Du Sinaï à Karameh, souvenirs d’un soldat israélien

Le 21 mars 1968, la bataille de Karameh en Jordanie oppose les commandos palestiniens et les forces jordaniennes à l’armée israélienne, suréquipée mais peu préparée à l’ampleur d’une riposte qui fait plusieurs morts et de nombreux blessés dans ses rangs. Le jeune tankiste Alon Liel est dans l’un des 120 chars envoyés sur place. Il témoigne de sa participation à une opération militaire au goût amer.

Ruines de Karameh le 21 mars 1968.
Archives de l’armée jordanienne.

Alon Liel a 19 ans lorsqu’il entre dans l’armée israélienne en novembre 1966. Il vient d’un milieu familial qu’il décrit comme « bourgeois apolitique », peu intéressé par l’armée. Après ses classes, il est affecté dans un régiment de chars où il est formé pour devenir conducteur. Par chance, il se retrouve dans la même école d’officiers de blindés qu’Amiram Aran, son ami de jeunesse le plus proche, qu’il admire pour sa prestance.

***

Quand l’état d’urgence a été instauré — avant le début de la guerre de juin 1967 —, la tension était à son comble. Mon ami Amiram me racontait que ses parents étaient particulièrement inquiets. Pour les tranquilliser, il leur avait écrit : « Vous n’avez rien à craindre, nous n’avons pas fini nos classes, ils enverront l’orchestre de l’armée au front avant nous. » C’était drôle et rassurant, et pour être honnête cela m’avait moi-même un peu rassuré. Nos missions ont commencé une semaine avant le début de la guerre. Une partie des soldats de notre régiment avait été affectée dans les unités combattantes dans le sud, une autre vers les bases arrière — c’était mon cas, tandis qu’Amiram avait été envoyé au front.

Nous sommes arrivés à la base arrière de Joulis, où nous avions fait nos classes précédemment. Joulis se trouve dans la région de Kiryat Malakhi, à quelques kilomètres de la frontière égyptienne. Assez déçus, nous avions l’impression d’être inutiles, parce qu’insuffisamment performants. Plus le discours guerrier dans l’opinion publique prenait de l’ampleur, plus la tension croissait. Quand la guerre a éclaté, les choses ont pris des proportions énormes. Il y avait, y compris chez les soldats, une véritable peur que les Égyptiens réussissent à marcher sur Tel-Aviv. Dans ma base, peu avant le début de l’offensive, de nombreux soldats se sont rassemblés près des entrepôts et ont exigé qu’on leur fournisse des armes. L’officier a refusé, tout en essayant de nous calmer. Au final, nous n’avons pas eu d’armes et n’avons pas été calmés.

Comme on le sait, la guerre de 1967 s’est très rapidement soldée par une victoire écrasante israélienne. J’ai été affecté dans une unité chargée d’examiner les chars égyptiens neutralisés et de les rassembler en un lieu unique. Nous craignions surtout qu’ils aient été piégés, et pour certains c’était le cas. Un soldat du génie de notre groupe a ainsi été blessé. Des cadavres gisaient abandonnés dans ces chars égyptiens, d’autres étaient éparpillés le long des routes. Ils avaient souvent commencé à gonfler à cause de la chaleur écrasante.

Les morts de 1967

Puis les premières rumeurs sur les blessés ont commencé à arriver. Une semaine après le début de la mission de récupération des chars égyptiens, le camion dans lequel je me trouvais s’est renversé. J’ai été légèrement blessé à la jambe. Ce n’est qu’en revenant de l’hôpital à la base de Joulis que nous avons appris la mort de trois de nos camarades : Maatouk, Amiram et Giora Shamir. Je me souviens exactement de l’ordre des noms. Il y avait alors beaucoup de rumeurs et les problèmes d’identification pouvaient laisser planer le doute, c’est pourquoi j’espérais que l’information soit fausse. Il n’y avait personne auprès de qui vérifier.

Du fait de ma blessure, après mon hospitalisation, j’ai été renvoyé chez moi pour convalescence. Je suis arrivé à la gare routière de Tel-Aviv sur des béquilles, sale et mal rasé. Les gens me regardaient, ainsi que tous les autres soldats qui rentraient chez eux, avec admiration. Je n’avais jamais vu ça : tout le monde proposait de l’aide et venait m’embrasser. Mais ma famille était sous le choc. À Tel-Aviv, les rumeurs concernant les soldats morts étaient déjà plus précises. Amiram, mon meilleur ami, avait été tué à l’entrée de Rafah le premier jour de la guerre. Il était équipier de liaison du char commandé par notre instructeur, le caporal Yeoshoua Frisch, qui avait pris une balle en plein cœur. Je crois que je ne réalisais pas. Dans le Sinaï, jour après jour, j’avais vu tellement de cadavres que mes sens étaient comme anesthésiés.

