La première fois que j’ai entendu le nom du général Ghassem Soleimani mentionné comme président possible de l’Iran, c’était pendant les derniers jours de la présidence de Mahmoud Ahmadinejad, peut-être vers 2012. Plus tard, il était à la mode dans certains milieux de spéculer sur un remplacement du Guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei. Soleimani n’était pas un religieux, encore moins un ayatollah, mais il était possible d’imaginer qu’en temps de crise, alors que les États-Unis menaçaient de faire la guerre et pressaient sans merci l’économie iranienne, une nouvelle direction éventuellement composée de dirigeants militaires, civils et religieux pourrait être installée en cas de décès ou d’incapacité de Khamenei, qui avait près de 80 ans et souffrait d’un cancer de la prostate.
Il s’agissait surtout d’une hypothèse, une pure spéculation qui avait peu de chances de se concrétiser. Mais elle reflète exactement le respect des Iraniens, toutes tendances confondues, pour l’homme qui avait guidé leur politique militaire et étrangère dans un contexte de guerres, de sanctions et des différends internes empoisonnés. Il a eu du courage : il s’est présenté sur le champ de bataille, il a dirigé depuis le front. Il avait été dans le collimateur de l’Amérique à de nombreuses reprises, et il le savait. Il était intelligent et charismatique. Il s’écartait du discours politique. Malgré sa réputation de « dur », il aurait voté pour la réforme.
Soleimani était un réaliste accompli. Il comprenait le pouvoir, et sa compréhension astucieuse du champ de bataille signifiait souvent que l’Iran pesait au-dessus de son poids dans les affaires régionales. Il était craint et détesté par ses ennemis. Il n’y avait absolument personne comme lui dans le monde arabe : ni Saoudien, ni Syrien, ni Égyptien.
En raison de son style personnel et audacieux, il apparaissait souvent sur les écrans radars des services de renseignement. D’autres présidents américains ont été informés des opportunités quand elles se sont présentées, mais c’est le président Donald Trump qui a appuyé sur la gâchette.
L’Iran ne va pas s’effondrer
Cela signifie qu’un adversaire dangereux a été retiré de l’équation. Cela ne veut pas dire que l’Iran va s’effondrer. Bien au contraire. Mais la présence de Soleimani et son habileté stratégique étaient importantes et manqueront à la République islamique.
Cela signifie aussi qu’un tabou a été levé. Malgré leurs limousines blindées et leurs gardes du corps personnels, les hauts fonctionnaires de toute nation sont plus vulnérables à l’assassinat qu’on ne le reconnaît habituellement. Leurs mouvements sont connus, ils apparaissent souvent en public et les armes dont dispose un État technologiquement compétent peuvent pénétrer même les défenses les plus sophistiquées. Si les chefs d’État, les ministres des affaires étrangères, les hauts responsables militaires et autres sont rarement tués, ce n’est pas parce que c’est impossible, mais parce que leurs adversaires en comprennent les conséquences.
Soleimani était un ennemi des États-Unis. Il voulait que la puissance militaire américaine se retire du Proche-Orient. Il était un symbole de l’opposition à leur politique.
Sa mort ne mettra pas fin à cette opposition. C’est plutôt une invitation à ignorer les règles du jeu existantes. Quelle que soit leur profession, les Américains au Proche-Orient deviennent à présent des cibles.
Les États-Unis ont choisi de se retirer d’un accord nucléaire soigneusement négocié qui fonctionnait, et d’imposer à ce pays les sanctions les plus sévères de l’histoire. L’Iran a perdu quelque 40 % de son revenu national. Il a riposté en plaçant des mines sur des pétroliers, en abattant un drone américain, en frappant des installations pétrolières saoudiennes essentielles et en attaquant des bases irakiennes où étaient stationnées des troupes américaines — tout en évitant d’apparaître comme le responsable direct et sans pratiquement aucune perte de vie, jusqu’à ce qu’un entrepreneur américain et certains membres du personnel de sécurité irakiens soient tués lors d’un des récents raids. L’Iran a également entamé un processus délibéré de retrait des engagements de l’accord nucléaire.
Cette escalade était tout à fait inutile. Elle a été déclenchée par la décision des États-Unis de se retirer de l’accord nucléaire.
La suite des événements risque d’être très désagréable. Il est également probable qu’elle sera très préjudiciable aux intérêts américains et à la présence américaine à long terme au Proche-Orient, où les confrontations politiques et militaires n’ont jamais respecté les règles du marquis de Queensberry1, mais même les quelques préceptes existants risquent maintenant d’être oubliés.
Une fois que la poussière sera retombée, nous devrons tous réapprendre à nous parler. Quel dommage que nous n’y ayons pas pensé dès le départ !
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1NDLR. Règles de la boxe anglaise inventées en 1865. Elles portent le nom du marquis de Queensbury qui les a diffusées dans tout le Royaume-Uni puis dans le reste du monde dès 1867. Elles encadrent étroitement les combats, d’où l’allusion de l’auteur.