En Algérie, l’heure est déjà au bilan après les trois jours d’émeutes qui ont touché, début janvier, les wilayas de Bejaïa, Bouira et Boumerdès. Ce ne sont pas les manifestations urbaines les plus graves que le pays ait connues depuis ces dernières années, mais elles sont les premières à avoir fait l’objet d’une diffusion et d’un suivi en temps réel et de grande ampleur sur les réseaux sociaux. De fait, les attaques contre un bus d’une entreprise publique locale et les scènes de pillage d’un magasin d’électroménager ont connu une diffusion virale. Dans un pays où le réflexe est, en général, de donner tort au pouvoir, les émeutiers ont néanmoins rapidement perdu la bataille de l’image. « Les lendemains d’émeute ne sont jamais heureux, ni humainement ni politiquement », constate un membre de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH) sous couvert d’anonymat, avant de noter avec un réel soulagement : « Au moins on n’enregistre pas de morts ».
La « main de l’étranger »
Le contexte du déclenchement de ces protestations suscite les doutes et les inévitables explications complotistes sur la « main de l’étranger » ou, inversement, sur la « main du pouvoir ». L’émeute a en effet accompagné une grève des commerçants contre l’entrée en vigueur de la nouvelle loi de finances 2017 qui prévoit notamment une hausse modérée de la TVA et des taxes sur les carburants. Problème : personne ne sait qui est à l’initiative de ce mouvement social dont le mot d’ordre anonyme a été relayé sur les réseaux sociaux. L’Union des commerçants algériens (UGCCA) a d’ailleurs clairement démenti en être à l’origine. De plus, cet appel à la grève est resté sans écho dans presque tout le pays, hormis quelques wilayas de Kabylie. Même la ville de Tizi-Ouzou, où les commerçants avaient organisé une grève réussie une semaine plus tôt, n’a pas suivi le mouvement. Pourtant, cela n’a pas empêché des manifestants d’investir la rue. Les ingrédients qui suscitent une lecture soupçonneuse des événements sont donc réunis : des commanditaires d’une grève (peu suivie) qui demeurent inconnus et des jeunes qui se chargent de faire respecter par la force la fermeture des commerces.
La prudence de l’opinion publique et des observateurs à l’égard de ces événements a été accentuée par le « dérapage », comme l’ont nommée certains journaux algériens. Les internautes, eux, n’ont pas hésité à fulminer contre les « voyous » qui brûlent un bus que ni Abdelaziz Bouteflika ni le premier ministre Abdelmalek Sellal n’utilisent. Ces jeunes — souvent des adolescents — ont, à la manière des redoutables hooligans des stades algériens, affronté les forces de l’ordre, se sont attaqués à des édifices publics et livrés à des actes de pillage. Cette violence, qui n’est pas nouvelle, n’affiche aucune revendication partisane ; elle s’analyse néanmoins à l’aune de la situation politique du pays. Pour la politologue et universitaire Louisa Aït Hamadouche, c’est « la conséquence logique d’un système de gouvernance fondé sur la régulation par la violence, la banalisation et parfois la glorification de celle-ci ». « Ce qui est arrivé à Bejaïa n’est ni un phénomène nouveau, ni le début d’un nouveau chapitre, mais la énième expression logique — et dangereuse — d’un système de gouvernance qui a choisi d’exclure la négociation politique au profit de la cooptation clientéliste et de la gestion sécuritaire » indique-t-elle à El Watan1 .
La nation avant la démocratie
Interrogé sur le même sujet, le militant de la LADDH rejette l’explication conspirationniste, il estime toutefois que les violences et les destructions servent le pouvoir en raison de l’impact de leur large diffusion sur les réseaux sociaux. Hormis les partisans ou sympathisants du Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie (MAK), les Algériens sont en effet peu nombreux à soutenir les « casseurs ». À l’inverse, ils sont beaucoup plus nombreux à expliquer les émeutes et la grève des commerçants par « un complot » ourdi par des intérêts hostiles à l’Algérie. Ce raisonnement conforte le pouvoir qui peut répéter son discours habituel sur les dangers de la contestation de l’ordre établi et s’assurer d’une large diffusion de l’un de ses principaux éléments de langage en la matière : « l’Algérie est plus importante que la démocratie ». Comprendre : il est dangereux de revendiquer un changement politique puisqu’il peut entraîner le chaos.
