Demain, en Syrie, une guerre entre Israël et l’Iran ?

Alors que se dessine en Syrie une victoire des forces de Bachar Al-Assad, la perspective d’un affrontement entre Israël et l’Iran se fait plus menaçante. C’est une nouvelle page de l’histoire de la région qui risque de s’ouvrir.

Soldats du 13e bataillon de la brigade « Golani » de l’armée israélienne en exercice sur les hauteurs du Golan.
Sergent Abir Sultan/IDF.

Le 7 février 2018, le think tank américain International Crisis Group (ICG) publiait un rapport intitulé Israel, Hizbollah and Iran : Preventing Another War in Syria (Israël, le Hezbollah et l’Iran : comment empêcher une autre guerre en Syrie). En substance, il disait ceci : d’abord, une « nouvelle phase » s’est ouverte dans la guerre en Syrie, où une escalade a été lancée par l’armée israélienne. Son motif : Israël craint que la Syrie se transforme en une base iranienne pérenne. Ensuite, les « règles du jeu » qui ont empêché depuis 2006 le litige entre Israël et la milice chiite libanaise Hezbollah — supplétif du régime syrien dans la guerre — de dégénérer en affrontement généralisé se sont érodées. Désormais, « une guerre plus large est à la portée d’une simple erreur de calcul » de l’un ou l’autre des protagonistes (Israël, Hezbollah, Iran).

Trois jours plus tard, arguant de l’intrusion d’un drone iranien dans son espace aérien, l’armée israélienne bombardait un poste de commandement iranien en Syrie et plusieurs bases militaires syriennes. Un de ses avions de combat F-16 était alors abattu au-dessus de Palmyre, frappé par un missile sol-air tiré par des batteries russes fournies à l’armée syrienne. Le pilote israélien et son navigateur sont sains et saufs. Mais, pour la première fois depuis 36 ans, un appareil israélien a été détruit par Damas. Depuis le début de la guerre, en 2011, Israël a mené plus de cent frappes aériennes en territoire syrien, surtout contre des bases ou des transports d’armes du Hezbollah, et occasionnellement contre les Iraniens ; ainsi, le 19 janvier 2016, un bombardement israélien a tué un général iranien. Or jusqu’au 10 février, Iraniens et Syriens n’avaient jamais été capables d’une telle riposte. Depuis, alors que le régime de Bachar Al-Assad et ses soutiens russes opèrent un énième massacre de la population civile dans le quartier de la Ghouta, proche de Damas, le sentiment qu’un changement peut-être déterminant est intervenu dans la relation entre Israéliens et Iraniens en Syrie préoccupe les analystes internationaux. Cet article porte sur ces enjeux vus du côté israélien.

Présence iranienne en Syrie
Source : Haaretz

Sept organisations syriennes armées par Israël

En réalité, l’augmentation des frappes israéliennes en Syrie n’a pas débuté avec la perte du F-16. Elle a été engagée dès le début de 2018. Pour quel motif ? Israël s’est longtemps abstenu de soutenir l’un ou l’autre des camps en guerre en Syrie, se contentant d’y agir militairement pour faire respecter ce que Benyamin Nétanyahou a défini comme ses « lignes rouges » – dont les principales consistent à empêcher Téhéran d’approvisionner le Hezbollah en missiles et autres armements au Sud-Liban et d’interdire aux Iraniens et au Hezbollah de se rapprocher de la « frontière » que représente la ligne d’armistice signée en 1974 par Israël et la Syrie, qui sépare le Golan occupé par Israël depuis 1967 du sud-ouest syrien. Or, à la mi-septembre 2017, la Russie, l’Iran et la Turquie ont signé un nouvel « accord de désescalade » qui a marqué une fin de non-recevoir aux revendications israéliennes.

