Djibouti. L’Arabie saoudite déploie sa diplomatie religieuse

À la croisée d’alliances complexes et d’enjeux non moins inextricables, Djibouti est devenu l’une des priorités de l’Arabie saoudite dans la Corne de l’Afrique. Pour pérenniser son influence, la diplomatie religieuse du royaume est un levier précieux. Constructions de mosquées, ouvertures de madrasas, formations, actions caritatives : rien n’est négligé pour la bonne image pieuse.

Djibouti City

La Corne de l’Afrique est source de convoitise pour de nombreuses puissances. Djibouti en particulier dispose d’une position stratégique à la croisée du continent africain et de la péninsule Arabique qui offre aux puissances étrangères une place de choix pour veiller à la sécurité maritime du détroit de Bab El-Mandeb, quatrième point de passage maritime mondial dans le transport d’hydrocarbures.

Dernier avant-poste français sur le continent africain et seul îlot francophone en Afrique de l’Est, le Territoire français des Afars et des Issas (TFAI) obtient son indépendance en 1977 et devient la République de Djibouti. Pays de près d’un million d’habitants dont la majorité est concentrée dans la capitale éponyme, le pays a conservé des liens étroits avec la France, qui y possède son plus grand contingent militaire à l’étranger, soit près de 1 450 soldats. La France demeure également la seule nation avec laquelle Djibouti a signé un traité de coopération en matière de défense. Ce dernier assigne aux troupes françaises à Djibouti la protection de l’intégrité territoriale du pays.

Pôle de stabilité dans une région rongée par la guerre et l’insécurité depuis plusieurs décennies, le pays a fait de sa position une force en accueillant les bases militaires de plusieurs armées, dont le plus grand contingent des États-Unis en Afrique à la suite des attentats perpétrés contre les ambassades des États-Unis en Afrique de l’Est en 1998. Le camp Lemonnier, ancienne base de la Légion étrangère vendue aux États-Unis, sert désormais au Pentagone de point de départ aux drones ciblant Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA) au Yémen, et le groupe Al-Shebab en Somalie. Dotée d’une position privilégiée pour sécuriser ses nouvelles routes de la soie, la Chine y a également installé en 2017 sa première base militaire sur le continent africain.

L’interventionnisme des pays du Golfe se fait lui aussi de plus en plus ressentir. Les printemps arabes et la crainte d’une montée en force des Frères musulmans ont suscité l’attention des pays du Golfe vis-à-vis de la Corne de l’Afrique. Outre la nécessité de sécuriser un environnement régional particulièrement instable, il s’agit aussi pour eux d’obtenir des parts de marché dans une région qui connaît un développement économique parmi les plus rapides au monde.

L’éviction du Qatar et des Émirats arabes unis

L’ouverture de Djibouti aux investissements des pays du Golfe s’est heurtée à plusieurs obstacles. Jusqu’en 2017 le Qatar entretenait de bonnes relations avec le gouvernement d’Ismaïl Omar Guelleh, président de la République depuis 1999. L’émirat avait notamment assuré la médiation entre Djibouti et l’Érythrée lors du conflit lié à des revendications territoriales qui les opposa en 2008. Cette médiation aboutit à la signature d’un accord de cessez-le-feu en juin 2010 actant l’arrivée d’un contingent de soldats qatariens pour maintenir la paix à Douméra, cap qui constituait la frontière contestée entre les deux pays. Après des affrontements qui coutèrent la vie à 44 Djiboutiens et à plus d’une centaine d’Érythréens, la médiation assurée par le Qatar fut célébrée par l’émirat comme un véritable succès diplomatique pérennisant son influence dans la Corne de l’Afrique.

La progressive polarisation qui a abouti en 2017 à un embargo mené par le « Groupe des Quatre » (Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Bahreïn, Égypte) à l’encontre du Qatar a cependant contraint la République de Djibouti à mettre un terme à ses liens avec l’émirat. Suite à ce revirement, le Qatar a retiré sans explication le contingent de 450 soldats qui servait de tampon dans la zone frontalière entre l’Érythrée et Djibouti. Si ce retrait peut être interprété comme une sanction infligée aux deux pays pour leur prise de position en faveur de l’Arabie saoudite, d’autres raisons sont invoquées par des soutiens qatariens. Outre le peu de bonne volonté exprimé par l’Érythrée à prendre part à des négociations politiques d’envergure pour trouver une solution diplomatique au conflit, le coût du maintien d’un contingent de soldats dans la Corne de l’Afrique ne serait plus la priorité stratégique de l’émirat.

Bien que le retrait du contingent mis en place par Doha ait immédiatement entrainé un regain de tension entre les deux pays, l’Arabie saoudite s’est emparée avec succès du vide laissé par le Qatar en organisant une rencontre à Djeddah entre le président djiboutien Ismaïl Omar Guelleh et le président érythréen Isaias Afwerki. Signe de la montée en puissance de la diplomatie saoudienne dans la région, l’organisation de cette rencontre a permis une normalisation des relations entre les deux pays, saluée par l’ONU.

