Les explications à sa chute n’ont pas manqué. On a incriminé le refus d’une partie de la paysannerie à rejoindre avec leurs terres les unités coopératives de production (UCP) autour des fermes coloniales nationalisées en 1964, qui prenaient les exploitations, mais pas leurs propriétaires. Il y avait aussi la concentration du commerce, en réalité son étatisation, et la peur des boutiquiers de devoir fermer tôt ou tard leurs échoppes.
En réalité, c’est une crise financière classique qui est venue à bout de la seule expérience de gauche qu’a connue la Tunisie depuis son indépendance. Cinq ans après le VIe congrès de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) en septembre 1956, Ahmed Ben Salah, son secrétaire général de l’époque arrive au pouvoir. Le socialisme destourien est lancé. Les dépenses publiques augmentent rapidement avec l’indépendance et la politique volontariste désormais adoptée, passant de 14 % du PIB en 1957 à 24 % dix ans plus tard.
Faillite du modèle étatique
C’est un tournant capital. La Tunisie aurait pu mobiliser sa capacité financière pour aider au développement d’entrepreneurs, petits et moyens, capables de lancer et de faire vivre un grand nombre d’activités marchandes sur tout le territoire. Le Trésor public n’aurait pas été mis à contribution et aurait même bénéficié à terme de rentrées fiscales supplémentaires. Ce modèle décentralisé a été écarté sans même donner lieu à un débat public. On lui a préféré un modèle centralisé et étatique, concentrant les ressources disponibles au Trésor qui, en retour, finançait des investissements publics dans quelques secteurs choisis pour des raisons plus idéologiques qu’économiques.
Le théoricien de l’expérience Ben Salah, le professeur Gérard de Bernis propose dès 1959 de « consacrer plusieurs années durant la totalité des capitaux disponibles (internes et obtenues à l’extérieur) à de tels projets… » « Trois grandes tâches, le minerai de fer de Djerissa, les phosphates du quadrilatère M’dilla-Redeyef-Metlaoui-Gafsa, les possibilités chimiques du sud-est ». L’industrie n’a pas à se préoccuper d’emploi : « il est possible d’utiliser pendant six à huit années la totalité de la main-d’œuvre disponible dans l’intérieur à des travaux productifs d’aménagement ou de transformation du sol et de la nature ». Et de conclure sur une phrase qui va imprégner des générations de technocrates maghrébins : « Nous pouvons donc envisager les problèmes de l’investissement industriel en dehors de toute préoccupation de l’emploi »1.
Dès 1967, André Tiano dénonce ce « Maghreb entre les mythes » sans s’en prendre ouvertement à l’inspirateur de ces politiques, François Perroux et à son délégué local, Gérard Destannes de Bernis. L’État se révèle un piètre investisseur, choisit mal l’implantation des nouvelles unités pour apaiser des difficultés locales sous prétexte d’aménagement du territoire, embauche un personnel pléthorique (sureffectifs) pour fortifier des positions politiciennes (clientélisme et patronage), et enfin refuse après son entrée en production toute nouvelle ressource à la jeune entreprise publique, lui interdisant ainsi de se moderniser.
À titre d’exemple, l’usine sidérurgique intégrée de Menzel Bourguiba décidée en 1961 et inaugurée en 1966, aura coûté 1,5 milliard de dollars d’aujourd’hui (1,35 milliard d’euros), soit l’équivalent du quart de l’investissement annuel du pays. Le prix de revient de l’acier produit est supérieur de 25 % au prix mondial de la tonne d’acier. Pour lui assurer un débouché sur le marché intérieur, le gouvernement réduit autoritairement les importations et augmente par ricochet les coûts des intrants dans le bâtiment et les travaux publics. La construction de l’usine a été le fait d’entreprises étrangères (françaises, britanniques et suédoises) sans d’effet d’entraînement sur le reste de l’économie tunisienne.
