Le débat a fait rage sur les médias américains durant des mois concernant une éventuelle intervention militaire en Syrie. Ces débats ont fait l’objet d’une enquête de Public Accountability Initiative (PAI) parue le 11 octobre dernier. PAI est une organisation américaine à but non lucratif qui enquête sur le pouvoir et la corruption dans les plus hautes sphères commerciales, financières et gouvernementales. Elle a procédé à l’examen des interventions médiatiques sur la Syrie (journaux et émissions télévisées, radio, presse écrite) sur une période qui couvre à peu près les deux dernières semaines d’août et les deux premières de septembre. C’est à ces moments que les polémiques sur une possible intervention militaire américaine ont été les plus virulentes, avant de connaître une pause lorsque le président Barack Obama a troqué l’intervention militaire contre l’élimination des armes chimiques syriennes. L’étude met au jour les liens non révélés qui unissent les « experts » invités par les médias à l’industrie militaire. Le présent article n’aurait pas été possible sans ce travail sur les conflits d’intérêts.
Le retour des hommes de George W. Bush
Stephen J. Hadley a été le conseiller national de sécurité de l’ancien président George W. Bush. De 1989 à 1993, il fut l’adjoint du secrétaire à la défense Dick Cheney. C’est lui qui a représenté le département de la défense pour tout ce qui concernait le contrôle des armes, y compris pendant les négociations avec l’Union soviétique puis avec la Russie. En février 2013, il a été nommé conseiller pour les affaires internationales à l’Institut des États-Unis pour la paix. Il a une longue carrière dans les affaires de diplomatie et de défense. L’inviter sur les plateaux de télévision à s’exprimer sur la guerre en Syrie était cohérent, car l’homme est versé dans les affaires internationales. Ses convictions sont bien ancrées et des citoyens américains partagent ses idées et se reconnaissent en lui. En 2005, il a fait de l’Iran « le soutien n° 1 de la terreur dans le monde ». Il s’est opposé en 2007 au calendrier de retrait d’Irak. Il fait partie des anciens de Bush qui justifient régulièrement l’action américaine contre l’Irak de Saddam Hussein. Il n’est pas homme à exprimer des regrets.
Le 8 septembre dernier, dans le Washington Post, il plaide pour l’usage de la force armée contre le régime de Bachar al-Assad. C’est, affirme-t-il, la meilleure façon d’empêcher l’Iran de se doter de l’arme nucléaire1. On peut discuter de ce raccourci, mais le problème est ailleurs. Dans la note biographique qui accompagne la signature de l’article, Stephen J. Hadley se présente comme « conseiller à la sécurité nationale » dans l’administration de George W. Bush. Rien de plus exact, mais il ne mentionne pas qu’il est aujourd’hui directeur dans le groupe Raytheon qui fabrique les missiles de croisière Tomahawk, ceux-là mêmes qui auraient été utilisés contre des cibles du régime d’Assad si Obama en avait décidé ainsi. Cette charge lui assure des financements complémentaires qui ne sont pas anodins. Il reçoit 128 500 dollars par an pour ses responsabilités (97 500 euros, au moment où il publie son article) et détient 11 477 actions du groupe pour une valeur de 891 189 dollars (676 500 euros). Par ailleurs, il occupe un poste de direction auprès de RiceHadleyGates (services de stratégie internationale).
Participer au débat d’idées en faveur d’une intervention armée sans révéler qu’on détient de forts intérêts dans l’industrie militaire ou les conseils en stratégie internationale témoigne d’un conflit d’intérêts évident2.
Abus de confiance et manquement à l’éthique
Stephen J. Hadley n’est pas le seul à pécher par omission. Public Accountability a repéré vingt et un autres de ses compagnons de chemin de guerre et sept groupes de réflexion qui sont intervenus dans le débat sur la Syrie en mettant en avant d’anciens diplomates, des militaires en retraite ou des groupes de réflexion soi-disant indépendants. Rien n’a jamais été dit sur leurs liens actuels avec l’industrie militaire, ce qui aurait apporté un regard différent sur leur exposé en faveur d’une intervention armée, fait le plus souvent au nom de la sécurité nationale américaine.
Ces vingt-deux personnes ont des liens étroits avec des entreprises comme Raytheon, TASC (sécurité), SCP Partners (société d’investissement dans les technologies de l’information et de la communication) ou encore le Cohen Group, intimement lié aux questions de défense. Elles sont intervenues cent onze fois dans des médias comme CNN, MSNBC, Fox News, Bloomberg et le Washington Post. Seules treize apparitions ont donné lieu à une mention, incomplète d’ailleurs, de leurs liens avec l’industrie de la défense et du renseignement. Quasiment toutes ont défendu l’idée d’une action militaire en Syrie3.
