« Distinguer racisme d’État et État raciste »

Olivier Le Cour Grandmaison, professeur de sciences politiques a coordonné avec Omar Slaouti l’ouvrage collectif Racismes de France. Il décrypte les discours de stigmatisation et de peur et analyse les enjeux de la lutte contre les racismes en France, au moment où le gouvernement prépare un projet de loi sur le « séparatisme ». Un éclairage plus nécessaire que jamais après l’assassinat du professeur d’histoire Samuel Paty.

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À la suite du discours d’Emmanuel Macron le 2 octobre 2020 dénonçant les séparatismes au sein de la République française et de la stigmatisation croissante de la « communauté » musulmane en France, Orient XXI s’est entretenu avec le politologue et universitaire Olivier Le Cour Grandmaison. C’était quelques jours avant l’assassinat de Samuel Paty. Enseignant-chercheur à l’université Paris-Saclay-Evry-Val-d’Essonne, il travaille depuis 2005 sur la question coloniale, notamment française, et sur les origines savantes et élitaires de l’islamophobie1. Ce mois-ci, il publie un ouvrage collectif regroupant les contributions de 23 autrices et auteurs. Cet ouvrage, codirigé avec Omar Slaouti traite notamment des discriminations systémiques qui affectent gravement les habitant.e.s racisé.e.s des quartiers populaires, les Roms, du racisme institutionnel et du racisme d’État.

Sylvain Mercadier. — Dans votre ouvrage, vous soutenez que la montée du racisme est le fruit du positionnement des institutions et notamment d’un racisme d’État. Pouvez-vous expliquer cela ?

Olivier Le Cour Grandmaison. — Dans l’ouvrage précité, il est en effet question du racisme d’État, qu’il faut distinguer immédiatement d’un État raciste. Contrairement à ce que certains voudraient faire croire en confondant par ignorance ou par volonté polémique ces deux concepts pour mieux disqualifier ceux qui en France emploient le premier, ils renvoient à des réalités très différentes. L’État raciste est un État qui repose objectivement sur des représentations hiérarchisées du genre humain postulant, par exemple, la supériorité de la race blanche sur tout autre race, qu’elle soit « noire », « jaune » ou « arabe » ; toutes étant réputées inférieures sur le plan racial, civilisationnel et religieux. En France, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, ces représentations ont été « scientifiquement » établies par l’anthropologie physique puis renforcées et pérennisées par plusieurs autres disciplines comme l’histoire, la psychologie ethnique, la sociologie coloniale et le droit colonial.

De là, des dispositions juridiques discriminatoires dont l’objectif est d’assujettir les minorités raciales ainsi identifiées en les privant de droits et libertés fondamentaux, et en les soumettant de plus à des mesures répressives hors du droit commun. Cela fut le cas pour les « indigènes » de l’empire français tout au long de la Troisième République. En atteste, notamment les codes de l’indigénat appliqués dans la majorité des colonies françaises jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale2. États racistes encore, la République d’Afrique du Sud au temps de l’apartheid et les États-Unis jusqu’à l’abrogation des diverses législations discriminatoires qui fait suite aux mobilisations des Afro-Américains du mouvement pour les droits civiques entre 1954 et 1968.

Relativement à la France aujourd’hui, nous ne sommes pas en présence d’un État raciste, mais cela n’est nullement contradictoire avec l’existence d’un racisme d’État ou d’un racisme institutionnel. Cela concerne, entre autres, la police qui, depuis fort longtemps, se livre à des contrôles au faciès en ciblant certaines catégories de la population : les héritiers de l’immigration coloniale et postcoloniale, et plus spécifiquement les jeunes des quartiers populaires perçus comme des menaces particulièrement graves pour l’ordre public. Pratique qui est encouragée et défendue par les différents ministres de l’intérieur, qu’ils soient de droite ou de gauche. Des études de terrain conduites par les sociologues Fabien Jobard et René Lévy en 2009 ont montré qu’à Paris et dans la région parisienne, la probabilité d’être contrôlé par les forces de l’ordre est six à huit fois plus élevée, par rapport aux individus de type européen, lorsque la personne est identifiée comme étant de type noir ou maghrébin. Ces pratiques ont été à plusieurs reprises dénoncées par de nombreuses ONG et par Jacques Toubon quand il assumait la fonction de défenseur des droits. En vain, hélas, puisqu’elles se sont poursuivies en étant même défendues par les plus hautes autorités de l’État.

Il s’agit donc bien de discriminations, clairement identifiées, fondées sur la race et cela concerne une institution très particulière : la police qui est un des piliers de l’État. On est donc en droit de considérer que l’on est en présence d’un racisme institutionnel d’une part et d’un racisme d’État d’autre part, puisque le premier ne saurait ainsi perdurer s’il n’était couvert par le gouvernement et le président de la République. Sur le plan juridique, cela a été confirmé par un arrêt très important de la cour de cassation du 9 novembre 2011 qui a définitivement condamné l’État dans trois dossiers portant sur des contrôles au faciès en estimant que ce dernier avait commis une « faute lourde » qui engageait sa responsabilité.

Ajoutons que ce type de pratiques concerne également les Roms, jugés par l’ancien ministre de l’intérieur Manuel Valls rétifs à toute intégration et pour cela particulièrement dangereux pour la sécurité publique et la sécurité sanitaire. De là, l’élaboration puis l’application d’une politique publique ouvertement romanophobe qui se traduit par la destruction des campements, la précarisation accrue des personnes visées, la déscolarisation des enfants et de nombreuses expulsions.

