« Moins les zones sont développées, plus le terrorisme apparaît », déclarait Mohab Mamish, le président de l’Autorité du canal de Suez, lors de l’inauguration du nouveau projet de développement du canal le 5 août dernier. L’Égypte veut nettoyer le nord Sinaï des groupes djihadistes qui y organisent des attentats ciblant les forces de l’ordre. Le projet est une manière de reprendre possession de ce territoire.
Concrètement, il prévoit l’agrandissement et la construction de nouveaux ports permettant l’arrimage et l’entretien de très gros navires transitant par le canal. Il planifie également la création d’un hub technologique, de zones industrielles pour des entreprises intéressées par ce débouché immédiat sur l’une des principales routes maritimes mondiales et la construction d’entrepôts. Le développement de cette région faisait déjà partie des grands projets de Hosni Moubarak dans les années 1990. Mohamed Morsi voulait y adjoindre le percement de trois tunnels. Les autorités évaluent le coût du projet à 78 milliards d’euros, avec à la clé la création d’un million d’emplois. La partie du projet qui retient toute l’attention des Égyptiens et de la presse est le « nouveau canal de Suez ».
« Ce projet géant consiste à créer un nouveau canal parallèle au second », a expliqué Mamish. En réalité, il est moins ambitieux, puisqu’il s’agira de creuser une nouvelle portion de canal sur 35 kilomètres et d’élargir le chenal dans le canal existant sur une autre portion de 37 km. Ces travaux doivent permettre de réduire de 8 heures le temps d’attente des deux convois quotidiens transitant dans la direction nord-sud (southbound), actuellement contraints de jeter l’ancre pour laisser passer le seul convoi (northbound) quotidien. L’élargissement du chenal permettra à deux Suezmax1 de se croiser. Le percement de 6 tunnels (4 routiers et 2 ferroviaires) à différentes hauteurs du canal est également prévu.
Les autorités du canal de Suez prévoient un doublement du trafic d’ici 2020 — on passerait alors de 49 bateaux par jour à 97 — et espèrent récolter 10 milliards d’euros par an grâce aux droits de passage2. En 2013, l’Égypte a perçu environ 4 milliards d’euros, une source de devises salutaire dans un pays sinistré par près de trois ans d’instabilité politique. Le financement de cette partie du projet est estimé à 6,4 milliards d’euros.
Les acteurs économiques s’interrogent
Les acteurs du transport maritime s’interrogent sur l’intérêt d’un tel programme. Il n’y a eu aucune pression de leur part sur les autorités ; le coût du fret n’a jamais été aussi bas, réduire de huit heures une traversée de plusieurs semaines ne présente pas d’avantage déterminant. Le projet aurait pu présenter une utilité s’il avait permis aux supertankers de transiter sans décharger leur brut mais la taille des Suezmax restera inchangée. Ils craignent surtout que son manque de rentabilité entraîne le pouvoir à relever les taxes pour payer les investisseurs. Enfin, d’après l’assureur Allianz, augmenter le trafic dans cette zone conduira à une augmentation du risque d’accidents déjà trop fréquents (1:1100 pour Suez contre 1:4000 pour Panama)3.
Peu de voix s’élèvent contre le projet dans la presse égyptienne. Pourtant, il y a matière à réagir. En pleine inauguration, le président a exigé qu’il soit terminé en un an alors que Mohab Mamish avait annoncé qu’il se ferait sur trois ans. Ce nouveau délai imposé est totalement irréaliste et dangereux, aussi bien pour la bonne facture de l’ouvrage que pour la sécurité des ouvriers sur le chantier. Depuis le 15 septembre, trois ouvriers y ont perdu la vie. Des portions du nouveau canal se sont remplies d’eau, ce qui complique les travaux. Plusieurs experts soulignent que si des études sérieuses avaient été menées en amont, ces infiltrations auraient été évitées. Des milliers d’habitants ont reçu un avis d’expulsion 10 jours seulement avant la démolition de leur maison et de leurs champs et n’ont reçu aucune compensation4.
