La révolution égyptienne était-elle assez violente pour venir à bout de la structure du pouvoir en place et renverser l’ensemble du système social ? La recherche d’une réponse possible à cette question peut se faire à deux niveaux. Le premier concerne la réalité sur le terrain : que s’est-il passé ? Pourquoi ? Qu’attendait-on de l’usage de la violence ? Le deuxième est relatif à la perspective politique et sociale du conflit en Égypte au sens large.
Le 28 janvier 2011 a été une journée violente jusqu’à un certain point, mais elle a été également pacifique sur un autre plan. Des postes de police étaient incendiés dans la majorité des grandes villes du pays, ainsi que les bâtiments du Parti national démocratique (PND)1 et les sièges de certains gouvernorats. Les forces de la sécurité centrale ont été défaites, des officiers ainsi que des membres des forces de sécurité tués, tandis que d’autres étaient pourchassés. Le nombre de victimes parmi les révolutionnaires a également été important, mais pas énorme proportionnellement à la population, à l’envergure et à l’étendue des affrontements qui ont eu lieu ce jour-là. Les villes de Suez et de Sheikh Zuweid dans le Sinaï restent des cas exceptionnels, ayant connu des combats violents dès la soirée du 25 janvier 2011 qui se sont poursuivis jusqu’au milieu de la journée du 28.
Une géographie urbaine complexe
Plusieurs éléments ont contribué à l’éclatement de cette violence : la brutalité des forces de sécurité, de vieilles velléités de vengeance des habitants de certains quartiers contre des postes de police spécifiques, la rudesse des officiers de la police dans certains lieux, ou encore la facilité d’accès de certains postes et directions de la police qui les a exposés à la colère populaire. Le choix des habitants a également joué. Le poste d’Abedin au Caire, par exemple, n’a pas été incendié parce que les policiers ont évité le 28 janvier 2011 un usage excessif de la violence et qu’il n’y avait aucun passif avec les habitants, contrairement à un autre poste de police tout proche, celui du quartier Seyyeda Zineb. De plus, le poste de police d’Abedin se trouve juste à côté du Palais homonyme et des bâtiments d’institutions militaires.
Le ministère de l’intérieur a également fait l’objet de plusieurs attaques durant les journées des 28 et 29 janvier. Mais elles n’étaient pas assez soutenues et venaient d’un seul côté, sur la ligne « El Shaïkh Rihan » du côté de la place Tahrir, épargnant les autres côtés du bâtiment qui sont reliés à la zone résidentielle d’Abedin. La même chose s’est produite face à la nouvelle direction de la sécurité à Sammuhah, à Alexandrie, dont la localisation et le tissu urbain ont grandement facilité sa défense contre des assaillants venus, eux aussi, d’un seul côté, par la place Victor Emmanuel. Là aussi, l’arrière du bâtiment qui donne sur de larges zones résidentielles n’a subi aucune attaque, les habitants de ces quartiers étant pour la plupart membres du corps judiciaire et policier.
En revanche, l’ancienne Direction de la sécurité de la ville est tombée le 29 janvier, après deux jours de violents affrontements, malgré l’extrême violence dont elle a fait usage et les efforts déployés par ses agents pour la défendre. Rien d’étonnant toutefois puisque le bâtiment se trouvait dans un environnement qui lui était hostile, en plus de sa structure et de son emplacement qui ne favorisaient pas sa défense.
Il faut aussi prendre en considération le retrait de certains baltaguia2 qui prêtaient main-forte à la police et qui ont changé de bord après l’intensification des affrontements, mais aussi à cause d’un imbroglio sociologique : ils étaient à la solde du régime mais appartenaient au même milieu social que ceux qui attaquaient les forces de sécurité. Leur retournement a déstabilisé la défense des postes de police.