Samir Amin, pourtant favorable à l’approche dirigiste, note dans le tome II de son Économie du Maghreb 2 : « Le volume des investissements aurait atteint dès 1962 un taux remarquablement élevé, de l’ordre de 27 % de la production intérieure brute (PIB) […] L’efficacité de ces investissements a été, en fait, beaucoup plus faible que ne l’avaient prévue les ‟perspectives” ». Une importance trop grande a été donnée aux infrastructures, à l’équipement de l’administration et l’industrie a vu trop grand. La liste des créations industrielles durant le plan triennal (1962-1964) montre une concentration de l’effort sur cinq projets phares (aciérie, usine de cellulose, filature de laine, sucrerie, raffinerie de pétrole brut) qui absorbe 62,11 % de l’investissement industriel. Loin d’être des « industries industrialisantes » comme l’imaginent ses promoteurs, elles créeront moins de 3 000 emplois et n’atteindront pas un taux d’intégration supérieur en moyenne à 15-20 % de produits locaux absorbés dans le processus de production. La plupart devront être abandonnés trente ans plus tard après une suite ininterrompue d’exercices déficitaires quand la Tunisie s’ouvrira au commerce extérieur.
Contenter les modernistes et l’Égypte nassérienne
Pourquoi Bourguiba est-il passé outre aux oppositions à Ben Salah ? Ce n’est sans doute pas par conviction, mais un calcul politique l’a emporté chez le président de la République qui, à l’Institut des sciences politiques de Paris dans les années 1920, avait déjà ses plus mauvaises notes en économie politique. À la fin de la décennie 1950, les idées de gauche en faveur de la planification, de l’industrie lourde et des entreprises publiques dominent dans la région et parmi la minorité moderniste qui a soutenu Bourguiba dans son combat contre les partisans de Salah Ben Youssef. Plus traditionalistes, ces derniers se recrutent chez les commerçants, les grands propriétaires fonciers et les partisans d’un État islamique. Le « Combattant suprême » choisit de soutenir la politique socialisante d’Ahmed Ben Salah, qui reprend les grandes lignes de la politique économique du président Gamal Abdel Nasser en Égypte. Il conforte ainsi son alliance avec les « modernistes », notamment les syndicalistes et accessoirement des nassériens au moment où il reprend des relations presque normales avec Le Caire.
La Tunisie va s’engager à partir de là dans une stratégie reposant sur l’investissement public et sur la construction d’un État-providence. Mais les ressources intérieures pour un tel effort font défaut et le pays va devoir s’endetter auprès d’institutions internationales qui ne partagent pas les choix idéologiques de ses gouvernants.
Ce choix stratégique n’a pas fini de faire sentir ses effets. L’objectif politique de relever fortement le taux de croissance par rapport à la période coloniale est atteint. Le taux de croissance annuel du PIB passe de 3,6 % pour la décennie 1950-1960 à 5,7 % pour les années 1960, la croissance par tête à 2,9 % contre 1,2 % pour les années 1950, marquées il est vrai par des changements politiques et économiques majeurs.
Le financement externe qui venait jusqu’à l’indépendance du Trésor français est remplacé par l’aide américaine. En 1957, l’aide financière française est suspendue, mais le maintien de l’armée française se traduit par des recettes en francs pour la Tunisie. La dépendance vis-à-vis des États-Unis a remplacé la dépendance vis-à-vis de la France. L’aide américaine démarre en 1958 avec 11,1 millions de dollars (20 millions en 1959, 21,3 millions en 1960).
Les engagements des partenaires seront plus importants que prévu par le planificateur, mais leur décaissement prendra beaucoup de retard. Le gouvernement ne réduira pas ses objectifs, recourant à la création monétaire, la « planche à billets », pour assurer ce qui ne doit être qu’un relais. La réalisation atteint 64,5 % des prévisions. Entre 1960 et 1965, la formation brute de capital dans le PIB double pour atteindre 28,82 %. Devant le retard de l’aide américaine (62 % du total), le système monétaire est trop largement mis à contribution. La Banque centrale de Tunisie (BCT) qui dispose depuis septembre 1958 du monopole d’émission de la monnaie tunisienne, le dinar (2,115 880 g d’or fin), finance avec des avances à court terme le déficit du Trésor. Les banques sont tenues de souscrire aux émissions de bons d’équipements (20 à 25 % des dépôts) remboursables au pair en dix ans au taux annuel de 5,5 %.
