Il est rare que le traitement historique de thématiques aussi graves et actuelles que la question identitaire trouve autant de succès auprès des internautes, même si le sujet constitue depuis toujours un enjeu central au Liban. C’est pourtant ce qui est arrivé avec une vidéo de l’historien Charles Al-Hayek dans laquelle il déconstruit « les mythes fondateurs de l’identité libanaise ». Raillant un discours devenu sacro-saint aux yeux d’une frange de la population, ce jeune historien s’attaque scientifiquement aux clichés, en avançant des preuves aussi bien historiques qu’archéologiques. En moins de 72 heures, la vidéo a été vue des dizaines de milliers de fois.
C’est au cours de ses randonnées à vélo durant le confinement imposé par le coronavirus que Charles Al-Hayek a eu l’idée d’une chaîne YouTube intitulée « Heritage and Roots » (Patrimoine et racines) où il expliquerait, dans une langue simple et accessible, l’histoire du Liban et de sa culture.
Le chercheur distingue « deux courants dans le discours national sur l’histoire du pays : pour le premier, le Liban existerait depuis 7 000 ans et serait le prolongement de la civilisation phénicienne. Le second, moins radical, fait remonter l’histoire au père fondateur, le grand Fakhreddine Al-Maani (1572-1635) ». Selon Al-Hayek pourtant, « la documentation historique indique que le Liban n’avait pas d’existence avant 1920, c’est-à-dire avant la fondation de cette entité par le général français Henri Gouraud. L’identité libanaise a été fabriquée après 1920, voire après 1943 et l’indépendance, pour aboutir à une formule susceptible de rassembler les diverses composantes confessionnelles ».
Depuis la fondation du Grand Liban en 1920, ces questions identitaires ont engendré des divisions qui ont dégénéré en guerres récurrentes et dévastatrices opposant partisans de l’identité orientalo-arabo-musulmane et défenseurs de l’identité occidentalo-phénico-chrétienne.
Un discours historiquement creux
Doha Chams. — Quels sont les éléments de l’identité libanaise qui contiendraient en germe les antagonismes entre le pays et son environnement arabo-musulman ?
Charles Al-Hayek. — Il y en a trois : le Liban refuge pour les minorités, le pays méditerranéen et non pas arabe, et le Liban acteur historique. Selon les partisans de la théorie de la terre d’asile, le passage de la période byzantino-romaine — qui a duré 600 ans — à la période arabe des Omeyyades au début du VIIe siècle a constitué un événement capital. Les chrétiens qui vivaient alors dans la région auraient gagné le Mont-Liban pour fuir la persécution religieuse et pouvoir pratiquer librement leur culte. Mais ce récit n’est pas véridique. D’abord, il n’existe aucun document attestant un exode, aucune preuve archéologique d’une transition violente entre l’ère byzantine et l’ère arabo-musulmane, avec l’arrivée de musulmans qui auraient détruit les églises pour construire des mosquées. Le changement s’est fait de façon progressive. Je ne dis pas que tout a été idyllique, mais du moins la transition du pouvoir s’est-elle déroulée de manière pacifique.
Ensuite, par définition, un refuge est censé échapper à l’autorité politique centrale. Or le Mont-Liban, situé à l’intersection des routes de l’intérieur et du littoral, n’est pas si difficile d’accès. Le pouvoir central, qu’il soit exercé depuis Damas ou, après le VIIe siècle, depuis une autre grande métropole arabe, ne pouvait tolérer que cette région échappe à son autorité. Le Mont-Liban a probablement joui d’une sorte d’autonomie dans la mesure où cela ne contredisait pas les intérêts de la dynastie dominante.
Ce n’est qu’au XVIIIe siècle, sous l’influence des missions étrangères, qu’apparaît l’idée selon laquelle les chrétiens, mais aussi les chiites et les druzes ont trouvé refuge dans la montagne. Ces missions ont nourri l’idée que chrétiens et musulmans étaient en conflit permanent et que les « chrétiens d’Orient » — qui seraient les « habitants originels » — avaient gagné le Mont-Liban pour y fonder un État. Celui-ci a ressurgi ensuite pour devenir le Liban, pays protecteur de ces minorités religieuses en Orient.
Les maronites fuyant… d’autres chrétiens
D. C. — Quels sont les facteurs historiques qui contredisent cette idée ?
C. H. — Trois confessions sont concernées par ce discours : les maronites, les druzes et les chiites. Les premiers sont au centre de la vision dominante de l’histoire du Liban moderne. On sait que ce mouvement religieux est apparu dans une région correspondant aujourd’hui au nord de la Syrie, dans un district byzantin appelé Al-Fouratiya, autour de Hama. Devenu un ordre monastique, ce mouvement a envoyé des missionnaires vers le Mont-Liban. Le groupe de Hama a certes rejoint lui aussi le Mont-Liban, mais ce n’était pas pour fuir la persécution musulmane ! Ils fuyaient plutôt les chrétiens byzantins (sourire), car les maronites ont très longtemps représenté une Église indépendante, ni catholique ni orthodoxe. Lors de leur nouvelle expansion aux dépens des dynasties islamiques dans la région, au Ixe siècle, les Byzantins sont passés par le territoire des maronites. La question est maintenant de savoir si ces derniers ont fui Hama parce que leur territoire était devenu une sorte de ligne de démarcation ou un front militaire, ou bien à cause des persécutions byzantines. Sans doute les deux.