Les baltaguia avaient pris part à la « la bataille du chameau »3. Cette attaque a eu pour conséquence la mise à l’écart des habitants de Nezlat Assaman aux Pyramides4, puis l’affaire a fini dans les couloirs des tribunaux. Bien évidemment, personne n’a été condamné, ni pour cet assaut ni pour l’assassinat des révolutionnaires.
Une culture politique pacifique
Le « pacifisme » qui a caractérisé cette révolution en tant que slogan et pratique avait quant à lui pour origine plusieurs facteurs. D’abord, plusieurs politiques et mouvements de jeunes révolutionnaires s’étaient fermement opposés à l’usage de la violence, à cause des conséquences de « la guerre contre le terrorisme » menée dans les années 1980 et 1990 qui avait compromis toute possibilité de changement politique et social. Une conviction s’était également forgée concernant l’inefficacité de la violence armée, affirmant que cela légitimerait la répression du régime, tout en lui procurant une supériorité sur le terrain et une prédominance morale. Les années de montée de l’opposition à Hosni Moubarak autour de sa succession, depuis 2005 et plus précisément en 2009 et 2010, ont été marquées par un discours prônant une transition pacifique, démocratique, ainsi que la nécessité de gagner l’empathie des forces de l’ordre. De fait, l’indispensable lien entre le changement et des actes de violence d’envergure n’a jamais été pensé.
Sur le terrain, en 2011, la défaite du ministère de l’intérieur ainsi que l’incapacité — ou le refus — de l’armée d’utiliser la force contre les révolutionnaires ne justifiaient plus l’usage de la violence. Les révolutionnaires ne se sont pas non plus attaqués aux familles des agents de la police ou à leurs habitations. Le conflit n’a pas connu non plus d’escalade sociale, et ce à cause de sensibilités sociologiques et humaines, comme la vie en communauté à l’intérieur des gouvernorats, les parentés, les alliances, les relations commerciales, etc. Il y avait pas non plus d’intérêts matériels qui auraient pu inciter à l’usage de la violence, comme les conflits relatifs à des biens ou des terres.
Une dépolitisation de la lutte
On peut toutefois considérer que durant la première période de la révolution, la violence a atteint les objectifs escomptés, puisqu’elle a permis d’amputer le système Moubarak de son bras droit, en détruisant une bonne partie de l’infrastructure de répression.
Dans ce système, la violence était liée à un ensemble de relations socio-économiques fondées sur l’humiliation, comme les contrariétés et les servitudes pratiquées au quotidien dans l’économique informelle, l’arrogance des fonctionnaires du ministère de l’intérieur, la torture quotidienne dans les postes de police, les campagnes sécuritaires qui visaient à imposer une image du pouvoir et une culture de la discipline, la répression des grèves ouvrières, l’utilisation des agents de la police pour déloger les habitants de leurs lieux de vie, la répression de toute manifestation, ou encore le verrouillage de l’espace public. Le régime de Moubarak s’appuyait amplement sur les forces du ministère de l’intérieur et reposait sur une culture de l’interdit. La révolution a détruit tout cela.
Seulement, ayant fait cela, aucune vision pour abattre et démanteler l’État policier en tant que machine de gouvernance n’a été mise en œuvre. D’où la tournure « droit-de-l’hommiste » et judiciaire qu’a prise plus tard la lutte. La plupart des projets de restructuration du ministère de l’intérieur se déclinaient alors sur deux volets : obliger l’institution à respecter les droits humains et la soumettre à une surveillance juridique, tout en l’engageant à appliquer la loi de manière permanente. Or, ce programme ne touche pas aux dispositifs du pouvoir, ni aux procédés sociaux, sécuritaires et géographiques qui en relèvent. La réaction du ministère a été de poser une piètre alternative : arrêter de travailler ou revenir aux dispositifs de l’ancien régime.