Concurrencer le canal de Panama
Cet empressement soudain s’explique aussi par le fait que les autorités du canal de Panama, principal concurrent du canal de Suez, ont entrepris des travaux afin de doubler et d’approfondir le canal qui doivent se terminer en 2016. Sissi espère, en accélérant la cadence, garder un avantage compétitif5. On ne trouvera aucune mention du canal de Panama dans les discours ou dans la presse, si ce n’est pour évoquer la terrible bourde du timbre émis pour célébrer le nouveau projet du canal de Suez illustré par...le canal de Panama.
Face à l’augmentation constante de la taille des porte-conteneurs, Panama n’avait d’autre choix que d’augmenter la capacité de son canal qui permettra, à terme, le passage de navires transportant jusqu’à 12 000 conteneurs (contre 5 000 maximum aujourd’hui). Dans le même temps, afin de réduire les coûts, les transporteurs optent pour des porte-conteneurs toujours plus gros, quitte à ce que le temps de transport augmente. Maersks, la plus grande compagnie de transport maritime au monde, a récemment fait ce choix et a annoncé6, seul capable de permettre le passage de ces gigantesques transporteurs de marchandises qui peuvent supporter jusqu’à 18 000 conteneurs. Le canal de Suez, même dans ses dimensions actuelles, dispose déjà d’un avantage compétitif sur le futur canal de Panama.
Recyclage d’un symbole national
Diffusée en direct sur plusieurs chaînes égyptiennes7, l’inauguration du projet le 5 août 2014 a été une opération de communication savamment orchestrée. Elle a rappelé l’importance du canal dans l’histoire de l’Égypte moderne. Creusé par des Égyptiens, dont 100 000 perdirent la vie, pour le profit des puissances coloniales d’abord françaises puis britanniques, il est le symbole de l’émancipation du joug impérialiste lorsque le président Gamal Abdel Nasser nationalise la compagnie du canal de Suez en 1956. Grâce aux revenus dégagés par le canal, Nasser peut enfin mener son grand projet : la construction du barrage d’Assouan. En 1973, c’est en traversant le canal que l’armée égyptienne prend par surprise les forces israéliennes occupant le Sinaï.
À côté de l’histoire racontée, il y a aussi les non-dits, comme sur le choix du lieu de l’inauguration. La ville d’Ismaïlia est certes le siège de l’Autorité du canal de Suez, mais elle reste aussi associée à l’occupation britannique, à la naissance du mouvement des Frères musulmans ayant combattu cette occupation et soutenu la révolution de 1952. Ce fait n’a été rappelé ni par le président, ni dans les documentaires, ni dans les journaux. Exclus du pouvoir en 1952 par les Officiers Libres, bannis de la scène politique depuis la destitution de Morsi, ils sont désormais accusés d’antinationalisme. Al-Sissi s’approprie le lieu, le symbole : il incarne une Égypte indépendante. C’est important pour ce militaire de carrière qui, contrairement à Nasser, Anouar El-Sadate ou Moubarak, n’a combattu dans aucune guerre.
L’indépendance est bien le leitmotiv du discours du raïs. Les travaux (canal et tunnels) sont effectués par des compagnies égyptiennes sous la direction des forces armées. Le financement doit être exclusivement égyptien et se fera grâce à des certificats d’investissements vendus à 1,10 ou encore 100 euros avec un rendement exceptionnel de 12 % par an. Il sait, dit-il, que la question du financement est très sensible pour les Égyptiens. Morsi n’avait-il pas été accusé de vouloir vendre le canal de Suez aux Qataris ? Pourtant, dans le nouveau projet, seule la partie canal et tunnels sera financée par les Égyptiens, le reste le sera par des investisseurs étrangers. Les Émirats arabes unis8, les États-Unis, la Norvège, l’Inde, la Hollande, l’Arabie saoudite et le Koweït se sont montrés intéressés9. Tout comme la Russie, depuis le rapprochement entre Sissi et le président Vladimir Poutine, et la Chine avec laquelle un accord a été conclu.