Concernant les druzes, il n’existe aucune preuve que le Chouf et Wadi Al-Taim1 soient restés inoccupés jusqu’à leur arrivée soudaine au XIe siècle. Mais il est probable que les habitants de la région avaient embrassé cette foi sous l’influence de prédicateurs, comme l’attestent des documents de la fin de la période fatimide (XIIe siècle). Ce sont donc les autochtones qui se sont convertis. Et il en va de même pour les chiites. Le Jabal Amel2 est lié au chiisme depuis le VIIe siècle. Je ne peux pas affirmer qu’il existait une nette présence chiite au VIIe siècle, mais il y avait déjà des prémices de ce courant. L’idée du refuge qui implique une fuite face aux persécutions est donc également fausse en ce qui concerne les chiites.
Quant aux melchites romains, ils sont les derniers à avoir gagné le Mont-Liban, après le schisme du XVIIe siècle. S’ils ont effectivement trouvé refuge là-bas, c’est encore une fois non pas à cause d’une quelconque persécution islamique, mais plutôt de la persécution orthodoxe. Ils ne cherchaient pas non plus une protection. Ce sont les Al-Chehab — qui administraient alors la région au nom de l’empire ottoman — qui les ont encouragés à venir, car les catholiques étaient de riches citadins. Ces derniers ont ainsi donné un essor commercial à des bourgades comme Deir Al-Qamar et Zouk Mosbeh et contribué par la suite à la prospérité de Beyrouth.
Une construction coloniale
D. C. — Mais quelle est l’origine de ce récit historique et comment a-t-il pu prendre une telle ampleur ?
C. H. — On trouve son origine dans les écrits du père jésuite franco-belge Henri Lammens, professeur d’histoire à l’université Saint-Joseph de Beyrouth au début du XXe siècle. À l’instar de nombreux missionnaires, Lammens était conseiller auprès des autorités mandataires françaises. Lors de la réorganisation politique de la région en 1920, Français et Britanniques ont eu besoin d’un récit pour légitimer leur action. C’est alors que Lammens a rédigé son fameux ouvrage La Syrie : précis historique, dans lequel il expose les idées fondatrices de cette vision.
Parmi ces idées, on trouve celle du Liban comme terre d’asile. Certes, elle était déjà présente chez certains orientalistes, mais c’était davantage sur un mode poétique. Lammens a pour sa part fourni le substrat du principe du refuge. N’oublions pas qu’il enseignait l’histoire dans le cadre d’un mouvement orientaliste convaincu de la supériorité européenne et dont le discours était : « Les chrétiens d’Orient font partie de nous, ce sont des minorités dont nous sommes venus assurer la protection et réaliser le rêve d’un État propre indépendant ». Dans ce récit, toutes les dynasties islamiques sont évidemment diabolisées, depuis le début de la conquête arabo-musulmane jusqu’à l’empire ottoman. Lammens parle de « despotisme » et de « persécution des minorités non islamiques » qui ont obligé maronites, chiites et druzes à fuir vers un Mont-Liban à la nature inhospitalière pour pouvoir pratiquer librement leur culte. Selon lui, il en a été ainsi jusqu’au mandat français qui aurait libéré ces minorités en les plaçant sous sa protection et en leur donnant le Liban pour patrie.
Le problème de ce discours, c’est qu’il nous place dans une situation de conflit permanent avec un environnement qui nous serait par essence hostile. Dans un ouvrage extrêmement intéressant du Dr Oussama Al-Maqdisi intitulé Thaqafat al-ta’ifiyya (La culture du confessionnalisme), il y a un passage qui est à mon sens ce qu’on a écrit de mieux au sujet de l’influence néfaste des missions étrangères, même si ces dernières ont également eu un impact très positif. Les missions fondaient leur action sur les principes de réforme et de modernisation de l’Église en Occident. Et alors qu’il n’y avait pas de fracture entre musulmans et chrétiens dans la vie quotidienne, mais au contraire une grande mixité, les missions considéraient que le préalable à la réforme pour les groupes chrétiens résidait dans l’instauration d’un espace culturel qui leur fût propre. Un espace strictement chrétien. Le mieux étant de créer une aire géographique occupée uniquement par des chrétiens ! De là l’éloignement des chrétiens d’un environnement musulman qu’on trouve encore aujourd’hui. Tripoli, la capitale du Nord-Liban à majorité musulmane, est ainsi perçue par ces derniers comme un endroit exotique ! De même, les élèves chrétiens des écoles francophones ou anglo-saxonnes se comportent comme des étrangers. Le fonctionnement de ces établissements les conduit à poser sur leur pays un regard de touristes. C’est un véritable désastre.
