Débat à Téhéran sur le conflit syrien

Sur fond de rivalité entre l’Iran et l’Arabie saoudite · En Syrie, les rapports de force sur le terrain dépendent beaucoup du soutien des acteurs régionaux : l’Iran et les monarchies arabes. La nouvelle politique du président Hassan Rohani pour résoudre la crise du nucléaire et normaliser les relations avec les États-Unis pourrait changer la donne et modifier ces rapports de force. À Téhéran, le débat est de plus en plus explicite entre ceux qui pensent que la puissance rivale est désormais l’Arabie saoudite et les plus radicaux qui continuent de donner la priorité à la lutte contre les États-Unis et Israël.

Hassan Rohani lors de sa première conférence de presse.
Photo Meghdad Madadi sur le site officiel d’Hassan Rohani.

Du point de vue militaire, le drame syrien est un « conflit de basse intensité », tuant civils, société, économie et villes, mais sans que cela n’affecte vraiment les grands équilibres internationaux ou régionaux. Certes, mille forces interfèrent dans ce drame. Mais ne sous-estime-t-on pas le rôle de l’Iran et de l’Arabie, dont la rivalité est depuis peu accentuée par le processus de la normalisation des relations entre Téhéran et les pays occidentaux, au grand dam de Riyad, des pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) et d’Israël ?

La guerre Irak-Iran (1980-1988) fut la première confrontation indirecte entre la jeune République islamique d’Iran et les monarchies arabes voisines, dont la plupart, hormis l’Arabie saoudite, étaient indépendantes depuis moins de dix ans. Aujourd’hui, la Syrie est devenue le champ de bataille des fantômes de la guerre froide, mais surtout de la rivalité de puissances régionales émergentes : l’État iranien, avec sa spécificité historique, chiite et républicaine, et l’État saoudien (suivi de gré ou de force par les autres monarchies arabes) avec sa spécificité monarchique, pétrolière et sunnite.

Pour Riyad, il faut mettre en place un système d’encerclement et de contrôle de l’Iran au moment où les États-Unis se retirent de la région. Alors que la priorité pour l’Iran est d’empêcher que le conflit syrien ne vienne perturber, ou même faire échouer la politique menée par le nouveau président Hassan Rohani : normalisation avec les pays occidentaux et négociations sur le contentieux nucléaire. En Iran, le débat est de plus en plus ouvert entre « islamistes » et « modérés ». Les premiers, Gardiens de la révolution et religieux radicaux, sont réticents à une ouverture trop rapide vers l’Occident et à des concessions sur le nucléaire. Ils donnent la priorité au soutien à Bachar Al-Assad et au Hezbollah, ainsi qu’à la lutte contre Israël. Les seconds privilégient la normalisation économique, la levée des sanctions et la reprise des relations diplomatiques avec USA. Pour eux, la guerre en Syrie est un fardeau. Mais il y a consensus sur le blocage de l’avancée saoudienne et la « menace d’encerclement » de l’Iran.

Face à Riyad et aux djihadistes

L’aide de la République islamique au gouvernement de Damas s’inscrit d’abord dans le cadre d’une alliance militaire, économique et politique héritée de la guerre Irak-Iran et de l’invasion du Liban par Israël en 1982. Cette alliance avait permis à l’Iran d’ouvrir un second front contre Israël, mais surtout contre les forces occidentales qui soutenaient l’Irak. La dimension idéologique du soutien iranien à la Syrie des Assad est évidente, pour appuyer le Hezbollah chiite et renforcer le front du refus face à Israël, mais la politique iranienne ne s’est jamais réduite au chiisme et a toujours pris en compte la défense de ses intérêts nationaux. Pendant deux décennies, la Syrie et l’Iran ont donc construit des relations politiques, économiques et culturelles solides. La Force Al-Qods des Gardiens de la révolution1 a donc immédiatement renforcé son action en Syrie, pour défendre leur allié et préserver leurs liens avec le Hezbollah. Lors de la mise à sac de l’ambassade britannique en novembre 2011, les manifestants criaient leur soutien au « nouveau djihad contre les sionistes en Syrie »…

Pour les factions radicales du gouvernement de Téhéran, ce soutien à la Syrie offrit en outre une occasion de revivifier la dimension islamique d’une politique iranienne qui semblait s’orienter vers plus de pragmatisme, ou même d’ouverture à l’Occident. Mahmoud Ahmadinejad avait en effet apporté son soutien à son allié Bachar Al-Assad mais critiqué sa brutalité et pris quelques contacts avec les rebelles, pour éviter d’être pris au dépourvu en cas d’effondrement du régime de Damas. Sous l’influence du ministère des affaires étrangères, Téhéran refusait en outre l’envoi de troupes au sol et soutenait les efforts diplomatiques du représentant de l’ONU Lakhdar Brahimi pour trouver au plus vite un accord politique durable, et éviter que le pouvoir à Damas ne tombe entre les mains des Saoudiens.