Israël a notifié aux signataires de l’accord qu’il exigeait un retrait des forces iraniennes et de leurs supplétifs (Hezbollah et autres) à plus de soixante kilomètres de « sa » frontière sur le Golan. Mais l’accord final autorisait ces forces à s’en approcher à vingt kilomètres. Et depuis, « des agents du Hezbollah et aussi des Gardes révolutionnaires iraniens s’avancent jusqu’à la frontière même », note Amos Harel, l’expert militaire du journal israélien Haaretz. Pour les stratèges israéliens, ce fait est dû en premier lieu au retrait de facto des Américains du terrain syrien, qui permet aux vainqueurs de la guerre (le régime de Damas et l’Iran) de s’enhardir. D’où l’augmentation récente des frappes israéliennes en Syrie. D’où, aussi, un accroissement notoire des livraisons d’armes qu’Israël fait parvenir aux rebelles dans cette zone. Harel a pu écrire sans que la censure militaire israélienne l’en empêche que sept organisations sunnites, ennemies de Damas et Téhéran et présentes dans la zone proche de la « frontière » israélienne « reçoivent désormais des armes et des munitions d’Israël, et de l’argent pour acquérir des armements supplémentaires. »

« Il est temps de mordre, et de mordre fort »

Au-delà de cet objectif conjoncturel, ajoute ICG, Israël « veut empêcher ses adversaires [iraniens] de consolider une présence militaire perpétuelle en Syrie ». L’« État juif » qui, pour mémoire, dispose de bases sur la moitié du plateau du Golan qu’il occupe depuis cinquante ans entend interdire à l’Iran d’établir en Syrie un aéroport, un port et une base militaire permanente, ainsi qu’un site de fabrication de missiles de haute précision. Or, aujourd’hui cet objectif semble hors de portée. D’où, aussi, dans certains milieux sécuritaires israéliens qui ont de tout temps fait de leur « capacité de dissuasion » la pierre de touche de leur vision stratégique, une forme d’impatience due au sentiment d’échec. « Ce n’est plus le moment d’aboyer, mais de mordre – et de mordre fort », a déclaré Avigdor Lieberman, le ministre de la défense israélien, deux jours après la perte du F-16.

Israël a procédé, au début des années 2000, à un renversement historique de sa stratégie régionale. Sous David Ben Gourion et ses successeurs, l’ennemi prioritaire était le monde arabe sunnite. Des autres, Perses, Turcs, minorités diverses (Kurdes, chrétiens, druzes, etc.) Israël devait soit se rapprocher, soit, si c’était impossible, adopter envers eux une attitude de neutralité. Désormais, l’ennemi numéro un, c’est l’Iran. D’où le rapprochement avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Mais, en s’alliant avec la frange conservatrice des élites américaines sur une ligne anti-iranienne, Israël apparait plus affaibli que renforcé. Car l’Iran est sorti grandi et même seul vainqueur de la guerre américaine en Irak. Et dispose aujourd’hui de moyens, en Syrie et au Liban, auxquels il n’aurait pas rêvé il y a quinze ans. Qui va lui imposer d’y renoncer ? Et comment ?

Appels à l’intervention des États-Unis

À la conférence de Munich sur la sécurité, les 17 et 18 février derniers, Nétanyahou a lancé aux Iraniens : « N’essayez pas de nous tester ! » Entendez : notre réponse serait terrifiante. Il a menacé, en Syrie, d’« agir si nécessaire non seulement contre les mandataires de l’Iran, mais contre l’Iran lui-même ». Le ministre iranien des affaires étrangères, Javad Zarif, a répondu par la moquerie, traitant Nétanyahou de « caricaturiste ». Derrière les bruits de botte que ces propos induisent se profile une réalité : personne ne croit Israël capable d’imposer seul sa volonté à l’Iran en Syrie. On y croit si peu qu’Israël, aux États-Unis, a impliqué son lobby, l’American-Israel Public Affairs Committee (Aipac), dans une campagne pour pousser l’administration Trump à s’engager plus en Syrie. Deux jours après l’affrontement aérien, un des porte-voix officieux de l’Aipac, l’ex-diplomate américain Dennis Ross expliquait que cet épisode « doit réveiller la communauté internationale et l’administration Trump ». Il ne faut pas laisser les Israéliens seuls face aux Iraniens, ajoutait-il. « Si la Russie ne contient pas la présence iranienne [en Syrie], les États-Unis ne devront plus rester inactifs alors que les Iraniens poursuivent leur expansion. Or jusqu’ici c’est ce qu’ils ont fait. »

