Quatre dynamiques ont alimenté l’excroissance radicale de l’organisation de l’État islamique (OEI]1. Les deux premières ont été d’une part la volonté du régime syrien de radicaliser son opposition pour la discréditer et d’autre part la désastreuse façon dont les « amis » occidentaux de la Syrie l’ont laissé faire, en refusant à l’opposition modérée les armes qui lui auraient permis de se crédibiliser. La troisième a été le débordement, sur le territoire syrien, de la révolte des sunnites irakiens, radicalisés par l’incapacité des États-Unis à mettre en place en Irak un système autre que confessionnel et dominé par les chiites.
Gonflant les rangs des djihadistes irakiens et syriens, donnant explicitement à la crise une dimension planétaire, une dernière dynamique a amené enfin une troisième catégorie d’acteurs, en provenance de près de 80 nations, à y faire progressivement irruption. Comme leurs homologues syriens ou irakiens, les « angry sunnis » (sunnites en colère) et les « djihadistes sans frontières » ou autres candidats à la hijra (migration) peuvent être perçus comme autant de laissés-pour-compte des systèmes politiques des pays d’où ils proviennent.
Le « Sunnistan » idéal
Ces pays sont pour une bonne part arabes : le Maroc, la Tunisie, l’Égypte et la Libye notamment, là où les « printemps » inachevés ou, comme en Égypte, brutalement réduits au silence avec la caution des Occidentaux, ont laissé vierges d’importants espaces protestataires et d’aussi importantes frustrations. Les djihadistes viennent également d’un certain nombre d’arènes asiatiques, victimes tchétchènes de la répression russe ou, en moindre nombre, victimes ouïgoures de la répression chinoise, rêvant à la fois de prendre en Syrie leur revanche et de conquérir leur statut de sunnites « libres ». Ils viennent enfin des États-Unis, mais plus encore d’Europe occidentale — et notamment de France. C’est là que quelques centaines d’entre eux ont cédé à la tentation de la hijra 2 vers des terres où leur pratique religieuse serait libérée de toute obstruction aussi bien chiite qu’occidentale.
Les djihadistes pensent d’autant plus devoir combattre pour l’établissement de ce « Sunnistan » idéal qu’ils ont pu vérifier qu’aucun État de la région n’accepte d’en devenir le territoire dans la mesure où tous, de l’Égypte à la Jordanie, expulsent régulièrement les musulmans européens en quête d’affirmation religieuse. Leur émergence et leur multiplication signalent ainsi l’échec ou les limites des politiques d’intégration d’un grand nombre de pays : la Russie de Vladimir Poutine bien sûr, en Tchétchénie notamment, mais également la France de Manuel Valls... et celles de la totalité de leurs prédécesseurs.
En France, la table bancale du « vivre ensemble »
La « machinerie » qui radicalise en France une poignée d’individus n’est donc pas uniquement économique et sociale, ni même religieuse. Elle est surtout politique. Le mal-être de très nombreux musulmans, jeunes ou moins jeunes (y compris quand ils se démarquent de ces conduites de rupture) ne renvoie pas seulement aux réelles difficultés d’insertion professionnelle de ceux qu’on englobe dans l’appellation paresseuse de « jeunes des banlieues », et encore moins à leur bonne ou mauvaise interprétation supposée du dogme musulman. Elle requiert une analyse banalement politique. La table française du « vivre ensemble » n’est pas fonctionnelle avant tout parce qu’elle est bancale. Elle est bancale parce que son pied musulman est trop court pour jouer efficacement son rôle équilibrant. D’une part, en effet, la représentation politique des musulmans est faible. D’autre part, les opportunités ouvertes dans les médias de la République sont loin d’être satisfaisantes, qui permettent à leurs concitoyens de l’Hexagone de partager leurs attentes, leurs souffrances, leurs impatiences et, le cas échéant, leurs humeurs3.
Les radicalisations, échos globalisés des échecs politiques
Plus globalement, la naissance du djihadisme contemporain, version Al-Qaida, est celle d’une mobilisation visant à frapper les États-Unis d’abord, l’Europe ensuite, en tant que clefs de voûte de la pérennité de régimes arabes considérés comme profondément illégitimes. Elle peut être corrélée à l’internationalisation de la répression des oppositions islamistes, explicitée lors du sommet antiterroriste de Charm Al-Cheikh en 1996 par les dirigeants autoritaires des enceintes nationales arabes, de concert avec ceux de l’arène régionale israélo-arabe, de la Russie à la superpuissance américaine, alors en pleine militarisation de sa diplomatie pétrolière4.
Selon les contextes où il s’est ancré, en Afghanistan d’abord puis en Irak et en Syrie, le djihadisme « global » contemporain a pris des tonalités et énoncé des priorités stratégiques différentes. Mais ses composantes sont demeurées les mêmes : lutter contre les acteurs (étatiques ou infra-étatiques) qui empêchent les groupes radicaux de mettre en œuvre l’expression politique et sociale de leur conception de la foi musulmane sunnite. Leurs adversaires sont multiples : en priorité les puissances occidentales projetées dans la région, mais également les communautés chiites, surtout quand elles sont impliquées dans la gestion des États, comme en Iran, en Irak et au Liban. Et enfin, ainsi que le cas irakien l’a démontré, toutes les minorités religieuses (à l’instar des yézidis d’Irak), même lorsqu’elles ne sont pas directement impliquées dans le rapport de force avec l’Occident.