Certains enterrements avaient déjà eu lieu et il se disait qu’il y aurait un hommage public au kibboutz Beeri. J’ai décidé de m’y rendre. J’avais encore une béquille, mais j’arrivais quand même à me déplacer. Au cimetière improvisé, il régnait une grande confusion. Je me suis frayé un chemin jusqu’à la famille d’Amiram, à travers des centaines — peut être même des milliers — de personnes. Il y avait ses parents, sa sœur et Hannah, sa petite amie, que je connaissais mieux. En pleurs, elle m’a serré contre elle. J’avais moi-même envie de pleurer, mais je portais l’uniforme et, curieusement, je pensais que je devais me contrôler. Il y avait de nombreuses tombes dispersées sur une grande partie du kibboutz. Il s’agissait, je m’en souviens avec précision, de tombes temporaires. Tout le monde disait que plus tard, des funérailles dans les cimetières militaires seraient organisées. Je me suis rendu dans la famille d’Amiram à Tel-Aviv avec ses camarades de classe de l’Alliance française. Personne ne trouvait les mots, moi moins que les autres encore.

J’ai rejoint ma base. J’ai été alors affecté à une formation de tankistes. L’euphorie de la victoire battait son plein. Les cours se faisaient sur des chars Centurion ou Patton ; j’apprenais à diriger les Centurion. J’ai terminé brillamment puis entamé une formation d’officier.

Une opération de représailles

Le 18 mars 1968, un autobus scolaire du lycée Gymnasia Herzliya (où j’ai fait mes études) explosait sur une mine dans le sud du pays. Deux des accompagnateurs, dont un médecin, sont morts et 28 élèves blessés. Le 20 mars, nous avons été envoyés avec nos chars à Jérusalem. Mon unité faisait partie de l’opération de représailles. Le commandant nous a donné les instructions tout en présentant la mission comme « particulièrement facile ».

L’Organisation de libération de la Palestine (OLP) avait pris ses quartiers en Jordanie dans la petite ville de Karameh. Le gouvernement jordanien ne voyait pas d’un bon œil sa présence sur son sol. « Il s’agit d’une mission de promenade, l’armée jordanienne ne combattra pas aux côtés de l’OLP et il ne vous sera pas difficile d’écraser les terroristes palestiniens » : telles ont été les paroles de notre commandement. On nous a aussi informés que, la veille de l’opération, l’armée effectuerait un lâcher de tracts en arabe destinés à la population et à l’armée jordanienne, pour expliquer que notre cible était uniquement les terroristes de l’OLP et que nous ne nous en prendrions ni à la population ni à l’armée jordanienne. La présence de Yasser Arafat dans la ville avait été mentionnée et la mission de le capturer confiée aux parachutistes.

Ce soir-là, nous avons dormi par terre à la gare de Jérusalem. Vers 4 heures du matin, on nous a réveillés et conduits en bus vers le pont Allenby1. Les chars suivaient sur des porte-chars. Puis nous sommes montés dans les chars et nous avons franchi le pont. La plupart des soldats de mon unité venaient de terminer leur cours d’officiers de blindés. Nous étions ensemble depuis le début de notre service militaire. Personnellement, j’ai été affecté comme artilleur alors que ma formation initiale était conducteur. Amiram Birenbaum, un ami de Tel-Aviv, était notre chef.

Karameh était située à une dizaine de kilomètres seulement du pont. Après un quart d’heure d’incursion sans avoir rencontré aucune résistance, nous avons aperçu les premières habitations du bourg. Nos trois chars étaient accompagnés d’une force impressionnante de parachutistes parmi lesquels des commandos d’élite. Une fois les maisons et la mosquée en vue, nous avons commencé à bombarder un peu le centre du village pour neutraliser toute résistance. Je ne me souviens pas, en tant qu’artilleur, avoir reçu des ordres clairs par radio. Je tirais quand et où cela me semblait bon. L’artilleur ne voit qu’à travers le viseur et en fait je n’avais de vision que la zone pointée par le canon. La plupart du temps, il s’agissait de la route qui menait au village. Je n’arrive pas à oublier une scène qui a attiré mon attention à l’entrée de Karameh. Sur le bord de la route principale, il y avait un âne. Pour une raison incompréhensible, quelqu’un a fait feu sur l’âne, lequel a convulsé quelques secondes avant de s’effondrer. Il a été la première victime de la bataille de Karameh que j’ai vue...