La relation bilatérale avec les Émirats arabes unis (EAU) est aussi ternie depuis 2018 par un litige. Alors que l’entreprise dubaïote DP World était liée à l’État djiboutien par un contrat de concession du port de Doraleh jusqu’en 2036, ce dernier a unilatéralement résilié cette concession le 22 février 2018. S’en est suivie une longue série de procédures devant la Cour internationale d’arbitrage de Londres qui a statué pour la sixième fois en janvier 2020 en faveur de la compagnie dubaïote. Dénonçant des « condamnations arbitrales », l’État djiboutien n’entend pas accepter un jugement qu’il estime injuste et il semble peu probable que le conflit trouve une issue dans un avenir proche.

Confrontée dans la Corne de l’Afrique à l’influence grandissante d’une Turquie déjà implantée de manière pérenne en Somalie, l’Arabie saoudite a fait de Djibouti l’une de ses priorités. Dans une région aux prises avec des luttes d’influence toujours plus marquées, l’investissement du tissu économique demeure le principal levier au service de la puissance du royaume. Les outils de politique étrangère de l’État saoudien sont toutefois de plus en plus nombreux et efficaces. Parmi ces derniers, la diplomatie religieuse s’impose. À l’aune des recompositions de l’action de l’État, elle s’est transfigurée, et le royaume peut désormais compter sur une multitude d’acteurs : institutions, ONG, associations, groupes d’influence et figures religieuses.

Institutionnalisation de l’islam

Officiellement, à Djibouti, 98 % de la population est musulmane. À l’écart de l’orthodoxie sunnite issue de la péninsule arabe, la pratique de l’islam y est demeurée longtemps une composante mineure des rapports de pouvoir sous la domination française. Ce n’est pas tant l’accès à l’indépendance que l’urbanisation rapide du pays qui a bousculé les pratiques de l’islam. Suite à une guerre civile (1991-1994) aux causes essentiellement ethniques, l’islam s’est imposé comme symbole d’unité nationale. Cette institutionnalisation s’est caractérisée par une réforme constitutionnelle consacrant l’islam et en rupture avec les institutions et les pratiques politiques héritées de la colonisation.

L’appropriation de l’islam comme objet politique a permis au pouvoir de surmonter les querelles claniques lors de la guerre civile et facilité un investissement du champ religieux par les pays étrangers.

L’Arabie saoudite, au même titre que la Turquie ou le Koweït, bénéficie depuis d’un canal de communication direct avec les autorités religieuses djiboutiennes. Auparavant simple direction au sein du ministère de la justice, la création en 1999 d’un ministère délégué des affaires musulmanes et des biens waqf1 fait depuis office de point d’appui aux États étrangers désireux d’investir les dimensions politiques, socioculturelles et caritatives de l’islam à Djibouti.

Un accord-cadre avec Riyad

Le Coran faisant office de Constitution au sein de l’architecture institutionnelle de l’État saoudien, l’islam est au cœur de l’idéologie du royaume. Clé de voûte de la stratégie d’influence de l’Arabie saoudite à l’étranger, la religion sert de base aux relations bilatérales entretenues par l’État saoudien avec les pays à majorité musulmane.

En 2017, un accord-cadre a été signé à Riyad entre le ministre djiboutien des affaires musulmanes, de la culture et des biens waqf Moumin Hassan Barreh et son homologue saoudien. À cette occasion, les deux ministres « ont réitéré leurs engagements à raffermir davantage les liens de fraternité et les relations de coopération dans le domaine religieux ». La délégation djiboutienne en a profité pour rendre visite au grand mufti du royaume. L’Arabie saoudite s’est également engagée à fournir à Djibouti « des copies du Saint Coran, divers documents facilitant l’apprentissage des significations des versets du livre sacré, des publications du ministère saoudien dans le domaine de l’Islam et des invitations à des séminaires religieux ».

Dans La Nation, quotidien djiboutien qui sert de relais aux positions du gouvernement, le partenariat avec l’Arabie saoudite est largement mis en valeur, en particulier dans le domaine religieux. L’économie de Djibouti demeure dépendante d’infrastructures ferroviaires et portuaires nécessitant des investissements extérieurs conséquents, ainsi que de la rente procurée par les bases militaires étrangères sur son sol. À cet égard, entretenir une relation bilatérale dense avec l’Arabie saoudite fait partie des priorités stratégiques du gouvernement djiboutien.

Si le pays jouit d’un climat des affaires favorable qui lui permet de diversifier ses partenaires économiques, il n’en demeure pas moins particulièrement endetté auprès de la Chine. Cultiver sa relation avec l’Arabie saoudite lui permet à terme de bénéficier d’investissements saoudiens qui l’émancipent de la tutelle chinoise. En témoigne l’accord de coopération dans le domaine du commerce et des investissements signé avec le royaume en février 2020.