Les origines de cette rhétorique légaliste sont antérieures à la révolution. L’Égypte a connu depuis les années 1970 un rôle accru des avocats de gauche dans le militantisme juridique et politique. Une tendance renforcée au début des années 2000 qui a favorisé la création de structures dédiées à la défense des droits humains et entretenant des relations internationales solides. Ceux qui travaillent dans ces institutions ont acquis une expérience conséquente, une connaissance respectable du droit international et des techniques de réseautage pour lancer des campagnes sur les plans régional autant qu’international. De fait, ces organisations ont imposé une limite aux horizons de la lutte révolutionnaire.
Cette culture a fortement influencé le champ politique. Dans les élites qui ont participé au mouvement révolutionnaire s’est imposé un discours sur la nécessité de respecter les droits humains, et la nécessité du ministère de l’intérieur de s’y plier, d’appliquer la loi et la Constitution, et de démettre Habib Al-Adli, le ministre de l’intérieur sous Moubarak.
Les fissures du régime
Sur le plan social, la révolution a pris de court les forces du régime ; l’événement a été inattendu, rapide et déstabilisant. Avec la défaite du ministère de l’intérieur, il était difficile pour les forces du pouvoir de s’engager dans une guerre civile — circonscrite ou élargie — et de reconstruire le rôle répressif du ministère. D’autant que les alliances du régime politique et de ses forces sociales et institutionnelles ont été mises à mal durant les dernières années qui ont précédé la révolution. L’entrée en jeu de Gamal Moubarak, le fils du président, et de son entourage ont provoqué des remous dans les alliances nouées par le PND. Les discordes ont fini par éclater et, fait inédit, de violents affrontements ont eu lieu entre ses membres lors des élections de l’Assemblée du peuple en 2010. Or, la composition de ce parti, l’appui absolu qu’il constituait pour Moubarak et sa pénétration profonde dans les méandres du pouvoir à travers des réseaux clientélistes l’ont dépossédé des capacités institutionnelles qui permettent aux organisations sociales et idéologiques de s’engager dans une telle bataille. Il n’avait plus de motivations propres pour assumer un affrontement important et violent avec d’autres forces de la société.
De son côté, l’armée s’était engagée dans une lutte sans merci contre l’entourage de Gamal Moubarak, car elle se sentait marginalisée dans les coulisses du pouvoir, notamment durant la dernière décennie de Moubarak, où la police a acquis de nombreux avantages sociaux. Doublée par « l’intérieur », elle craignait la dislocation de ses forces si elle s’engageait dans la répression d’une vaste révolution populaire. De plus, une grande partie des militaires avait de la sympathie pour le soulèvement, du moins à ses débuts, d’autant que les recrues appartenaient généralement à la classe moyenne ou à des catégories pauvres, mais instruites. Or ce sont ces catégories-là qui ont conduit le mouvement révolutionnaire. L’effet de surprise et la durée de l’événement n’ont pas permis non plus à l’armée de mobiliser ses ressources psychologiques et idéologiques, ni d’agiter des raisons morales à même de convaincre ses soldats d’écraser une révolution populaire. Rappelons enfin que personne durant cette période n’a porté atteinte à l’armée. Elle n’a connu ni scission ni désertion. Elle n’a pas non plus pris les armes, ni contre Moubarak ni avec lui.
La conjugaison de tous ces facteurs a donné aux révolutionnaires une marge de manœuvre sur le terrain. Ainsi, ils demeuraient convaincus qu’ils ne seraient pas exposés à être écrasés militairement dans les rues et sur les places. De même étaient-ils assurés de ne pas être attaqués quand ils rentraient chez eux le soir. La rhétorique sur « la sécurité », « la stabilité », « le respect de l’autorité du père », « être patient avec le pouvoir » n’est pas allée plus loin que le discours. Des expressions telles que « le prestige de l’État » et « pour qu’on ne devienne pas comme la Syrie et l’Irak » sont venues trop tard.