Jack Keane est un ancien général de l’armée. Sa carrière dans le privé a été tout aussi brillante. Il apparaît dans les conseils d’administration de MetLife (assurance), General Dynamics (équipements pour l’aviation civile et militaire), et Allied Barton Security (entreprise offrant des services dans le domaine de la sécurité, y compris en matière de défense, et dans l’aérospatiale). En juin 2012, il est devenu le principal conseiller de Academi LLC, entreprise jadis plus connue sous le nom de Blackwater, cette société militaire privée qui s’est implantée en Afghanistan à partir de 2001 puis en Irak. Jack Keane a été un ardent défenseur d’une intervention contre la Syrie à PBS (réseau public de stations de télévision), à la BBC et à Fox News. Il est intervenu seize fois sans jamais rien dire de ses participations dans le domaine de la défense. Seuls ses anciens liens avec l’armée et ses actuels contacts avec des groupes de réflexion ont été mentionnés.
Anthony Zinni est un ancien général du corps des marines. Contrairement à beaucoup de ceux qui sont intervenus sur la Syrie, on lui reconnaissait une certaine éthique. Il s’était opposé à la guerre en Irak et au secrétaire à la défense de l’époque, Donald Rumsfeld, qui venait d’insulter la « vieille Europe ». Il avait également recommandé au début des années 1990 de ne pas compter sur les exilés du Congrès national irakien pour envahir l’Irak. En 2006, il fit partie de ceux qui lancèrent une campagne contre Rumsfeld, pour incompétence dans la gestion de la guerre en Irak. Le secrétaire d’État à la défense finit d’ailleurs par démissionner quelques mois plus tard. C’est pourtant ce même Anthony Zinni qui a plaidé pour des interventions contre le régime de Damas, trois fois à CNN, une fois à CBS « This Morning » et a été cité dans le Washington Post. À chacune de ses apparitions, seul son passé militaire a été mis en avant pour justifier le recours à son expertise. Nul ne s’est hasardé à indiquer qu’il occupait un poste de direction à BAE Systems, troisième fournisseur mondial d’armes et de services dans le domaine militaire et un autre de conseiller auprès de DC Capital Partners, fonds d’investissement privé spécialisé notamment dans les questions de défense.
Frances Townsend a été invitée à six reprises dans l’émission « Anderson Cooper 360° » de CNN. Jamais il n’a été dit qu’elle œuvrait dans deux sociétés d’investissement ayant des participations dans le domaine de la défense (MacAndrews & Forbes qui, en outre, possède AM General, constructeur de véhicules militaires) et de la sécurité/surveillance (Monument Capital Group), en plus d’occuper un rôle de conseillère auprès de Decision Sciences (sécurité et détection). Il a suffi qu’elle soit présentée comme analyste de CNN dans le domaine de la sécurité nationale pour assurer la crédibilité de sa présentation.
Parmi des dizaines d’autres, on pourrait citer James Cartwright (Raytheon, TASC, Atlantic Council, etc.) qui était favorable à des frappes contre le régime syrien pour assurer la crédibilité des États-Unis et envoyer un avertissement à Téhéran ; Jeremy Bash (Beacon Global Strategies, spécialisé dans les conseils touchant aux affaires internationales, à la défense nationale et à la sécurité intérieure) qui a milité pour une intervention militaire perçue comme un acte de dissuasion à l’égard de l’Iran ; Nicholas Burns (Cohen Group, Entegris — équipements utilisés dans les hautes technologies) pour qui ne rien faire signifierait une menace contre la sécurité nationale américaine ; ou encore Madeleine Albright qui dirige, entre autres, Albright Stonebridge Group, une entreprise de « diplomatie commerciale » qui ne révèle pas le nom de ses clients, mais dont tout laisse à penser qu’ils appartiennent au secteur de la défense. Madeleine Albright a plaidé pour des frappes comme moyen de faire respecter les normes internationales. Pour aucun d’entre eux, leurs activités dans le secteur de la défense n’ont été citées. Leurs autres responsabilités ont été jugées suffisantes pour s’exprimer en faveur d’une action militaire en Syrie.
Conflit d’intérêts : des groupes de réflexion à la manœuvre
Ces groupes très actifs ont été mentionnés cent quarante-quatre fois dans la période qui va du 7 août au 6 septembre. Seuls trois d’entre eux sont examinés ici.
