dictateur tchétchène. Les diplomaties occidentales, tout en affichant une opposition consensuelle, donnent des gages de coopération à la Turquie et à la Russie, en poursuivant leurs diasporas militantes sous couvert de lutte contre le terrorisme.

1Michel Gilquin, « Retour sur la crise turco-syrienne d’octobre 1998. Une victoire des militaires turcs », Cemoti, no. 33, 2002.

2Piotr Smolar, « La libération de huit Kurdes soupçonnés de liens avec la DST met à mal les services antiterroristes », Le Monde, 24 février 2007.

3Christophe Dubois, « Les militants kurdes informaient le contre-espionnage français », Le Parisien, 12 février 2007.

4Audition devant la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, 24 janvier 2018.

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