Parmi les histoires qui peuvent être considérées comme des « légendes urbaines » — partagées par de nombreuses personnes sans être vérifiées, fondées en partie sur des faits réels et donnant une explication sur le déroulement actuel des événements — du Proche-Orient contemporain, il y a celle du « pacte du Quincy », du nom du navire de guerre américain où Franklin Roosevelt, de retour de Yalta, a rencontré le premier roi d’Arabie saoudite, Abdel Aziz Al-Saoud, le 14 février 1945. Ce pacte, garantissant à la monarchie saoudienne une protection militaire en échange d’un accès au pétrole, aurait compris cinq points :
— Ibn Saoud n’aliénait aucune partie du territoire, les compagnies concessionnaires ne seraient que locataires des terrains ;
— la durée des concessions était prévue pour 60 ans. À l’expiration du contrat (en 2005 !) les puits, les installations et le matériel reviendraient en totalité à la monarchie. À l’échéance, le contrat aurait été prolongé pour une nouvelle période similaire ;
— par extension, la stabilité de la péninsule Arabique faisait partie des intérêts vitaux des États-Unis ;
— le soutien américain concernait non seulement sa qualité de fournisseur de pétrole à prix modéré mais aussi celle de la puissance hégémonique de la péninsule Arabique ;
— Washington garantissait la stabilité de la péninsule et plus largement de l’ensemble de la région du Golfe sous forme d’assistance juridique et militaire dans les contentieux opposant les Saoud aux autres émirats de la péninsule.
Cette version des événements est reprise d’auteurs en auteurs, dont certains très connus et réputés pour leur sérieux, et se retrouve sur différents sites internet. On peut parler ici d’un effet « Google », la vérité étant fondée sur la répétition et non sur la vérification des documents originaux. Pourtant, le contenu de la conversation du Quincy a été très tôt publié, une première fois de façon tronquée en 19481, une seconde fois en 1954 par celui qui a servi d’interprète à la rencontre, le ministre plénipotentiaire américain à Jeddah, William A. Eddy2. Le procès-verbal du même Eddy, authentifié par les deux parties, a été publié officiellement en 19693.
Ce qu’ils se sont vraiment dits
Les trois textes donnent pour l’essentiel les mêmes informations. La première question abordée a été celle des juifs de Palestine. Les deux chefs d’État sont plutôt d’accord en ce qui concerne les réfugiés juifs en Europe : on peut les réinstaller dans les pays de l’Axe qui les ont opprimés, ou en Pologne. Ibn Saoud marque que les Arabes sont prêts à mourir plutôt qu’à céder la Palestine. C’est alors que Roosevelt prend le seul engagement de la rencontre : le président souhaite assurer au roi qu’il ne fera rien pour aider les juifs contre les Arabes et ne mènera aucune action hostile au peuple arabe ; son assurance concerne non les débats de la presse et du Congrès, qu’il ne peut contrôler, mais sa propre politique en tant que chef de l’exécutif du gouvernement des États-Unis. On évoque ensuite la Syrie et le Liban. Les États-Unis feront tout en revanche pour que la France tienne ses engagements en ce qui concerne l’indépendance de ces deux pays. Enfin, les deux hommes s’accordent sur la nécessité de développer l’agriculture. On voit ici l’absence complète d’un « pacte du Quincy ».
En ce qui concerne la Palestine, Roosevelt avait bien envisagé une sorte de solution saoudienne durant la guerre, cependant cela a fait long feu et à bord du Quincy le président a senti la résolution arabe sur ce sujet. À son retour, il affirmera qu’il a davantage appris sur la Palestine en cinq minutes de la part d’Ibn Saoud que dans toute sa vie précédente ; son fidèle second Harry Hopkins notera qu’il a seulement découvert ce que tout le monde savait : que les Arabes ne voulaient pas un juif de plus en Palestine.
Harry S. Truman ne respectera pas l’engagement pris par son prédécesseur sur la Palestine, toutefois les États-Unis soutiendront la cause de l’indépendance de la Syrie et du Liban lors de la crise de juin 1945 à Damas.