Dans une région où se bousculent les investisseurs, la diplomatie religieuse est un levier précieux pour l’Arabie saoudite. Elle se traduit par la construction de mosquées, qui demeure l’un des outils privilégiés de la stratégie d’influence du royaume en Afrique. A contrario de la Turquie, qui concentre ses efforts sur des édifices imposants comme la mosquée Abdhülhamid II inaugurée à Djibouti en 2019, l’Arabie saoudite préfère multiplier les structures de petite taille sur l’ensemble du territoire. La construction de ces mosquées s’accompagne dans la majorité des cas de l’établissement d’un centre islamique, ainsi que de formations dispensées en Arabie saoudite pour les futurs imams.

Dans les zones marginalisées, notamment à Balbala, le quartier populaire de la capitale, les familles comptent souvent sur les madrasas et les écoles coraniques pour l’éducation de leurs enfants. En Afrique de l’Est et à Djibouti en particulier, les financements alloués par l’Arabie saoudite pour ce type de structure ont considérablement augmenté. Davantage exposés à l’identité culturelle et religieuse du royaume, les élèves djiboutiens grandissent plus sensibles à une pratique wahhabite de l’islam. Figure de proue de cet engagement, une « mosquée consulaire saoudienne » a été inaugurée en juin 2016 à Djibouti. Placée sous l’autorité de l’attaché religieux de l’ambassade d’Arabie saoudite et inaugurée en présence de plusieurs ministres djiboutiens, cette mosquée dispose d’une capacité d’accueil de 1 000 fidèles.

Soutien charitable aux Yéménites en exil

Au même titre que de nombreux autres États, l’Arabie saoudite a de plus en plus recours à des acteurs non étatiques dans sa stratégie d’influence. L’Assemblée mondiale de la jeunesse musulmane (World Assembly of Muslim Youth, WAMY) est la plus active de ces organisations. Créée à Djeddah en 1972, elle ambitionne de préserver l’identité musulmane des jeunes, tout en leur donnant des clés pour faire face aux défis que pose la modernité. L’organisation possède des représentations officielles dans une quarantaine de pays.

Les actions de l’ONG se déclinent sous plusieurs formes : organisation de camps de scouts, de séminaires, de stages de formation. Elle mène en parallèle des actions sociocaritatives dans de nombreux pays en voie de développement, souvent à majorité musulmane. Si la WAMY a durant ses premières décennies d’existence été accusée de propager un islam radical incitant au Djihad armé, l’organisation a depuis été réformée par les autorités saoudiennes, de manière à promouvoir un salafisme traditionnel en accord avec la politique religieuse du pays.

À Djibouti, l’organisation finance des équipements et du personnel de santé. La WAMY mène également des campagnes de lutte contre la pauvreté dans les régions particulièrement à risque en y distribuant des biens de première nécessité. Récemment, l’organisation a offert à la direction générale de la police nationale un lot de 50 containers préfabriqués, visant à renforcer l’effort gouvernemental dans la lutte contre la Covid-19 à Djibouti. Malgré tout, son action se concentre depuis cinq ans sur le soutien à la communauté yéménite en exil multipliant à son égard les actions caritatives.

Véritable carrefour migratoire, Djibouti est en effet devenu la terre d’accueil de nombreux réfugiés yéménites. En 2018, le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) estimait leur nombre à 5 000 à Djibouti. Au regard de la présence historique des marchands yéménites dans le pays, il est par ailleurs probable qu’ils soient beaucoup plus nombreux, intégrés au sein de réseaux familiaux. Près de 1 500 d’entre eux vivent dans un village à proximité d’Obock financé par la fondation d’aide humanitaire du roi Salman (KSRelief) et inauguré en octobre 2018. D’une valeur de 6,39 millions de dollars (5,4 millions d’euros), le village créé par la fondation saoudienne dispose d’une mosquée, d’une école et de deux centres médicaux. Très médiatisé, le soutien apporté aux Yéménites à Djibouti et ailleurs permet au royaume de réhabiliter son image après cinq années d’une guerre qui a causé plusieurs dizaines de milliers de morts.

Signe d’une nouvelle étape et preuve de la densification de la relation entre les deux pays, le président de la République de Djibouti a signé en 2019 un arrêté autorisant l’ONG à ouvrir un « établissement d’enseignement supérieur privé dans le domaine des sciences et techniques industrielles et tertiaires ».

L’Arabie saoudite a pris une longueur d’avance dans la lutte d’influence que se mènent les États du Golfe à Djibouti. Néanmoins, le gouvernement djiboutien entretient avec la Turquie des liens étroits, concrétisés la visite officielle de Recep Tayyip Erdogan à Djibouti en 2015. Si pour l’instant le pays maintient avec succès sa position d’équilibre, il est possible que l’évolution des relations stratégiques régionales le contraigne à l’avenir à choisir un camp.

1Dans le droit islamique, une donation faite à perpétuité par un particulier à une œuvre d’utilité publique, pieuse ou charitable.

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