Si les forts soupçons de fraude au moment du référendum du 16 avril 2017 n’ont pas retenu l’attention des partisans du Parti de la justice et du développement (AKP), on ne peut en dire autant des résultats. Le projet présidentialiste de Recep Tayyip Erdogan l’a emporté par une très fragile majorité. La victoire du non dans des grandes villes comme Ankara et Istanbul (à mairie AKP) n’a fait qu’attiser le malaise. Le besoin d’y remédier en vue des prochaines élections régionales, législatives et présidentielles de 2019 s’est traduit par un enchevêtrement de divers débats. Deux positions internes implicites s’en sont dégagées.
D’un côté se trouvent les défenseurs d’une ligne plus modérée, jugeant que les résultats du référendum appelaient à une révision de la politique de polarisation culturelle religieuse, de criminalisation de l’opposition, de chasse au « traître ». Ces modérés prônent aussi un redressement des rapports avec l’Occident, accompagné de mesures démocratiques à l’intérieur du pays. Ce front critique rassemble aussi bien des islamistes en désaccord avec le tournant autoritaire, comme l’ancien président de la République Abdullah Gül et l’ex-premier ministre Ahmet Davutoglu, que des membres de la droite traditionnelle (conservatrice, mais laïque) qui ne se reconnaissent plus dans le projet d’Erdogan. Ces deux secteurs sont nostalgiques de la première période de l’AKP, où dominaient des objectifs autres que le sultanat d’Erdogan. D’autre part, l’effacement de la cause islamique devant le seul objectif de l’ascension d’Erdogan a aussi poussé divers cercles islamistes plus radicaux dans le camp des contestataires.
Le camp adverse est celui des reisçi (lire « réyistchi »), les fervents défenseurs du Reis (raïs). Concernant le référendum, ils mettent l’accent sur la victoire d’Erdogan et de la « volonté nationale » face aux conspirations ourdies, selon eux, par les puissances occidentales (comme la tentative putschiste de 2016). La chute du nombre de voix est interprétée dans un cadre d’analyse basé sur le concept de trahison. Une jeune reisçi bien connue sur les réseaux sociaux et proche de l’appareil du parti nous a confié :
Le parti n’a pas travaillé. Les partisans dissimulés du non, comme les équipes de Davutoglu et de Gül, y sont encore influents. On parle de 120 députés ayant téléchargé Bylock, l’application de communication utilisée par la confrérie Gülen. On attend toujours une opération anti-putschistes visant l’intérieur du parti.
Gül et Davutoglu représentent aux yeux des reisçi des ennemis proches, en contact avec Fethullah Gülen. Gül a décliné l’invitation d’Erdogan de participer à un rassemblement pour le oui et Davutoglu, même s’il n’a pas osé refuser, n’a fait aucun appel en ce sens. Cela constitue à leurs yeux des preuves de la conspiration. Selon le politologue marxiste Dogan Cetinkaya, cette vision résulte d’une identification totale à Erdogan : « Pour les reisci, toute divergence de la voie d’Erdogan ferait le jeu des ‟traîtres” ». Le retour d’Erdogan à la présidence du parti le 21 mai 2017 est pour Cetinkaya une conséquence logique de l’erdoganisme :
Il n’existe plus de parti, au sens propre du terme, en dehors d’Erdogan. Le seul moyen d’influencer le chef passe par les relations personnelles nouées avec lui. Et c’est là que l’on assiste à la course au plus reisçi, qui vise à discréditer ses concurrents au moindre signe de manquement à la fidélité.
Reisçi vs. islamistes ?
Le proche entourage du président est de plus en plus composé de journalistes, économistes, hommes et femmes politiques d’origine séculière pour qui l’identification à Erdogan est devenue en soi une cause politique. C’est bien entendu un choix délibéré du Reis qui ne veut plus s’encombrer de personnalités pouvant se permettre un quelconque décalage avec ses opinions. Toutefois, la confiance avec laquelle ces arrivistes s’expriment au nom d’Erdogan suscite des protestations.
L’intervention du pseudo-journaliste Cem Kucuk quelques jours après le référendum a ainsi provoqué une controverse qui cristallise toutes ces oppositions. Chroniqueur reisçi, dont la principale particularité est d’appeler publiquement au licenciement, au lynchage médiatique et à l’arrestation de dissidents, Kucuk s’en est pris cette fois aux islamistes et notamment à la fondation qui a organisé la flottille de soutien à Gaza, Mavi Marmara, attaquée par Israël en 2010 :
Il est temps pour l’AKP de se séparer des islamistes radicaux, des types cinglés de Mavi Marmara, absurdement adversaires d’Israël, de l’Occident, adversaires de tout. J’ai le pressentiment que c’est ce que va faire M. Erdogan.
La provocation de Kucuk a ainsi enflammé une polémique qui a été perçue par l’opinion publique comme un règlement de comptes entre reisçi et islamistes.
Les propos d’Ahmet Tasgetiren, chroniqueur islamiste de longue date, reflètent bien l’état d’esprit des « anciens ». Tasgetiren juge « les tam-tams de guerre anti-islamique d’un groupe qui donne l’impression de s’adosser au Reis » constituent le plus grand complot contre Erdogan : « La divergence islamiste-non islamiste va foutre en l’air l’AKP » (Star, 27 avril 2017).