Une tendance essentielle du phénomène djihadiste s’est confirmée dans la crise irakienne puis syrienne : la capacité croissante des groupes radicaux à relayer les attentes, notamment irrédentistes, de leur environnement : celles des populations touarègues du Mali, sudistes du Yémen, nordistes musulmanes du Nigeria et, aujourd’hui, d’une composante significative des populations sunnites irakiennes et syriennes.
La poussée de l’Organisation de l’État islamique (OEI), dont le régime syrien affiche la prétention à vouloir protéger le monde, signale donc un complexe entrelacs d’échecs structurels du politique, profondément inscrits jusque dans l’histoire coloniale. L’échec du régime syrien d’abord, où derrière le faux-semblant du discours laïc, la représentation politique citoyenne était compromise — à la fois par l’autoritarisme du pouvoir et par la persistance des divisions confessionnelles qu’il entretenait. Ensuite, celui de la formule politique confessionalisée mise en œuvre par les États-Unis au terme de leur invasion de l’Irak, selon ce qui, dans la région, ressemble en fait à une sorte de...tradition : dans la Syrie des années 1920, la puissance mandataire française, républicaine et laïque chez elle, s’était empressée de donner une expression institutionnelle aux divisions ethniques et confessionnelles du Bilad-al-Sham syro-libanais5.
L’ennemi occidental et ses alliés arabes
Depuis la fin de l’année 2012, les adeptes occidentaux en général — français en particulier — de ce djihad sans frontières occupent dans la perception occidentale de la crise syrienne une place parfaitement disproportionnée avec leur superficie numérique. Le fondement de ce rejet tient évidemment au fait que le discours djihadiste ajoute — au moins en théorie — l’Occident tout entier au spectre de ses ennemis régionaux syriens, irakiens ou chiites. À l’instar du thème des « chrétiens menacés », cette expression extrême de la crise syrienne fait l’objet d’instrumentalisations multiples, voire contradictoires. Brandi par le régime syrien (et ses alliés, russe ou iranien) comme preuve de l’illégitimité et de la dangerosité de son opposition tout entière, l’argument est également utilisé en Europe, non seulement pour justifier le désengagement à l’égard de toute l’opposition syrienne, mais aussi comme l’un des repoussoirs des politiques migratoires. Mais encore, comme « preuve » du bien-fondé d’une lecture pernicieusement confessionalisée, en l’occurrence dépolitisée, du conflit israélo-arabe6.
Le député européen Aymeric Chauprade expose quant à lui en ces termes sa lecture — qui ne semble pas confinée aux cercles de son parti le Front National —, des dynamiques qui ont traversé l’espace politique arabe depuis février 2011 : « Fiction occidentale, le “Printemps arabe” ne fut qu’un sombre festival qataro-saoudien. Le Qatar et ses amis “Frères musulmans” purent s’offrir les régimes Ben Ali en Tunisie, Moubarak en Égypte, Kadhafi en Libye, la terreur et le chaos en Syrie. Quant à l’Arabie saoudite, elle emporta le deuxième acte au Caire en éliminant, grâce aux généraux égyptiens, Morsi et ses Frères musulmans, mais elle disputa au Qatar l’influence sur les groupes terroristes en Syrie. Toute cette œuvre funeste d’égorgements, de décapitations, de viols des jeunes chrétiennes ou chiites vierges, d’exécutions sommaires, de prisonniers enterrés vivants, de vidéos macabres postées sur YouTube et téléchargées des dizaines de milliers de fois dans nos banlieues, tout cela nous le devons à nos magnifiques alliés, nos nouveaux amis du Moyen-Orient gorgés de pétrodollars, le Qatar et l’Arabie saoudite »7.
Jamais, depuis la crise syrienne, les prétentions de la France à lutter contre la confessionnalisation et la communautarisation qu’elle dénonce avec arrogance partout ailleurs que chez elle n’auront en effet été mises si explicitement, et si dangereusement, en défaut.
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1NLDR. Également appelé Da’esh (Daech), acronyme en arabe d’« État islamique en Irak et au Levant » en arabe الدولة الاسلامية في العراق والشام ad-dawla al-islāmiyya fi-l-ʿirāq wal-shām mais qui est connoté négativement ; État islamique en Irak et en Syrie (EIIL) ; État islamique. Acronymes anglais : ISIS, ISIL ou IL.
2Romain Caillet, « La Hijra dans le salafisme contemporain », Religioscope ; David Thompson, Les Français jihadistes, Les Arènes, 2014.
3Cf. notamment Laurent Ribadeau Dumas, « Sur les évènements de La Défense, de Londres et de Boston », entretien avec François Burgat, France TV info/Géopolis, 5 juin 2013.
4François Burgat, L’islamisme à l’heure d’Al-Qaida, La Découverte, 2005.
5Cf. notamment Sabrina Mervin, « L’entité alaouite, une création française », in Pierre-Jean Luizard, Le choc colonial et l’islam, les politiques religieuses des puissances coloniales en terre d’islam, La Découverte, 2006.
6Arno Klarsfeld justifie son engagement dans l’armée d’occupation israélienne par le fait qu’il y « défend les valeurs occidentales en luttant contre l’islam radical ».