Concernant le discours d’Emmanuel Macron sur le séparatisme auquel vous faisiez référence, le terme a d’ailleurs été supprimé quelques jours plus tard, il contribue à renforcer le préjugé selon lequel les musulmans feraient peser une menace existentielle sur la République et l’unité nationale. Dès lors que « l’Autre » ou « les autres » sont ainsi pensés, présentés et jetés en pâture à ce qu’il est convenu d’appeler l’opinion publique, cela ne peut que contribuer à légitimer des mesures et des pratiques discriminatoires à l’endroit de celles et ceux qui sont ainsi stigmatisés.

S. M.Vous parlez de la police, des déclarations du président français et d’autres figures politiques, comme Manuel Valls. Dans d’autres domaines de l’État, retrouve-t-on des phénomènes relatifs à des discriminations ?

O. L. G. — Dans l’ouvrage collectif Racismes de France, qu’Omar Slaouti et moi-même avons dirigé, plusieurs contributions d’universitaires et de spécialistes portent sur les discriminations systémiques qui existent au sein de l’institution scolaire, du corps médical, des hôpitaux, sans oublier les activités sportives et les traitements indignes infligés par les autorités publiques aux migrants et aux demandeurs d’asile. À preuve, là encore, la condamnation récente (2 juillet 2020) de la France par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) en raison de traitements inhumains et dégradants infligés à trois demandeurs d’asile. Ajoutons que cette condamnation par la CEDH est la quatrième en un mois ! Pour reprendre ce mot de Robert Badinter, voilà qui confirme sinistrement ceci : si la France est bien le pays des Déclarations des droits de l’homme, elle n’est assurément pas le pays de ces droits.

En ce qui concerne les écoles, les collèges et les lycées, pensés par les apologues béats de la République comme des institutions réputées œuvrer généreusement à l’égalisation des conditions et des « chances », comme ils disent, les réalités vécues et subies par les jeunes racisé.e.s des quartiers populaires sont tout autres. Très souvent et trop souvent, ils y découvrent des discriminations raciales et sociales qui se traduisent par des parcours scolaires amputés et professionnalisés qui vont avoir des conséquences majeures tout au long de leur existence. Cela aide à mieux comprendre les raisons pour lesquelles certains de ces jeunes s’en prennent parfois à l’institution scolaire, qu’ils perçoivent non comme un lieu d’émancipation, de liberté et d’égalité, mais comme un lieu de reproduction des inégalités sociales et raciales subies par leurs parents et par eux-mêmes.

S. M.On entend souvent dire que les valeurs de la République : liberté, égalité, fraternité devraient être acceptées par tous ceux qui vivent en France. Cependant, vous dites dans votre livre que ces valeurs n’ont pas toujours guidé les décisions politiques. Vous soutenez que la France a un passé colonial qui n’est pas convenablement abordé.

O. L. G. — En ce qui concerne l’histoire coloniale de la France, certains pans de cette histoire demeurent pour partie occultés ou euphémisés par nombre de responsables politiques, de droite comme de gauche. Plus grave encore, et ce depuis le vote de la loi du 23 février 2005 relative à « l’œuvre » prétendument accomplie par ce pays dans les territoires de son empire, on assiste à une réhabilitation pour le moins singulière de la colonisation dont certains vantent de nouveau les bienfaits supposés. Cette loi constitue une double exception. D’une part parce que la France est la seule ancienne puissance coloniale à avoir voté des dispositions législatives faisant l’apologie de ce passé. D’autre part parce que si l’État doit s’occuper de beaucoup de choses, il y a un domaine dans lequel il ne saurait intervenir, sauf à méconnaitre les principes démocratiques qui sont les siens : celui de l’histoire, surtout lorsqu’il s’agit d’en imposer une interprétation officielle, comme l’établit l’article premier de cette même loi — toujours pas abrogée.

Depuis, le chœur des apologues de la colonisation s’est « enrichi » de bateleurs médiatiques comme Alain Finkielkraut et Éric Zemmour, auxquels s’ajoutent quelques pseudo-historiens promus par certains médias qui confondent roman national-républicain et volonté de savoir et d’écrire l’histoire. De là le retour, pour le moins étonnant, aux poncifs les plus éculés sur les « beautés » supposées de la colonisation française. Les mêmes se croient sans doute très originaux et audacieux ; ils ne sont que les piteux ventriloques d’un discours impérial républicain forgé sous la Troisième République et diffusé dans les écoles par la « grâce » des deux historiens officiels de l’époque : Albert Malet et Jules Isaac.

Ajoutons enfin que la Troisième République, notamment, a été tout à la fois une République raciale et une République impériale3 dirigée par des élites politiques et administratives largement acquises au racisme « scientifique » de l’époque et majoritairement favorables, socialistes compris, à la colonisation qu’elles ont préparée, organisée puis constamment défendue. En atteste, parmi beaucoup d’autres citations possibles, le célèbre discours de Jules Ferry prononcé à la chambre des députés le 28 juillet 1885 dans lequel il estime que les « races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures ». Ce discours n’est pas seulement un appel pressant à la colonisation, il est aussi très classiquement raciste, ceci justifiant, pour Jules Ferry et beaucoup d’autres, les conquêtes coloniales et l’assujettissement des « indigènes ».

1Olivier Le Cour Grandmaison, Ennemis mortels. Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale, La Découverte, Paris, 2019.

2Olivier Le Cour Grandmaison, De l’indigénat. Anatomie d’un « monstre » juridique. Le droit colonial en Algérie et dans l’empire français, Zones, Paris, 2010.

3Olivier Le Cour Grandmaison, La République impériale. Politique et racisme d’État, Fayard, Paris, 2009.

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