Prix et importations s’envolent malgré l’instauration du contrôle des prix (blocage) et la disparition de la liberté d’importer qui fait place à une sélectivité de plus en plus stricte (cautionnement à l’importation). Cela ne permet pas d’éviter une crise de la balance des paiements, les réserves de change couvrent à peine 9 à 10 jours d’importation.
Les exigences des institutions financières internationales
Un programme de stabilisation est mis en place le 28 septembre 1964. Le dinar qui n’avait pas suivi la dévaluation du franc en 1958 (11,7 nouveaux francs, NF) pour des raisons politiques est dévalué de 20 % (9,7 NF) à 1,692 7 g d’or fin (contre 2,115 880 g). En contrepartie, le FMI prête à la Tunisie 14 250 millions de dollars. Les autres mesures sont des promesses qui seront affichées, mais pas tenues, en particulier « la suppression du déficit des finances publiques ». Le plan de stabilisation est d’un extrême classicisme en cette période pleinement régie par les Accords de Bretton Woods signés vingt ans plus tôt :
➞ suppression du déficit des finances publiques : le gouvernement s’interdit « tout recours nouveau à des moyens monétaires pour le financement des investissements » ;
➞ renforcement du contrôle sélectif du crédit : l’autorisation préalable de la Banque centrale devient nécessaire pour tous les crédits supérieurs à 50 dinars si les banques se proposent de recourir au réescompte. Auparavant elle n’était nécessaire que pour les crédits supérieurs à 75 dinars ;
➞ limitation des concours de l’institut d’émission au système bancaire plafonné à 25 millions de dinars, son volume n’excédera pas de plus de 10 à 12 % celui enregistré au 30 septembre 1964.
1964 marque la première intervention dans les affaires tunisiennes d’un nouvel acteur, multinational celui-là ; la Banque mondiale va s’engouffrer derrière le FMI. C’est l’un de ses rapports, très critiques, sur l’expérience Ben Salah qui convaincra Bourguiba d’y mettre un terme en 1969-1970. Il laisse, entre autres, en héritage un montant élevé d’arriérés de l’État envers les entreprises publiques et les collectivités locales qui sera résorbé par l’émission d’obligations à trois ans. Le déficit budgétaire (y compris le remboursement de la dette) atteint 3,7 % du PIB en 1970. Un montant modeste, mais infinançable en raison de l’absence d’un marché financier digne de ce nom.
Crise financière aujourd’hui comme hier
La politique de « tunisification » entreprise dès 1957 a pour effet de réduire à rien l’investissement privé international (absence presque totale d’ investissements directs à l’étranger sauf dans le secteur des hydrocarbures), alors même que la récupération des entreprises étrangères par le nouvel État entraîne de nouveaux besoins de financement. Il faut supporter l’indemnisation des anciens propriétaires qui ne peuvent pas être tous complètement lésés comme le sont les propriétaires immobiliers. Et consentir à de gros efforts pour moderniser les installations léguées par les anciens propriétaires qui ont eu un comportement attentiste depuis des années.
La leçon politique de l’expérience Ben Salah, au-delà d’un libéralisme manipulé, n’a pas été tirée en Tunisie. Ben Salah lui-même ne l’a jamais remise en cause et a toujours répété que Bourguiba était d’accord avec lui. Son syndicat, l’UGTT, en a critiqué certains aspects, mais ses responsables en ont repris certains principes, comme la foi dans le secteur public pour créer des emplois ou la négligence pour les problèmes financiers qui naissent des déficits budgétaires et de l’endettement. Aujourd’hui, comme en 1964 et en 1986, le pays est menacé par une grave crise financière qui la met entre les mains de ses créanciers. Aucun des 26 candidats aux élections présidentielles du 15 septembre n’a daigné jusqu’ici aborder le sujet dans sa campagne électorale.
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