Par ailleurs, les récits des missions catholiques et protestantes ont également nourri les mouvements nationalistes libanais et syrien, avec l’idée de la « Grande Syrie » et du Grand Liban dont se sont emparés les intellectuels locaux.
Arabes ou « Phéniciens » ?
D. C. — Mais qu’en est-il donc de l’ancienneté de l’entité libanaise ?
C. H. — Cette idée rencontre très peu d’écho, même si elle titille l’ego collectif. Car tous les pays ont à cœur de s’attribuer des dimensions historiques et des valeurs qui les distinguent, comme la liberté, l’ouverture ou le leadership. C’est un procédé dont les mouvements nationalistes sont coutumiers. Il est vrai que notre région est historiquement ancienne. Pourtant, il y a de nouveaux États-nations : Liban, Syrie, Jordanie, Irak, ce sont tous de nouveaux pays, ne nous leurrons pas. De là l’idée selon laquelle le Liban ne serait pas un pays arabe, mais méditerranéen (rire). Certes, il y a un régime alimentaire commun au bassin méditerranéen, des paysages qui se ressemblent, mais cela suffit-il à revendiquer une telle identité ?
D. C. — Justement, quels sont les éléments censés forger une identité ?
C. H. — C’est là la grande question qui fait débat au Liban. La notion d’identité n’est pas quelque chose de figé et de constant, c’est quelque chose qui varie sans cesse en fonction du cadre politique et culturel. En ce sens, nous vivons aujourd’hui dans un Liban arabe, même si l’ADN de la population contient des éléments phéniciens et cananéens et qu’on a Ahiram3 pour ancêtre. Ce dernier ne joue plus aucun rôle aujourd’hui.
L’idéologie du nationalisme arabe remonte à près d’un siècle, la région qu’on appelle Liban y a pris une part active en lui donnant un caractère laïc et moderne. Mais cette idéologie s’est écroulée à trois reprises face à Israël4 et n’a plus véritablement de substance aujourd’hui. Pourtant, ses éléments constitutifs restent fortement présents : la langue arabe, la culture, la littérature, la poésie, etc.
Ces éléments peuvent faire identité si les peuples qui les ont en partage s’unissaient. Ils pourraient alors constituer une force régionale et mondiale. Mais les régimes arabes au pouvoir, qu’ils soient dynastiques, tribaux ou militaires, sont les premiers à avoir dépouillé la région de sa puissance. Bien sûr, Israël n’est pas pour rien dans la destruction méthodique de cette région.
Un récit national unique ?
D. C. — Jusqu’à quel point ces mythes fondateurs influent-ils sur les clivages nationaux autour de l’identité ?
C. H. — Le danger des mythes fondateurs réside dans la nostalgie. Celle-ci constitue un frein au processus de développement, car elle nous met dans une situation de lutte permanente pour réaliser une vision du passé qui est foncièrement erronée. Ces discours font des ravages, de nombreux Libanais étant convaincus d’être avant tout des victimes qui doivent sans cesse batailler pour préserver leur identité. Mais quel intérêt présente l’identité dans un pays où vous n’avez pas accès à l’électricité ? Nous devons créer un pays qui assure les droits de tous les citoyens, abstraction faite de leur appartenance religieuse. Les discours identitaires cèderont alors la place à un beau mouvement culturel et ne seront plus un frein à l’édification de l’État.
D. C. — Il y a pourtant les manuels d’histoire, censés ancrer un récit plus authentique dans les esprits.
C. H. — Les manuels d’histoire posent indiscutablement problème au Liban. Il y en a beaucoup, mais ils contiennent tous la vision officielle, dépourvue de toute approche critique. Elle consacre le pouvoir confessionnel en affirmant que nous sommes un ensemble de confessions dont ce pouvoir a la charge. Mais je ne pense pas que la solution soit de concevoir un manuel unique, comme le réclament certains. Ce sont les régimes totalitaires qui imposent un récit officiel et sacré.
Ce que j’essaie de dire, c’est qu’il n’est pas nécessaire que nous nous entendions sur un discours historique. Nous sommes un pays qui a trop d’institutions et pas de nourriture. Tant que nous n’aurons pas d’institutions dignes de ce nom, il sera impossible de parvenir à une formule fédératrice. Nous sommes dans une période de continuel effondrement. Et au niveau régional, nous n’avons plus la même importance que naguère. Alors, mettons-nous d’accord sur l’importance de construire des institutions. Peu importe qui les gère, du « Phénicien » ou de l’Arabe.
Nous n’avons pas besoin de mythes pour trouver notre place. Sans la civilisation islamique, il n’y aurait ni algorithme ni internet. Nous sommes fatigués du cliché de nos musulmans terroristes et de nos chrétiens victimes de leurs concitoyens islamiques. Nous appartenons à une civilisation mondiale. Point final.
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