Si les deux personnalités n’évoquent pas la question du pétrole, c’est que l’affaire a déjà été réglée. L’Arabie saoudite a accordé en 1933 des concessions pétrolières à la Standard Oil of California (Socal) qui a créé la California Arabian Standard Oil Company (Casoc). En 1936, la Socal s’est associé avec la Texaco au Moyen-Orient pour former la Caltex. La Casoc a trouvé du pétrole en 1938 et a créé un terminal pétrolier à Ras Tanura et une petite ville à Daran.
Le« corridor persan » et le pétrole
Les États-Unis établissent des relations diplomatiques avec l’Arabie saoudite en 1939, mais c’est le ministre américain en Égypte qui est accrédité. C’est durant la seconde guerre mondiale que Washington prend conscience de l’importance géopolitique de la péninsule Arabique. C’est à partir du Golfe que part le « corridor persan » qui alimente l’Union soviétique en armements américains à partir de 1942. La stabilité politique de l’Arabie saoudite devient un facteur stratégique, ce qui explique pourquoi le royaume bénéficie directement de la loi prêt-bail4 à partir de février 1943 (auparavant l’aide américaine passait par les Britanniques). En mars 1942, une légation permanente est établie à Jeddah. En avril 1944, Eddy en prend la charge. En septembre 1944, elle est rendue indépendante du Caire.
Progressivement, les Américains prennent conscience de l’importance des réserves pétrolières saoudiennes qui permettraient de ménager celles du continent américain après la guerre5. On envisage un moment une participation majoritaire directe de l’État américain dans le capital de la Casoc sur le modèle de la participation britannique dans l’Anglo-Iranian Oil Company (British Petroleum, BP), cependant les autres grandes compagnies pétrolières (les majors) s’y opposent. Il en est de même de la tentative de 1944 d’établir un cartel du pétrole du Proche-Orient contrôlé par les États-Unis et la Grande-Bretagne.
En revanche, la Casoc commence à s’autonomiser par rapport à ses compagnies mères Socal et Texaco. L’étape décisive est le changement de nom en janvier 1944 avec la création de l’Arab American Oil Company (Aramco). Significativement, on donne la priorité au terme arabe par rapport à l’usage inverse des Britanniques. Étant donné la nécessité d’engager des investissements considérables, les autres majors américaines entreront dans le capital de l’Aramco après la seconde guerre mondiale.
On n’a donc pas de trace écrite d’une quelconque discussion sur le pétrole à bord du Quincy, mais à dire vrai on ne voit pas pourquoi ils auraient évoqué le sujet qui était considéré comme réglé6.
Nouvelle donne géopolitique en 1945
Ce qui était implicite en février 1945 était la concurrence anglo-américaine qu’Ibn Saoud, en vieux roi rusé, savait attiser. Il avait laissé croire aux Américains que les Britanniques voulaient leur reprendre les concessions pétrolières et aux Britanniques que les Américains voulaient les chasser de la région. En fait, au début de 1945, la question essentielle était la transformation de Dahran en base militaire américaine, créant ainsi une présence militaire permanente et la fin du monopole militaire britannique déjà entamé par le corridor persan.
Au moment de Yalta, la préoccupation à long terme de la production pétrolière saoudienne paraît secondaire par rapport à la question géopolitique essentielle que tout le monde a oubliée depuis : le transfert de l’armée américaine d’Europe vers le Pacifique une fois la capitulation allemande obtenue. Des millions d’hommes avec leur matériel doivent traverser le Moyen-Orient pour participer à la bataille décisive contre le Japon. L’explosion de la première bombe nucléaire le 16 juillet 1945 changera la donne.
Les Saoudiens ont bien saisi l’importance qu’ils ont acquise pour les Américains. Le ministre saoudien des affaires étrangères, l’émir Fayçal (le futur roi) fait sa première visite aux États-Unis en novembre 1943 et insiste sur le danger d’encerclement du royaume que constituaient les projets hachémites d’unité arabe à partir de la Transjordanie et de l’Irak. On lui répond poliment que les Américains ne veulent pas s’impliquer dans les affaires arabes et que c’est aux Arabes de choisir librement leur destin.
