Plus de 10 000 morts dont la moitié de civils — alors que le compteur macabre de l’ONU est arrêté depuis plusieurs mois déjà —, des dizaines de bavures qualifiées par les ONG de « crimes de guerre », 80 % des 28 millions d’habitants en besoin d’aide alimentaire urgente : les indicateurs humanitaires offrent un aperçu de la tragédie yéménite entamée il y a deux ans. La destruction de la ville de Saada sous les bombardements de la coalition, les combats de rue qui durent à Taëz où la population est très majoritairement opposée à l’emprise houthiste, le mépris de l’ensemble des belligérants pour les civils résument l’esprit de cette guerre. Pourtant chacun peine à en mesurer la profondeur, hésitant entre parallèles catastrophés avec la Syrie et oubli éhonté d’un conflit considéré comme localisé. Trop complexe, peu couvert par les médias internationaux, caractérisé par la complicité des pays occidentaux qui vendent des armes aux pays du Golfe, la guerre apparaît parfois incompréhensible — y compris aux yeux de bien des Yéménites.
Une autre Syrie ?
Certes, face aux plus de 400 000 morts syriens, aux près de 10 millions de déplacés internes et à la répression barbare du régime de Bachar Al-Assad, la guerre yéménite se range dans une autre catégorie que celle qui dure au Levant. À Sanaa, la vie quotidienne se poursuit en dépit des bombardements quasi quotidiens. Un centre commercial flambant neuf a même été ouvert dans la capitale au cours de l’hiver. Jusqu’à l’été 2016, la Banque centrale a œuvré depuis Sanaa et maintenu une certaine neutralité qui a permis le paiement des salaires des fonctionnaires partout dans le pays, offrant un filet de sécurité à la population. De même, en dépit de l’annonce d’un contrôle strict des frontières par la coalition, de nombreux biens, et sans doute des armes, continuent d’entrer sur le territoire et d’approvisionner les marchés.
Sur le plan régional comme international, le Yémen n’a pas donné lieu à une polarisation identique à celle qui a pourri la révolution syrienne et l’a conduite dans une impasse. L’Iran, accusé de soutenir les houthistes, ne met pas tout son poids dans la bataille et limite à l’évidence son implication, l’orientant vers un probable soutien logistique. La Russie œuvre en coulisse et n’a pas (encore ?) fait du Yémen un terrain d’affirmation de sa puissance ou de sa capacité de blocage des organisations internationales. Le représentant de l’ONU, le diplomate mauritanien Ismail Ould Cheikh Ahmed ne ménage pas ses efforts, mais les tentatives de paix achoppent du fait du maximalisme des belligérants et de la résolution 2216 du Conseil de sécurité adoptée au début de la guerre. Celle-ci est mal calibrée dans la mesure où elle fait peser l’entière responsabilité du conflit sur les houthistes et leur allié Ali Abdallah Saleh. Elle empêche également de faire émerger une alternative politique au président Abd Rabbo Mansour Hadi qui se prévaut, à travers cette résolution, d’une inamovible légitimité.
La localisation géographique du Yémen limite en outre la capacité des civils de fuir le pays. La société, encore majoritairement rurale, offre alors des échappatoires, mais aussi quelques ressources agricoles pour se nourrir. Ainsi les réfugiés yéménites sont-ils encore peu nombreux (environ 300 000) hors du pays et demeurent faiblement insérés dans les réseaux illégaux qui convergent vers l’Europe.
Quand Al-Qaida se renforce
Cette conjonction de facteurs qui ont réduit l’ampleur de la tragédie ne durera qu’un temps. Ainsi est-il faux de considérer que le coût de l’effondrement de la société yéménite restera cantonné dans ce territoire ou ne concernera que la péninsule Arabique. Déjà, le rapatriement de la Banque centrale de Sanaa vers Aden en août 2016 a marqué non seulement le dédoublement et la fragmentation de ce qui reste de l’État, mais a aussi sévèrement accru la crise humanitaire, privant bien des Yéménites des régions du nord de leur salaire. Les nouveaux fonctionnaires affectés à Aden manquent cruellement d’expérience. La sécurité dans la capitale temporaire, libérée au cours de l’été 2015, est trop précaire pour permettre au gouvernement de travailler normalement. Les ministres et le président Hadi, reconnu par la communauté internationale, n’y résident qu’épisodiquement, fréquemment installés en Arabie saoudite.