La prudence de cette première phase a vite été dépassée par les conséquences du soutien — verbal, mais alors plein de promesses, des Français et des Américains aux rebelles. Si les premiers cherchaient en priorité à soutenir un futur pouvoir démocratique qui ne gêne pas trop Téhéran, les seconds visaient d’abord à faire tomber le régime de Bachar, afin de rompre « l’arc chiite » qui était considéré comme l’axe prioritaire de la politique de la République islamique. En finir avec Bachar Al-Assad ferait tomber du même coup la République islamique qui menace Israël. Cette priorité de l’objectif iranien a été rappelée à de multiples reprises par les néoconservateurs américains comme John Bolton.2 Plus nuancé, Laurent Fabius, au printemps 2013, ne souhaitait pas que l’Iran participe aux négociations de Genève 2, car il craignait que Téhéran n’échange son soutien à la paix en Syrie contre des concessions sur le nucléaire. Peu importait la Syrie, le but ultime du conflit était l’Iran.

La rivalité Iran-Arabie saoudite s’est ainsi emparée du conflit syrien. Le Qatar, et surtout l’Arabie et ses alliés des monarchies arabes sunnites ont bien volontiers remplacé les pays occidentaux qui se refusaient à apporter un soutien militaire aux rebelles, en combattant le pouvoir de Damas et l’« expansionnisme iranien et chiite ». Les combattants djihadistes se sont ainsi très vite imposés sur le terrain, aux dépens des forces démocratiques. Pour Téhéran, la perspective de voir tomber Damas aux mains d’un gouvernement sunnite wahhabite était inacceptable, car cela affaiblissait ses moyens contre Israël, mais surtout risquait de déstabiliser l’Irak. Le souvenir des huit années de guerre a ainsi provoqué en Iran un consensus national, non pour soutenir le régime de Bachar Al-Assad considéré comme irrécupérable, surtout après l’usage des armes chimiques, mais pour mettre en place à Damas un pouvoir « neutre » qui ne soit pas « wahhabite ».

La menace — l’obsession — de l’encerclement par des forces hostiles est l’un des fondements de l’identité nationale iranienne depuis la fondation de l’Iran moderne au XVIe siècle. Téhéran craint donc que le retrait américain d’Irak et d’Afghanistan n’aboutisse à un renforcement du pouvoir politique et militaire de l’Arabie saoudite, surtout si les talibans reprenaient le pouvoir à Kaboul. Le renversement de Mohamed Morsi en Égypte et le soutien de l’Arabie au régime militaire du général Abdel Fatah Al-Sissi, puis le retrait des djihadistes de la Coalition nationale syrienne (CNS), ont renforcé la crainte iranienne du complot saoudien. Dans les médias comme dans les sermons, les religieux et hommes politiques iraniens dénoncent, sans les citer nommément, l’action des « forces étrangères » qui soutiennent les djihadistes (appelés takfiri — les apostats ) — et les « crimes commis par les Américains et Israël dans la région ».

Divisions au sein de la République islamique

La guerre de Syrie est ainsi devenue un enjeu majeur, mais non contrôlé, qui embarrasse l’Iran au moment où l’élection de Hassan Rohani ouvre des perspectives de normalisation internationale et de règlement du conflit sur le nucléaire. L’Iran est donc contraint de renforcer son aide au gouvernement de Damas, avec notamment l’intervention du Hezbollah, pour honorer ses alliances et son passé, et de contenir l’expansion saoudienne. Mais il doit trouver en même temps les moyens de se retirer au plus vite d’un conflit sans issue qui pourrait faire échouer la nouvelle politique d’ouverture du nouveau gouvernement iranien, soutenue par le Guide Ali Khamenei.