« Les internautes [algériens] font échec aux tentatives d’importer le ‘printemps arabe’ en Algérie », clame le site Algérie patriotique dirigé par le fils de l’ancien ministre de la défense, le général Khaled Nezzar. De son côté, le Parti Front de libération nationale (PFLN) a appelé à déjouer tous les « actes de sédition » et à faire face à la confusion semée par les « ennemis de l’Algérie qui n’aiment pas que notre pays reste fort et uni dans le contexte que connait toute la région ». Et pour enfoncer le clou, le ministère des affaires religieuses a donné des instructions pour que le prêche du vendredi rappelle les « bienfaits de la stabilité » et les « dangers de jouer avec la sécurité du pays ». Les imams doivent également insister sur les mérites de l’ère Bouteflika — au pouvoir depuis 1999 — en soulignant ce que « le pays a réalisé à l’ombre de la sécurité, ce qui suscite la jalousie de plus d’une partie ».
Dans cet unanimisme teinté de nationalisme et de chauvinisme, quelques voix discordantes se font néanmoins entendre au sein de l’opposition au régime. Mouloud Deboub, responsable local du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) dénonce une manipulation du pouvoir : « Les dépassements, les violences, les émeutes, les scènes de saccage, de vandalisme et de pillages qu’ont connus des communes de notre wilaya [Béjaïa] sont des actes prémédités et orchestrés par certains cercles proches du pouvoir, ces mêmes cercles qui ont lancé des appels anonymes à une grève générale de cinq jours des commerçants ». De son côté, le Front des forces socialistes (FFS) fustige « l’obstination du pouvoir à s’opposer à toute alternative politique démocratique et à une sortie de crise consensuelle » et son « acharnement à détruire les cadres d’organisation et de débats citoyens pousse certaines catégories de la population à recourir à la violence. ».
Empêcher toute contestation
La vigueur de la dénonciation du FFS s’explique aussi par le fait que ce parti anticipe la récupération des émeutes, une fois de plus, pour justifier la limitation drastique au droit de manifester. Depuis plusieurs années, il dénonce la difficulté pour l’opposition d’organiser des manifestations, d’appeler à la grève ou de se réunir en meeting. Pour le FFS, le pouvoir refuse la médiation, entrave délibérément l’organisation politique de la société et encourage sa dépolitisation. Une stratégie qui refuse donc l’ouverture ou la réalisation d’un vrai consensus pour la sortie de crise, dont les effets ne sont toutefois payants qu’à court terme. L’une des conséquences de ce blocage est qu’une partie de la jeunesse, en perte de repères, est à la fois manipulable et tentée par la violence.
On peut d’ailleurs faire le parallèle avec les événements de janvier 2011, au moment où la Tunisie connaissait d’importantes manifestations populaires. Parties le 4 janvier du quartier populaire de Bab El-Oued à Alger, les émeutes avaient fait cinq morts et huit cents blessés avant de s’épuiser tandis que la Tunisie entrait dans une nouvelle dimension avec la chute du régime du président Zine El-Abidine Ben Ali. À l’époque déjà, le régime algérien avait appliqué sa stratégie habituelle pour limiter les effets de la protestation populaire : d’une part, mettre en accusation des comploteurs et de l’autre, ouvrir les cordons de la bourse. Ainsi, ce furent les grossistes, autrement dit les « barons du commerce informel » qui furent mis à l’index par le gouvernement, accusés d’avoir agi en sous-main pour empêcher l’entrée en vigueur de l’obligation d’utiliser les chèques, et non plus l’argent liquide, pour toute transaction supérieure à 500 000 dinars.