Dans les mois qui suivent l’entrevue du Quincy, la diplomatie saoudienne continue de jouer sur la rivalité anglo-américaine, insiste sur le danger hachémite et marque sa préoccupation en ce qui concerne la Palestine. Elle obtient explicitement un engagement américain de ne pas s’ingérer dans les affaires intérieures saoudiennes en échange de la primauté accordée aux États-Unis dans les échanges entre l’Arabie saoudite et le monde extérieur (non arabe et non musulman)7.
La guerre froide fait de l’Arabie saoudite un allié sûr des États-Unis qui n’ont pas à craindre de la monarchie saoudienne un quelconque penchant vers l’Union soviétique. Là encore, le facteur géopolitique compte autant que la question pétrolière. C’est en 1950 que le royaume obtient l’engagement de Truman que les États-Unis sont intéressés à la préservation de l’indépendance et de l’intégrité territoriale de l’Arabie saoudite. Aucune menace pour le royaume ne pourra se produire sans être immédiatement un objet de préoccupation pour les États-Unis. C’est, en termes plus clairs, l’énonciation d’une garantie de sécurité américaine qui sera mise à l’épreuve durant la guerre du Yémen dans les années 1960 puis en 1990.
Bail renouvelable tous les soixante ans
L’entrevue du Quincy est devenue le symbole des relations américano-saoudiennes. On la ressort à chaque occasion de rencontre entre les deux pays. Ce qui a probablement relancé le mythe est la rencontre entre le président George W. Bush et le prince héritier Abdallah, le 25 avril 2005 à Crowford au Texas. Le communiqué commun commençait par rappeler qu’il y a soixante ans il y avait eu l’entrevue du Quincy : « En six heures, le prédécesseur du président Bush et le père du prince héritier avaient établi un lien personnel fort qui a donné le ton à des décennies de relations fortes entre les deux nations. » C’est de là probablement que vient l’idée d’une sorte de bail renouvelable tous les soixante ans.
Le pacte du Quincy est une légende urbaine qui résume à une seule entrevue plusieurs décennies de relations arabo-saoudiennes, bien plus complexes qu’on ne le pense de l’extérieur8. S’il énonce le fondement des relations des États-Unis avec la péninsule Arabique, il omet le contexte de février 1945 avec la fin de la guerre en Europe, la poursuite de la guerre dans le Pacifique et les chamailleries anglo-américaines à un moment où l’on ne pense pas encore à la guerre froide.
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1Robert E. Sherwood, Roosevelt and Hopkins, an intimate History, New-York, Harper and Brothers, 1948 ; p. 871-872.
2F.D.R. Meets Ibn Saud, American Friends of the Middle East, 1954 ; p. 33-37. L’interprète devait s’agenouiller devant le roi, ce qui était interdit à un diplomate. Roosevelt a donc relevé Eddy de ses fonctions diplomatiques pour la durée de l’entretien.
3Foreign Relations of United States, 1945, VIII, p. 2-3. Washington, 1969.
4NDLR. La loi prêt-bail (Lend-Lease) votée en 1941 autorise le président des États-Unis à « vendre, céder, échanger, louer, ou doter par d’autres moyens » tout matériel de défense à tout gouvernement « dont le Président estime la défense vitale à la défense des États-Unis. »
5Livre essentiel, Irvine H. Anderson, Aramco, The United States and Saudi Arabia, A Study of the Dynamics of Foreign Oil Policy, 1933-1950, Princeton University Press, 1981.
6Plusieurs auteurs évoquent des discussions qui auraient été tenues sans procès-verbal, cela semble cependant être de la reconstruction intellectuelle puisque rien de tel ne figure dans les sources et que de toute façon ce qui compte est la trace écrite.
7Sur la réalité des relations américano-saoudiennes, voir le livre dévastateur de Robert Vitalis, America’s Kingdom, Mythmaking on the Saudi Oil Frontier, Verso, 2009.
8Voir Rachel Bronson, Thicker than Oil, America’s uneasy Partnership with Saudi Arabia, Oxford University Press, 2006.