Une propagande paternaliste
Dans son discours simple et empreint de paternalisme tenu à l’occasion du lancement du projet, le président a demandé aux Égyptiens de « se soutenir les uns les autres et de soutenir le projet. » Il n’a pas caché la difficulté de la tâche : « Nous avons beaucoup de défis à relever, d’efforts à accomplir et de sacrifices à réaliser ». On ne sait plus s’il parle du nouveau canal de Suez ou de l’Égypte. Peu importe, le projet est le symbole de la reconstruction de tout le pays. Et l’accent a été mis sur la capacité des citoyens à le réussir seuls.
Les médias ont été invités à soutenir le projet, il a été encensé dans un long éditorial du quotidien Al Ahram ; les Égyptiens ont été incités à investir10. Mis sur le marché le 4 septembre, les certificats d’investissement ont tous été vendus en une dizaine de jours, permettant ainsi de réunir les 6 milliards d’euros nécessaires. De nombreux petits porteurs se sont rendus dans les banques avec un sens aigu du patriotisme.
Le développement du canal de Suez a un avantage déterminant sur d’autres mégaprojets tels que celui de Tochka : il repose sur une base déjà existante et rentable. Il est moins utopique et la position stratégique de la région laisse espérer que les investissements ne se feront pas à fond perdu. Cependant, concernant la partie « canal » du projet, il ne suffit pas d’en doubler la capacité pour doubler ses revenus. Cela dépend du contexte international. Les revenus tirés du canal de Suez stagnent depuis trois ans, l’année 2014 sera sans doute meilleure mais sans croissance mondiale significative, l’Égypte n’aura pas la rentabilité attendue. Pourtant, il faudra bien rémunérer les investisseurs et le risque existe de voir diminuer les revenus puisque l’Égypte tire des droits de passage. À court et moyen termes, ceux qui ont investi seront donc rémunérés au détriment de l’État, des autres projets de développement dont l’Égypte a grandement besoin, notamment pour aider les plus pauvres.
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1Un Suezmax est un navire qui atteint la taille maximale autorisée lui permettant de transiter par le canal de Suez : 20 mètres de tirant d’eau en pleine charge. Les pétroliers de taille supérieure peuvent néanmoins transiter par le canal à condition de décharger à Suez tout ou partie de leur cargaison, qui transitera par oléoduc le long du canal et qu’il récupèrent à Port-Saïd. Les plus gros porte-containers transitent par Suez sans encombre.
2Le coût du transit pour un navire varie en fonction du tonnage : il est en moyenne de 234 000 euros.
3Le 29 septembre 2014, 2 portes-containers se sont heurtés à Port-Saïd, entraînant un retard au départ des convois.
4Jano Charbel, « Over 2,000 residents forced from homes, denied work on Suez Canal project », Mada Masr, 1er octobre 2014.
5Dans le même temps, Israël a l’intention de créer une nouvelle ligne de chemin de fer reliant Ashdod à Eilat par laquelle pourraient transiter les marchandises venant d’Asie vers l’Europe. Par la route du nord, depuis la fonte des glaces, une nouvelle voie s’est ouverte, navigable seulement quelques petits mois mais la période navigable pourrait s’étendre. La menace de ces nouvelles voies reste marginale pour Suez. En revanche, le projet du canal du Nicaragua qui serait financé par un entrepreneur chinois pourrait être plus inquiétant.
6Cela concerne la liaison Chine – côte est des États-Unis, seule liaison pour laquelle les deux canaux sont en concurrence.
8Ayah Aman, « UAE replaces Qatar as Egypt’s partner on Suez project », Al Monitor, 5 novembre 2013.
9Ahmed Farouk Ghoneim, « Egypt’s Suez Canal Corridor Project », Middle East Institute, Washington, 19 août 2014.
10Ahmed El-Sayed Al-Naggar, « Developing the Suez Canal : Egypt’s future », Ahram Online, 25 août 2013.