Débat en Iran sur l’avenir de l’Afghanistan

À la veille du retrait de l’Afghanistan des forces militaires de la Force internationale d’assistance et de sécurité (FIAS), qui opère sous l’égide de l’OTAN depuis 2003, la recherche d’une solution régionale rend nécessaire la compréhension des relations entre l’Afghanistan et l’Iran.

Le président afghan Hamid Karzai et le secrétaire général de l’OTAN, Anders Fogh Rasmussen.
Blueclic.com/G. Miclotte/OTAN, 23 avril 2013.

Les relations entre l’Iran et l’Afghanistan sont d’abord déterminées par des facteurs politiques et de sécurité plutôt que par des considérations religieuses ou culturelles. En effet, sur le plan religieux, l’influence de Téhéran en Afghanistan est limitée par les fractures entre sunnites et chiites, et aussi par la volonté d’une partie significative de la communauté hazara, majoritairement chiite et historiquement proche de l’Iran, de préserver de bonnes relations avec les pays occidentaux. Dans sa majorité, elle exprime à la fois une volonté d’autonomie vis-à-vis de la République islamique et une ambition d’apparaître comme la communauté la plus progressiste d’Afghanistan, en particulier en ce qui concerne l’éducation des femmes. Cette dimension politico-religieuse a une importance significative, en raison de la nature théocratique du régime iranien qui présente un modèle de fusion du politique et du religieux peu adapté aux réalités afghanes, où les chiites sont une minorité. Cependant, les acteurs locaux tadjiks ou afghans persanophones peuvent profiter d’opportunités offertes par l’Iran, par exemple pour obtenir des diplômes de doctorat sans pour autant adhérer aux valeurs de la Révolution islamique.

Les Gardiens de la révolution et le gouvernement Rohani

De manière générale, en Afghanistan, l’Iran est perçu comme une puissance hégémonique dont la politique est déterminée non pas par le gouvernement officiel mais par les pasdarans — les Gardiens de la révolution. Il existe une certaine exagération quant aux objectifs de l’Iran en Afghanistan, qui seraient d’abord de défier les États-Unis et non pas de promouvoir des relations de bon voisinage. Il est vrai que, un an après l’élection du président modéré Hassan Rohani en Iran en juin 2013, le bilan de son administration en matière de politique régionale est mitigé. La raison est à chercher à la fois dans les contraintes politiques internes liées à la prééminence du Guide de la Révolution, l’ayatollah Ali Khamenei, dans l’architecture politique de la République islamique, mais aussi à cause de contraintes externes (embargo, stratégie de containment de l’Occident). S’agissant de la politique afghane ou, plus largement, des relations au sein du triangle géopolitique persanophone (Iran, Afghanistan, Tadjikistan), l’alternance politique en Iran n’influe qu’à la marge sur les relations entre ces trois pays.

L’innovation principale de la présidence Rohani est la volonté affichée de rééquilibrer les objectifs diplomatiques de Téhéran : donner la priorité aux intérêts économiques nationaux par rapport aux ambitions nucléaires. À la suite de l’accord intérimaire de Genève d’octobre 2013, il y a deux grilles de lecture sur l’évolution des rapports de force au sein du régime. Selon la première hypothèse, la recherche d’un compromis entre Rohani et les pasdarans sur le nucléaire est un obstacle durable à la capacité de l’État à « modérer » les stratégies poursuivies par les pasdarans dans le « Grand Moyen-Orient » (de l’Afghanistan au Liban). Selon la seconde vision, au contraire, la conclusion d’un accord nucléaire renforcerait le ministère des affaires étrangères comme principal centre de décision en matière de politique étrangère.

S’agissant de la politique afghane, cette question du contrôle par l’État du corps des Gardiens de la révolution est importante, car ce sont ces derniers qui ont la charge de la gestion de la frontière orientale du pays. En ce qui relève de la relation entre l’Iran et le Tadjikistan, la question de la participation de Téhéran à une alliance « anti-hégémonique » en Asie centrale aux côtés de Moscou et de Pékin se pose1.

Le rapprochement avec l’Occident en question

La perspective d’un accord entre l’Iran et le groupe des « 5+1 » peut avoir un impact alors que l’on observe « un réalignement des intérêts occidentaux et iraniens signifiant que les conditions sont réunies pour une stabilisation, du Liban jusqu’à l’Afghanistan »2. En effet, dans cette zone de crise, l’Iran et l’Occident luttent de concert contre le retour des talibans en Afghanistan et la montée en puissance de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) — devenu l’État islamique —, ainsi que contre le trafic de drogue. Pour autant, selon la perspective dominante à Kaboul, le soutien de Téhéran à la stabilisation du pays après 2014-2016 n’est qu’une ruse diplomatique, car son véritable but serait de défier l’OTAN et de faire ressentir aux forces armées occidentales la « douleur » de leur présence dans des régions frontalières de l’Iran. Cette perception est particulièrement prégnante chez les responsables politiques et les universitaires pachtounes.