Une « mission de promenade » qui tourne mal

Mais à l’entrée de la ville, nous avons essuyé des tirs nourris. Des combattants palestiniens nous tiraient dessus de l’intérieur des maisons, mais aussi depuis la rue. Du char, je ne pouvais pas voir nos parachutistes. Ils étaient probablement dans les détachements blindés derrière nous. Certains se déplaçaient dans des véhicules légers français bien plus rapides que nos traditionnels blindés. Il s’agissait de la première sortie opérationnelle de ces véhicules et ils étaient principalement postés pour bloquer les entrées nord et sud de la ville. Les tirs ennemis provenaient d’armes légères et de mitrailleuses, mais ils étaient bien plus importants que ce à quoi nous nous attendions. Les combattants de l’OLP avaient visiblement la maîtrise de la plupart des bâtiments le long de la route principale. Pour un tankiste, ce genre de tirs n’était pas vraiment inquiétant. Un combattant palestinien avait même essayé de se jeter sur l’un de nos chars dans l’intention d’y monter, mais il n’avait aucune chance de réussir son coup. Aucun soldat d’infanterie, armé comme l’étaient les combattants de l’OLP, n’aurait pu nous causer quelque dégât que ce soit pour autant qu’il y ait quelqu’un dans la tourelle du char.

Cependant, arrivé vers le milieu du village, le char a été violemment secoué. Tous ceux de la tourelle ont été blessés. Le conducteur a continué sa route lorsque, quelques secondes plus tard, des explosions plus fortes encore ont retenti et la tourelle a été soudain remplie de feu et de fumée. Nous avions essuyé deux obus de type « khaloul » d’un char jordanien posté en embuscade. Le chef du char qui nous suivait, Menahem Shapira, a réussi à repérer et à neutraliser le char jordanien. Mais ce qui advenait n’était pas du tout ce qui était prévu. Il ne devait pas y avoir de blindés jordaniens, d’après nos informations initiales. Dans le viseur, nous ne devions identifier que des combattants de l’OLP. Notre char a été sérieusement touché et les soldats dans la tourelle aussi.

L’instinct de l’artilleur dans un tank touché est de s’extirper le plus vite possible de la tourelle en feu qui peut exploser à tout moment. Il y avait encore beaucoup de munitions dans le char. Je suis remonté en haut de la tourelle et me suis laissé tomber sur la route d’une hauteur de deux mètres. Mais je ne pouvais pas me relever. Mes jambes étaient sérieusement endommagées par la chute. Alors que j’étais la cible de tirs nourris, j’ai continué à rouler jusqu’au bord de la route, où, à ma grande surprise, j’ai vu un fossé d’environ un mètre de profondeur dans lequel je me suis laissé tomber. Pour moi, ce fossé représentait ma chance : une fois tapi dedans, les combattants de l’OLP dans les maisons avoisinantes ne pouvaient plus m’atteindre. Mais moi, je ne pouvais plus bouger. Les quelques secondes où je suis resté couché là m’ont paru une éternité. J’étais totalement dépendant d’éléments externes. Finalement, le salut est arrivé assez vite. J’étais à moitié conscient, je ne savais pas vraiment combien de temps avait passé quand soudain un parachutiste m’a attrapé, pris sur ses épaules et conduit le long du fossé jusqu’à la station médicale du bataillon. Il m’a déposé aux côtés d’autres blessés. Amiram Birenbaum, mon chef de char, était couché à ma gauche.

J’avais eu beaucoup de chance. Le plus gros des éclats d’obus (13 centimètres), qui avait sectionné l’artère fémorale de ma jambe droite était resté coincé dans ma jambe. Le médecin du bataillon a alors décidé de ne pas le retirer immédiatement. Cela m’a sauvé la vie. Amiram Birembaum, brûlé et lui aussi atteint par des éclats d’obus, a demandé à l’équipe médicale de ne pas prévenir ses parents : « ils sont malades et ce sont des rescapés de la Shoah. » J’étais assommé. Il n’y avait aucune raison pour que je ne veuille pas faire prévenir mes parents, j’ai néanmoins répété ce qu’avait dit Amiram. Très vite, ensuite, un hélicoptère nous a évacués vers l’hôpital Hadassa à Ein Kerem. J’étais brûlé au visage et truffé d’éclats d’obus, principalement dans la partie supérieure de mon corps. Le tympan de mon oreille droite était déchiré et j’avais perdu l’ouïe de ce côté-là. On m’a retiré le plus gros et le plus dangereux des éclats d’obus de ma jambe droite et remplacé l’artère fémorale par un pontage. Grâce à une série d’interventions, les médecins ont pu éviter l’amputation. À la troisième ou quatrième opération, ils avaient réduit la quantité de produits anesthésiques, les douleurs étaient atroces. On en est venu à reparler d’amputation, mais la décision de pratiquer une sympathectomie a rétabli le flux sanguin vers ma jambe et sauvé la situation.