Brookings Institution a été le plus cité à propos de la Syrie (31 fois). Perçue comme un organisme indépendant, elle est pourtant financée pour partie par l’industrie de défense : entre 1 et 2,5 millions de dollars par Booz Allen-Hamilton (consultance en matière de défense et de renseignement, notamment auprès du gouvernement américain) ; entre 500 000 et 1 million de dollars par Qualcomm Inc. (produits et services dans la télécommunication) et de 50 000 à 100 000 dollars par Boeing, General Dynamics (équipements d’avions militaires et commerciaux), Lockheed Martin (défense et aéronautique), Northrop Grumman (systèmes de sécurité) et Palantir Technologies (dont l’une des composantes est l’Institut pour l’étude de la guerre, un groupe de réflexion qui soutient les interventions militaires américaines à l’étranger). En outre, Ronald Sanders, l’un des ses dirigeants est aussi vice-président de Booz Allen-Hamilton.
Brookings Institution a accueilli des analystes qui ont défendu l’idée de bombardements de la Syrie. Michael O’Hanlon, spécialiste « maison » de sécurité nationale, a fait valoir que le président Bill Clinton avait ordonné de telles frappes contre Saddam Hussein en 1998 pour ne pas s’être assez soumis aux inspections d’armes de destruction massive. Ken Pollack, également du Brookings, a fait la comparaison avec l’intervention américaine au Kosovo à la fin des années 1990.
Le Center for Strategic and International Studies (CSIS) de Washington a été mentionné trente fois en relation avec le dossier syrien. Un bon nombre de ses conseillers et administrateurs sont connectés avec le secteur de la défense : Margaret Sidney Ashworth est aussi vice-présidente à Northrop Grumman (systèmes de sécurité) ; Thomas Culligan est également vice-président à Raytheon, premier fabricant au monde de missiles guidés. Quant au président du CSIS, il occupe un poste de direction auprès de Science Applications International Corporation (SAIC), qui offre des solutions techniques dans le secteur de la défense et du renseignement. Le CSIS, mentionné dans trente articles, a plaidé pour des bombardements plus massifs que ceux préconisés par John Kerry. Tel de ses analystes a fait valoir que des frappes limitées amoindriraient la crédibilité des États-Unis. Tel autre, qu’elles inciteraient les pires des régimes à passer au nucléaire, aux cyberattaques ou à soutenir des acteurs violents non étatiques.
L’Institute for the Study of War (ISW) a obtenu vingt-deux mentions dans divers articles. L’une de ses anciens membres, Elizabeth O’Bagy a même été citée par John Kerry et le sénateur républicain John Mc Cain pendant leur audition au Congrès en faveur d’une intervention militaire. Sans surprise, l’ISW est amplement connecté à l’industrie militaire : Raytheon, SAIC, Palantir, General Dynamics, CACI International Inc. (systèmes d’information), Northrop Grumman, DynCorp (soutien aux opérations de terrain du gouvernement) et L-3 Communication (systèmes de renseignement et de surveillance). Enfin, il a fréquemment milité pour des frappes immédiates et chirurgicales.
Que les médias dissimulent ou manipulent des informations n’est pas nouveau, ni en démocratie ni sous d’autres régimes politiques. Mais dans le cas présent, il s’agit des États-Unis, première puissance militaire mondiale, qui peut décider de porter la guerre là où bon lui semble si elle estime que ses intérêts sont en jeu. Décrypter les informations qui ont été véhiculées par les médias américains, à un moment où une décision d’intervention armée pouvait être prise contre le régime syrien, était une nécessité démocratique. Qu’il s’agisse du débat américain sur la Syrie ou de tout autre sujet, ce ne peut être l’apanage des seuls médias. Le mérite de Public Accountability Initiative, qui est à l’origine de cet « arrêt sur information » est d’être indépendant du monde des médias.
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1Stephen J. Hadley, « To stop Iran, Obama must enforce red lines with Assad », The Washington Post, 8 septembre 2013.
2Lire « The SIPRI Top 100 arms-producing and military services companies in the world excluding China, 2011 », Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), 2011 ; Jack Mirkinson, « Syria Pundits Had Rampant, Undisclosed Conflicts Of Interest », The Huffington Post, 11 octobre 2013.
3« The Military-Industrial Pundits : Conflicts of Interest Exposed for TV Guests Who Urged Syrian War », Democracy Now, 18 octobre 2013.