À l’appui de cette théorie, on cite le soutien financier des Gardiens de la révolution à des combattants talibans dans les provinces frontalières de l’Iran, tout comme Téhéran financerait des combattants afghans chiites en Syrie3. L’Iran ne serait donc présent en Afghanistan que pour défier les Américains sur son flanc oriental et non pour travailler à la stabilisation du pays. Malgré ces contradictions internes, il est plus facile d’instaurer un dialogue avec la République islamique qu’avec des groupes djihadistes sunnites qui profitent de la déliquescence des États afghan, irakien ou syrien.

Conservateurs et réformistes : deux visions opposées

Les contradictions dans la politique afghane de Téhéran s’expliquent par le débat qui divise les élites politiques iraniennes entre, d’un côté, les conservateurs idéologues et, de l’autre, les pragmatiques, les réformistes ou ceux que l’on appelle les « partisans de la modération ». Pour les premiers, la présence de forces armées occidentales aux frontières de l’Iran est une menace pour sa sécurité nationale. En effet, selon eux, il existe une stratégie militaire de l’OTAN d’encerclement de l’Iran, sur les frontières ouest et est. Cette vision très largement paranoïaque ne tient pas compte des innovations diplomatiques de l’administration Obama, notamment de l’affaiblissement des néoconservateurs américains au profit des réalistes et des isolationnistes dans la mise en œuvre de la politique étrangère américaine.

Pour les Gardiens de la révolution et le corps des Bassidjis4, la présence militaire américaine est une menace existentielle pour la survie de la Révolution islamique. Dans leur discours idéologique, ils dénoncent le « colonialisme » de l’OTAN qui, outre la présence de ses forces militaires, vise à imposer la domination culturelle de l’Occident sur le monde musulman. Le rejet de ce que certains analystes iraniens nomment une « OTAN culturelle » a un écho certain en Afghanistan en raison de l’impopularité de l’intervention militaire de l’OTAN en Afghanistan. Le président afghan Hamid Karzaï a ainsi repris certains éléments de langage du discours de ces forces5.

Cette vision idéologique n’implique pas pour autant que le départ des troupes de l’OTAN n’aura pas des effets négatifs aux yeux de ces courants, les plus radicaux de la République islamique. En dépit d’informations non vérifiées sur la livraison d’armes iraniennes à des groupes proches des talibans, force est de constater que les Gardiens de la révolution affrontent les djihadistes sunnites au Liban et en Syrie, mais aussi sur la frontière avec l’Afghanistan et le Pakistan où ils sont en première ligne pour lutter contre les trafiquants de drogue et la contagion de l’instabilité afghane. Il y a donc de leur part une perception contradictoire du rapport aux forces de l’OTAN.

Pour les pragmatiques, l’Afghanistan est au contraire un dossier devant permettre la normalisation des relations avec l’Occident sur la base des intérêts communs aux deux parties. Les modérés iraniens ont ainsi pris en compte cette volonté américaine de limiter toute intervention directe dans le règlement des crises du Grand Moyen-Orient pour privilégier une stratégie d’influence à travers des acteurs locaux. Ils sont également favorables à un rapprochement tactique avec les États-Unis lorsqu’il existe des intérêts communs, qu’il s’agisse de l’Irak (contre l’État islamique) ou de l’Afghanistan (contre les talibans). Reste à savoir de quel côté le Guide suprême penchera pour savoir si l’Iran pourra devenir un facteur de stabilité en Afghanistan après le retrait des forces armées occidentales.

1Sur cette question, voir René Cagnat, « Où va l’Asie centrale ? Entre Chine, Russie et Islam », Diploweb, 1er juin 2014 (consulté le 6 septembre 2014).

2Entretien avec un ambassadeur occidental, à Douchanbé, 17 avril 2014.

3Dans les deux cas, l’Iran assure une résidence sur son territoire à la famille du combattant. Pour se battre en Afghanistan, en particulier dans la province centrale de Wardak, le salaire est de 100 dollars par mois ; pour se battre en Syrie il s’élève à une somme de 400 à 500 dollars par mois. Entretien à Kaboul avec David Lloyn, correspondant de la BBC en Afghanistan, le 4 août 2014.

4NDLR. Force paramilitaire iranienne fondée par l’ayatollah Khomeini en novembre 1979 et constituant actuellement une branche des Gardiens de la Révolution.

5Hamid Karzaï, « Les Américains agissent en puissance coloniale », Le Monde, 10 décembre 2013 (consulté le 6 septembre 2014).

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