L’hôpital était rempli de blessés, pour certains gravement. Au cours de l’opération, 28 de nos soldats ont été tués et trois cadavres abandonnés dans des chars calcinés. Notre char a été sauvé par son conducteur qui n’a pas été blessé. Dans le département de neurochirurgie, à mes côtés, le parachutiste Gaby Robenfeld luttait contre la mort. Il devait décéder un mois plus tard. J’ai alors donné la permission de prévenir mes parents, qui sont arrivés immédiatement et se sont relayés à mon chevet.

L’empathie de l’opinion publique vis-à-vis des soldats était immense, probablement un reste de la guerre de juin 1967. Cependant le bilan de la bataille nous avait tous laissés en état de choc. L’opération militaire, qui plus tard devait être connue sous le nom de « bataille de Karameh », s’était révélée bien plus difficile que prévue. Ce qui nous avait été présenté comme « une promenade » s’était soldé par une hécatombe. Nos pertes s’élevaient bientôt à 35 morts et des dizaines de blessés. Le fait que les forces palestiniennes et jordaniennes avaient enregistré des pertes bien plus lourdes n’était pas fait pour nous rasséréner.

« Déficit de communication »

L’opinion publique pensait qu’après la victoire de 1967, les problèmes de sécurité étaient réglés. Là, elle commençait à poser des questions : pourquoi tant de morts ? Pourquoi Arafat n’avait-il pas été capturé ? Le gouvernement israélien a alors affirmé haut et fort que l’opération avait été une victoire de plus et a décidé d’opposer l’argument d’un « déficit de communication » à ceux qui restaient sceptiques. Le discours officiel consistait à clamer que dans les faits il s’agissait d’une victoire, mais que la « communication » sur l’opération avait été un échec : la scène médiatique avait été abandonnée à nos ennemis et de ce fait la victoire militaire n’avait pas pu prendre tout son sens. Pour moi, qui ai fait ensuite une carrière de diplomate, l’évocation du « déficit de communication » est avec le temps devenu un argument récurrent dans la bouche des dirigeants, des forces de sécurité et même dans l’opinion publique.

Cinquante ans plus tard, quand je regarde en arrière, la période de 1967-1968 reste celle de la mort d’amis proches comme Amiram Aran (que sa mémoire soit bénie) et de ma blessure, faits marquants de mon existence. Mais dernièrement, j’ai consulté le site officiel de l’armée israélienne en cherchant des informations sur le caporal Aran. Le directeur de l’Alliance française, où il avait étudié, avait dit de lui à l’époque : « Qui aurait cru que le destin d’Amiran lui aurait réservé l’honneur, l’immense honneur pour chaque être humain, de payer de sa vie à l’âge de 19 ans pour la défense de son peuple et de son pays ». L’honneur immense pour chaque être humain ?! Incrédule, j’ai lu et relu ces phrases. Bien qu’Israël ne soit pas moins nationaliste qu’il y a cinquante ans, je doute qu’on puisse lire aujourd’hui pareille phrase…

Sur le plan historique, la bataille de Karameh représente un épisode majeur. Elle a été l’aiguille qui a fait exploser la bulle d’arrogance et de confiance illimitée des dirigeants de l’époque. La guerre de Kippour d’octobre 1973 allait porter le coup suivant. Pour les Palestiniens, cette bataille a été perçue comme une victoire et a marqué un tournant majeur. L’armée jordanienne a combattu à leurs côtés et ils ont infligé de lourdes pertes à « Tsahal la redoutable ». L’erreur des renseignements israéliens sur le comportement des Jordaniens, le mépris de l’ennemi et de sa motivation ainsi que l’abandon sur place des chars calcinés et des corps de ses soldats sont autant de facteurs qui marquent un début de revanche et ont contribué à restaurer la force morale des Palestiniens. Jusqu’à présent, Karameh est perçue comme la première victoire que les Palestiniens ont remportée sur les Israéliens.

En Israël, cinquante ans plus tard, on ne parle plus de cette bataille. Je n’ai pas le souvenir que ces trente dernières années, des dirigeants, des amis ou des combattants se soient réunis pour évoquer des souvenirs et encore moins pour célébrer Karameh. En revanche la guerre des Six Jours ou la conquête de Jérusalem sont des événements célébrés avec force tapage. À tel point que Le pays merveilleux, la série satirique la plus célèbre du pays, s’est moquée récemment du fait que les 19 premières années d’Israël [celles d’avant les conquêtes territoriales de 1967] ont été effacées des mémoires. Les dirigeants actuels d’Israël préfèrent la version du « grand Israël » avec la Cisjordanie et Jérusalem unifiée, à tel point que la commémoration du cinquantenaire de la guerre de 1967 a pris plus d’importance que la création de l’État d’Israël en 1948.

1Point de passage sur le Jourdain.

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