Ross induit l’idée que « si les Russes ne font rien », Washington devra agir militairement contre l’Iran en Syrie. L’objectif, comme l’écrit Trita Parsi, professeur à l’université Johns Hopkins de Washington et président du Conseil national américano-iranien, est de « ramener l’Iran au statut de paria » qui lui avait été conféré sous George W. Bush.

Les chances de succès de cette stratégie de montée des tensions avec l’Iran paraissent cependant faibles en l’état actuel. Car en Syrie, les États-Unis de Donald Trump ne semblent en avoir ni les moyens ni l’envie. Certes, ils ont décidé d’y rester de manière plus pérenne que leur président ne l’entendait initialement. Mais de là à concurrencer l’influence russe ! À cette heure, ils en sont loin, et peu désireux de s’y lancer. Les Israéliens n’ont pas manqué de constater, par exemple, que le centre des opérations de la Central Intelligence Agency (CIA) à Amman, qui coordonnait les actions des rebelles au sud de la Syrie a été récemment fermé. Ce n’est pas, pour le moins, le signe d’un engagement renforcé. Mais qui, aujourd’hui, comprend ce qu’est la stratégie américaine en Syrie, si elle existe ?

Le jeu de Moscou

Dans ces conditions, quelle est la marge de manœuvre d’Israël ? Comme l’écrit le chroniqueur Ben Caspit, dans sa relation en Syrie avec l’Iran, « le principal problème d’Israël, c’est la présence des Russes »1. Nétanyahou et Vladimir Poutine ont longtemps veillé à préserver une bonne qualité des relations bilatérales. Et après l’intervention russe en Syrie, fin septembre 2015, Moscou et Tel-Aviv étaient parvenus à un accord latent : Israël y laissait Moscou sauver le régime de Bachar Al-Assad et l’aider à récupérer du territoire, et la Russie fermait les yeux sur les bombardements israéliens de forces iraniennes ou liées à l’Iran. Mais aujourd’hui, « le sentiment est que cet accord ne tient plus », note un autre analyste israélien, Anshel Pfeffer2, pour qui Moscou ne peut pas, ou ne veut pas, contenir les Iraniens. Quant au fond, les Russes rejettent globalement le regard porté par Israël sur l’Iran. Le rapport d’ICG citait un haut diplomate russe en ces termes : « Les officiels israéliens nous disent que l’Iran se bat en Syrie prioritairement parce que son projet final est la destruction d’Israël, que l’Iran est plus motivé par la théologie que par ses intérêts étatiques et que nous devons créer une future Syrie libérée de l’Iran. Nous voulons bien tenir compte des intérêts israéliens, mais il est impossible de prendre ces arguments au sérieux. »

Sur la relation avec Moscou, Pfeffer décèle « deux écoles » à l’œuvre au sein du renseignement israélien. « Les sceptiques croient que Poutine finira par vouloir limiter la liberté d’opération israélienne dans le ciel syrien, obligeant Israël à faire des choix difficiles entre rester inactif pendant que l’Iran et le Hezbollah construisent leurs avant-postes ou se confronter aussi à la Russie. Les optimistes pensent que Poutine sait qu’Israël a les moyens de remettre en cause ses succès en Syrie et de menacer le régime d’Assad, et qu’il optera pour refréner les Iraniens ». La plupart des commentateurs israéliens penchent clairement dans le sens de la première option. Ils estiment qu’une attaque massive de leur armée contre les bases syriennes et iraniennes pourrait s’avérer très problématique. Il est peu probable, jugent-ils, que Poutine, mis devant le fait accompli, choisisse le camp israélien plutôt que celui de ses alliés syriens et iraniens, même si des divergences d’intérêts notoires subsistent entre Russes et Iraniens. Par exemple, une attaque israélienne disproportionnée contre des Syriens faisant de nombreuses victimes parmi des conseillers russes pourrait entrainer des conséquences désastreuses pour Israël. « Israël se rapproche de ce qui constituent les “lignes rouges” de la Russie, s’inquiète ainsi Caspit. Les choses ont atteint un point où Israël a besoin, plus que jamais, du parapluie de protection américain et d’une implication active de l’administration Trump dans tout ce qui advient en Syrie. Mais pour le moment, cette dernière donne le sentiment d’être plus forte en paroles qu’en actes. »