Les risques de famine comme le déploiement des groupes djihadistes qui frappent les cibles pro-houthistes et pro-Hadi symbolisent un risque de déstabilisation qui dépasse largement le pays. La mise en branle vers l’Europe de réseaux migratoires qui verraient les Yéménites se joindre aux Soudanais du Sud, aux Érythréens et autres Africains prêts à tout pour traverser la Méditerranée est à l’évidence une perspective que les décideurs européens craignent. Pourtant, c’est encore l’indifférence qui prédomine. Plus la guerre dure, plus la pression des réfugiés va s’accroitre, vers toutes les directions. Les Saoudiens semblent peu en mesure de contrôler efficacement leur frontière et font déjà face aux incursions quotidiennes des partisans houthistes.
Parallèlement, Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA) poursuit son ancrage territorial. En avril 2016, son éviction de la ville de Mukalla, contrôlée pendant un an, n’a pas significativement affecté sa capacité de nuisance. C’est autour de Taëz, encore aux mains des houthistes, que se structure une confrontation qui laisse aux djihadistes une grande latitude. L’organisation de l’État islamique (OEI) souffre certes de la concurrence d’AQPA, mais émerge, notamment dans les zones urbaines, et bénéficie indéniablement tant du chaos que de la structure confessionnelle du conflit. Dans ce contexte, l’accroissement de l’engagement militaire américain contre les cibles djihadistes depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump risque bien de se révéler contre-productif — comme a pu l’être la politique des drones sous Barack Obama. Les ingrédients sont dès lors réunis pour faire du Yémen un front central du djihad international.
Tensions entre l’Arabie saoudite et les Émirats
Le conflit yéménite continue d’être un abcès de fixation de tensions régionales. Le rôle de l’Iran est sans doute exagéré par les opposants des houthistes ainsi que par les gouvernements du Golfe, cependant l’ensemble des experts en armement souligne combien la rébellion a vu sa capacité militaire accrue depuis quelques mois, vraisemblablement du fait de livraisons de matériel venu de la République islamique. Les houthistes et Saleh menacent dorénavant les villes saoudiennes avec des missiles de longue portée et ont récemment développé des drones maritimes qui ont pu endommager un navire militaire saoudien en mer Rouge. Cet état de fait ancre la paranoïa des dirigeants saoudiens qui, dès lors, ne sont pas incités à chercher une alternative aux bombardements.
L’enlisement du front militaire favorise des tensions au sein de la coalition qui souffre d’avoir été mal définie. Elle fait appel à des mercenaires et souffre d’une déconnexion avec le terrain qui a entraîné des pertes importantes en hommes pour les armées engagées. Les objectifs de reprise de Sanaa et de réinstauration du pouvoir de Hadi apparaissent de plus en plus inatteignables, d’autant que la guerre est extrêmement coûteuse. La coalition semble enfin traversée par des dissensions entre les Saoudiens et les Émiratis. Des échanges de tirs ont même été rapportés autour de l’aéroport d’Aden. La stratégie des deux principaux acteurs régionaux impliqués au Yémen est clairement divergente : les premiers paraissent encore attachés à Hadi et à la réhabilitation des islamistes sunnites quand les seconds seraient prêts à transiger avec le clan Saleh et s’appuient sur le mouvement sudiste.
Face à ces tensions, chacun guette en face la fragmentation de l’alliance entre les houthistes et Ali Abdallah Saleh. Or, celle-ci ne vient pas. L’ancien président fait preuve d’un opportunisme certain et représente à l’évidence un verrou central. La poursuite des bombardements constitue, bien davantage qu’une logique confessionnelle, le ciment de leur accord et du dédoublement des structures étatiques qui est à l’œuvre depuis mi-2016. Dans ce cadre, l’unité yéménite n’est plus qu’une fiction. Dès lors, il deviendra de plus en plus difficile de recoller les morceaux, notamment du fait d’un mouvement sudiste qui plaide depuis plus de dix ans pour la sécession et voit dans la guerre une occasion d’acter la séparation.
Une politique du pire est donc partout à l’œuvre. Un arrêt des bombardements de la coalition pourrait constituer un préalable nécessaire. Si Donald Trump, emporté par son hostilité envers l’Iran, ne semble pas disposé à faire pression sur l’Arabie saoudite, il revient à l’Union européenne de changer de stratégie dans le conflit et de s’engager plus en avant. Mais à l’évidence, un abandon de l’option militaire par les monarchies du Golfe ne pourrait être à lui seul suffisant. Il faut d’un côté favoriser l’émergence d’un nouveau leadership, mais également offrir aux Yéménites des moyens crédibles et un horizon sérieux pour la reconstruction. Chacun reconnaîtra que ce ne sera pas une mince affaire.
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