L’actualité médiatique iranienne est dominée par les négociations en cours sur le nucléaire, mais la guerre en Syrie est de plus en plus utilisée par les factions radicales et islamistes pour contester la politique d’ouverture et de modération de Hassan Rohani. Le général Ghassem Soleymani, commandant de la Force Al-Qods, déclarait le 4 septembre : « nous soutiendrons la Syrie jusqu’au bout », tandis qu’ Alaeddine Boroujerdi, vice-président du parlement, apportait le 22 octobre son soutien « à la nation et au gouvernement syriens qui sont sur le front de la résistance contre l’agression étrangère ».

La majorité des forces politiques a cependant une autre analyse. Le site Internet du journal modéré Mardom Salari (3 septembre) explicitait les bases d’une nouvelle politique iranienne soutenant non plus la personnalité discréditée de Bachar Al-Assad, mais un pouvoir de compromis. Dans le quotidien Bahar du 12 octobre 20133, le président syrien était comparé à Saddam Hussein, tandis que Jomhuri eslâmi 4 invitait à « résoudre les tensions avec l’Arabie par la négociation » et à « considérer l’Arabie comme un rival et non plus un ennemi ». Face à la montée des djihadistes et sur le dossier des armes chimiques, Téhéran a une position paradoxalement comparable à celle de la France. On a conscience en Iran que le soutien traditionnel à Damas est une cause perdue, un piège dangereux dont il faut sortir au plus vite, mais pas à n’importe quel prix.

La rivalité entre l’Iran et l’Arabie risque pourtant de se radicaliser depuis que les États-Unis ont décidé de normaliser — progressivement — leurs relations avec l’Iran. La conversation téléphonique entre les deux présidents semble avoir marqué un point de non-retour dans ce long processus qui finira par rééquilibrer les forces en faveur de l’Iran et aboutir à deux gendarmes pour un seul Golfe, plus persique que jamais. L’Arabie, les monarchies arabes et Israël n’ont plus le monopole des faveurs des pays occidentaux. Le coup d’éclat de l’Arabie saoudite refusant de siéger au conseil de sécurité de l’ONU semble traduire ce désarroi. En tant que membre du conseil, Riyad aurait été conduite à inciter les puissances étrangères qui participent à la guerre, sans accord ni mandat international, à cesser leur aide. L’Iran serait concerné, mais l’Arabie elle-même aurait été obligée de dévoiler son soutien actif aux djihadistes en Syrie et d’abandonner sa politique traditionnelle de discrétion et d’actions feutrées. Une confrontation directe avec l’Iran est trop difficile et aléatoire, mais un conflit de basse intensité en Syrie…

Hassan Rohani a toujours déclaré que la priorité de sa politique extérieure serait le renforcement des liens avec l’Arabie, dans la continuité de la politique menée par les présidents Hachemi Rafsanjani puis Mohammad Khatami mais interrompue par Ahmadinejad. Il a pourtant décliné l’invitation du roi d’Arabie à participer au hajj (le pèlerinage de la Mecque), ce qui traduit la complexité des relations entre ces deux puissances émergentes de la région qui s’affrontent en Syrie et peut-être demain en Afghanistan.

Le pire est-il toujours le plus probable ? Peut-être pas. Les États-Unis et l’Union européenne sont impuissants ou incapables sur les terrains afghan, irakien ou syrien, mais ne manquent pas de moyens de pression pour favoriser sinon la coopération, du moins la coexistence pacifique entre, non pas les sunnites et les chiites, mais deux États dont la nature a profondément changé depuis trente ans.

1Forces spéciales des Pasdaran, les Gardiens de la révolution, nommée d’après l’appellation de Jérusalem en arabe, Al-Qods.

2Ancien sous-secrétaire d’État de George W. Bush, il a été ambassadeur des États-Unis à l’ONU. C’est un des militants les plus radicaux des néoconservateurs contre l’Iran. Il était (et reste) favorable à l’invasion de l’Iran, ou au moins à des bombardements massifs.

3Quotidien « modéré » qui soutient la diversité politique en Iran et le président Rohani.

4Jomhuri eslâmi a été créé après la révolution islamique, c’est l’organe quasi officiel des religieux, du clergé. Il est conservateur en matière de société, mais rationnel : la dimension islamiste est forte, mais n’est pas toujours la priorité quand les enjeux nationaux sont urgents. Son analyse du dilemme syrien montre bien le consensus nationaliste qui s’est cristallisé sur l’enjeu de la prise de pouvoir à Damas par les djihadistes.

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