S’il élève trop le niveau de sa réponse militaire contre la présence iranienne en Syrie, Israël pourrait bien se retrouver seul — et s’en mordre les doigts. L’état-major israélien en est conscient. N’a-t-il pas renoncé à plusieurs reprises, ces dernières années, à une offensive d’envergure contre le Hezbollah au Liban, de peur de possibles conséquences dramatiques pour la population civile israélienne ? Pour autant, comme l’écrit encore Harel, on ne peut pas « écarter comme de la rhétorique vide de sens »3 les récentes menaces israéliennes envers l’Iran.

Dans la classe politique et les médias, des voix s’élèvent pour « donner une leçon » aux Iraniens en Syrie. Aux yeux de Nétanyahou et de son ministre de la défense Avigdor Lieberman (si tant est qu’ils restent au pouvoir, tant le gouvernement israélien apparaît instable), un affrontement militaire beaucoup plus constant avec l’Iran et ses alliés locaux mais maintenu à un niveau d’intensité moyenne aurait l’avantage de fixer la question iranienne sur le devant de la scène internationale de manière permanente. Israël bénéficierait sur cet enjeu du soutien de Trump et de son proche entourage, les généraux James Mattis (secrétaire à la défense) et Herbert Raymond McMaster (patron du Conseil de sécurité nationale) — les plus hostiles à l’Iran dans l’administration américaine. Si Israéliens et Iraniens s’affrontaient dans une sorte de guerre par procuration à feu moyen mais constant en territoire syrien, on voit mal comment les Européens oseraient tourner le dos à Israël et promouvoir la mise en œuvre de l’accord signé par Téhéran avec les Occidentaux, la Russie et les Chinois sur le nucléaire militaire. Nétanyahou aurait atteint l’objectif qu’il s’est fixé depuis le début de la négociation engagée par Barack Obama avec Téhéran : y faire échec. L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis applaudiraient des quatre mains.

Reste que, si on sait comment les guerres commencent, elles se terminent rarement comme on l’a souhaité. Dans son rapport, ICG constatait une « escalade progressive » des affrontements entre Israéliens et forces iraniennes et leurs alliés « définissant la géographie de ce que serait une prochaine guerre d’Israël contre le Hezbollah et l’Iran ». Pour l’éviter, il soulignait que la Russie est désormais le seul acteur « en capacité d’arbitrer » entre les deux parties pour leur imposer un accord. Celui que le think tank américain appelait de ses vœux conviendrait que les Iraniens s’éloignent de la ligne d’armistice entre la Syrie et Israël et cessent la construction de bases de missiles en Syrie, en contrepartie de quoi Israël accepterait que des forces étrangères puissent rester en territoire syrien. À défaut d’une telle issue, la situation pourrait dégénérer vers « un cycle mortel d’attaques et de réponses dans lequel chacun serait perdant », concluait ICG. L’idée, très realpolitik, peut paraître séduisante. Elle a un seul défaut : on ne voit pas ce qui amènerait Nétanyahou, pour qui le conflit avec l’Iran est aussi vital que l’oxygène qu’il respire, à rechercher un accord avec Téhéran.

1Ben Caspit, « Israel, Syria, Iran clash in the skies », Al-Monitor, 11 février 2018.

2« Putin’s Syrian Dilemma : Back Israel or Iran ? », Haaretz, 19 février 2018.

3« Not Just a Gimmick : Netanyahu Drone Stunt is a Direct Threat to Iran and Assad », Haaretz, 18 février 2018.

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