Un conseil des ministres « historique » tenu le 3 février 2011 tirait les leçons des manifestations analysées par le président Bouteflika comme étant « sans aucun doute, l’expression d’inquiétudes et d’impatiences chez nos compatriotes ». De son côté, Ahmed Ouyahia, alors premier ministre, voyait dans ces protestations « une manipulation des frustrations réelles de nos jeunes par des intérêts mafieux, menacés par la progression de la transparence et de la loi. » Dans la foulée, le pouvoir algérien déclinait sa stratégie pour empêcher une contamination protestataire durable en provenance de Tunisie et d’Égypte. Avec des promesses de réformes politiques et de levée de l’état d’urgence, il envoyait aussi un message d’apaisement en direction des classes populaires et des classes moyennes. Parmi la panoplie déployée, on relevait des aides au logement, l’extension des subventions à d’autres produits de base et des hausses salariales avec des rappels rétroactifs qui, pour cette dernière mesure, ont généré un boom de la consommation au cours des années 2012 et 2013, notamment une frénésie d’achat de véhicules automobiles. Les tentatives de certaines parties de l’opposition d’embrayer sur le « printemps arabe » se sont ainsi heurtées à ce pare-feu social rendu possible par les pétrodollars accumulés durant les années 2000. Le pouvoir a également tiré profit du changement d’attitude d’une bonne partie de l’opinion publique à l’égard des transformations dans le monde arabe à la suite de l’implication directe de l’OTAN en Libye. La décomposition de la Libye post-Kadhafi ne fera qu’accentuer ce rejet.
Une paix sociale de plus en plus fragile
Dans sa stratégie pour empêcher toute contestation, le pouvoir sait qu’il peut encore compter sur le refus de revivre les horreurs des années 1990 ou celui de connaître le sort de la Libye. À l’inverse, il dispose de moins en moins de marge financière pour assurer une paix sociale relative. Du coup, et en l’absence d’un champ politique concurrentiel arbitré par des urnes libres, les modalités de changement politique en Algérie se résument à deux options : une transformation interne initiée par l’armée ou une intrusion des classes populaires dans le champ politique, comme ce fut le cas en octobre 1988.
Une partie importante de ces classes populaires qui avait suivi l’ex-Front islamique du salut (FIS) a payé au prix fort la crise des années 1990. Par la suite, elles sont restées calmes et éloignées de la politique durant les années 2000, en contrepartie d’une relative amélioration de leurs conditions de vie. Or, le principal effet de la chute des recettes pétrolières est de renforcer les appels à la remise en cause de la politique des subventions qui servent d’amortisseurs politiques. Les économistes et le Fonds monétaire international (FMI) le disent depuis des années : cette politique n’est pas « soutenable ». Pour de nombreux experts, il faudrait aller vers des aides ciblées. Or une telle politique suppose une administration efficace, incorruptible et ayant le sens de l’éthique et de l’équité, ce qui est loin d’être le cas.
S’attaquer aux subventions sans avoir l’assurance que le « ciblage » sera efficace pourrait remettre en cause le marché implicite qui maintient les classes populaires loin de la politique. Comme l’ont montré les émeutes de Béjaïa, l’adoption de la loi de finances 2017 qui amorce ce virage vers l’austérité a montré à quel point le consensus entre le pouvoir et une partie de la société est fragile. Il reste désormais à savoir si ce même pouvoir aura toujours la capacité d’endiguer d’autres contestations sociales. De plus en plus limité sur le plan de la redistribution financière, il ne lui reste plus que le levier de la dénonciation du complot et de la défense de l’intégrité du pays. À défaut, il lui faudra choisir entre répression et ouverture.
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1« “Ce qui s’est passé à Béjaïa est la conséquence de la régulation par la violence” », entretien Mokrane Ait Ouarabi, El Watan, 4 janvier 2017.