« Une administration machiavélique »
Nous avons rencontré Cihangir Islam, intellectuel musulman dissident qui fut l’un des proches conseillers de feu Necmettin Erbakan, figure historique de l’islamisme institutionnel turc. L’association des droits humains à forte sensibilité musulmane, Mazlum-Der, qu’il a fondée dans les années 1990 a été confisquée récemment par l’AKP, à travers un changement de direction. Le Has, parti fondé en 2010 auquel Islam a contribué, a été réduit à néant par l’intégration de sa direction par l’AKP. Professeur en chirurgie, Cihangir Islam a été récemment exclu de sa fonction pour avoir signé une pétition en faveur de la liberté d’expression, en soutien aux universitaires signataires de la pétition pour la paix. Le régime d’Erdogan constitue à ses yeux une administration machiavélique et bonapartiste :
l’AKP n’est pas un parti islamiste, il est indépendant de toute valeur politique et ne cherche que les moyens de rester au pouvoir. La consolidation autour du chef est devenue tellement primordiale que l’expression de fidélité passe par un serment à répéter tous les jours. La légitimation passe par le Reis. C’est pour cela que même les critiques ne visent pas Erdogan, mais son entourage. Et c’est pour cela que les islamistes n’ont rien à faire dans ce parti car même au-dessus du prophète il y a un principe, un axiome si vous voulez, au-delà de la volonté individuelle.
Spécialiste des confréries islamiques, le professeur Tayfun Atay partage cet avis : « L’AKP n’a jamais été islamiste, au contraire c’est lorsque ses fondateurs ont fait leur adieu à l’islamisme que l’AKP est né », confie-t-il. Selon lui, même si la rhétorique islamique est accentuée, « il s’agit fondamentalement d’un capitalisme licite (halal) ». Le cas des confréries démontre bien cette transformation :
Les sectes et confréries religieuses sont aujourd’hui toutes des fondations, des holdings qui gèrent des médias, des hôpitaux, des cours de Coran, des supermarchés, diverses entreprises financières. C’est Erdogan qui leur a ouvert cette voie, et aujourd’hui ils lui sont soumis.
Concernant les reisçi, Tayfun Atay estime que « le culte de la personnalité, basé sur le charisme d’Erdogan et sur la structure clientéliste du parti, a provoqué l’émergence de tous ces supporters du Reis, ces trolls, cette lumpen-intelligentsia ».
Le président Erdogan a tenté de mettre fin à la polémique début mai : « Il est tout à fait erroné de créer une différence entre ceux qui sont islamistes et ceux qui ne le sont pas ». Il n’a cependant pas omis de s’adresser aux dissidents : « Certains soutenaient le parti dont je suis le fondateur. Mais ils ont bifurqué. Nous avons été témoins d’approches inacceptables. C’est une déviation de la juste voie ».
Un parti fatigué ?
Fin mai dernier, Erdogan a finalement annoncé sa vision des résultats du référendum : son parti était frappé d’une « fatigue du métal »1. Le Reis appelle depuis à un renouvellement de l’appareil, ce qui a été perçu comme l’annonce de prochaines purges. Le quotidien Karar, qui regroupe les principaux dissidents de l’AKP a réagi à cette explication. L’un de ses chroniqueurs, Mehmet Ocaktan, a ainsi critiqué cette approche en en relativisant la portée :
Si le président a ressenti le besoin d’intervenir directement, c’est qu’il a dû voir que le parti était perçu comme fatigué par la société. Mais la principale question est de savoir si ce n’est qu’un problème de fatigue ou bien si l’on assiste au crépuscule du discours antérieur du parti sur les standards universels de liberté et de démocratie, reposant sur sa philosophie fondatrice.
(Karar, 18 août 2017).
Beaucoup plus explicite, Hakan Albayrak, autre chroniqueur de Karar affirme que le parti a besoin de retrouver une hétérogénéité « qui ne succomberait pas sous le poids du charisme d’un leader ». Il appelle ainsi les « anciens du parti, les députés, les ministres et ex-ministres à exprimer leurs réactions publiquement » et non plus derrière des portes closes. (Karar, 14 septembre 2017).
Toutefois le renouvellement avance à pas de tortue, pour le moment. Car Erdogan est bien conscient que s’il a besoin d’un parti qui lui soit totalement fidèle, un nettoyage d’envergure risquerait d’offenser nombre de ses supporters, que ce soit dans l’appareil ou au niveau de la base électorale. De plus, si la fidélité des arrivistes reisçi ne fait pour l’instant pas de doute, comme le souligne le professeur Atay, « on sait très bien qu’ils vont être les premiers à le lâcher le moment venu. Et Erdogan en est conscient aussi ».
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1NDLR. Terme technique utilisé ici comme métaphore. La fatigue du métal (d’un matériau) désigne l’endommagement d’une pièce sous l’effet d’efforts répétés. C’est un phénomène distinct de l’usure. Alors que la pièce est conçue pour résister à des efforts donnés, l’application d’efforts plus faibles mais répétés très souvent peut provoquer sa rupture.