La solidité de l’institution militaire a permis de dissuader toute velléité étrangère d’intervenir directement, comme ce sera le cas en Libye ou en Syrie. La chute rapide de Moubarak a également évité l’exacerbation du conflit entre différents acteurs qui avaient des visions divergentes de la situation. Les organisations internationales, telles que les Nations unies, l’Union européenne ou même des puissances comme les États-Unis ont opté pour une prise de contact avec les acteurs de la révolution afin de s’informer. De leur côté, les réseaux officiels de contact avec l’armée sont restés intacts, vu que cette dernière a pu maîtriser les espaces de souveraineté et les appareils de l’État. L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis n’ont pas voulu s’aventurer à défendre Moubarak sur le sol égyptien comme l’a fait Riyad pour le Bahreïn.
Compromis et neutralisation
Un large éventail de catégories sociales allant de la classe moyenne aux plus démunis a pris part à la révolution. La classe ouvrière s’y est alliée juste avant la chute de Moubarak en organisant plusieurs grèves. De même, quelques fractions des classes privilégiées ont fini par se joindre au mouvement, comme en témoigne la participation — limitée ou seulement en tant que sympathisants — de certains juges, procureurs et hauts fonctionnaires du ministère des affaires étrangères.
Sur le plan politique, il s’est formé un large spectre de réseaux de jeunes regroupant des élites hétéroclites : nassériens, islamistes modérés ainsi que militants de la gauche, réunis autour du mouvement Kifaya (Assez)5, du Mouvement égyptien pour le changement et enfin de la campagne de soutien à la candidature de Mohamed Al-Baradei lors de l’élection présidentielle de 2010.
Le pari sur l’armée était quant à lui antérieur à la révolution, puisque plusieurs acteurs politiques de l’opposition pensaient déjà que l’armée pouvait faire un pas courageux pour libérer le pays de l’hégémonie du clan Moubarak et de sa bande et renouer avec l’État de la libération nationale qui avait le rôle de locomotive pour le développement de la société depuis les années 1950. C’est pourquoi des slogans comme « l’armée est la protectrice de la révolution » sont vite apparus, loin de toute idée de violence révolutionnaire.
Aujourd’hui encore, la position des différentes forces révolutionnaires sur la question de la violence demeure ambivalente. Certains nient les actes de violence perpétrés contre les postes de police, prétendant qu’il s’agissait d’actes barbares et criminels au vu de la loi. D’autres affirment au contraire que le vice de la révolution résidait dans son côté pacifique et l’absence d’une violence à même d’abattre les piliers du régime et d’écraser les ennemis. D’autres encore soutiennent l’idée d’une indispensable révolution ouvrière armée ! Toutefois, personne ne se pose les questions primordiales : qui aurait financé cette guerre révolutionnaire violente ? Qui aurait fourni les armes pour la mener ? Avec quelles puissances internationales et régionales cette révolution ouvrière armée aurait-elle fait alliance ?
Ceux qui rejettent toute violence ne se sont pas non plus posé la question de savoir quel a été le prix d’une telle démission, ou quels étaient les risques de diaboliser Les plus démunis et la classe moyenne. Ils n’ont pas réalisé que l’indépendance du mouvement et sa capacité à affronter le régime dépendaient en grande partie de la neutralisation, même temporaire, de l’énorme appareil répressif et de toute son infrastructure.
En somme, ce n’est ni l’usage de la violence décrié par les uns, ni sa modération regrettée par les autres qui ont conduit à l’échec de ce mouvement. On n’attendait pas de l’usage de la violence plus que ce qu’elle a produit.
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1NDLR. Le parti de l’ancien président égyptien Hosni Moubarak.
2NDLR. Voyous à la solde du régime.
3NDLR. Nom donné à une attaque subie par les révolutionnaires de la place Tahrir le 2 février 2011. Leur campement a été pris d’assaut par des miliciens à la solde du régime, montés sur des chameaux.
4NDLR. Ce sont leurs chameaux qui ont été mobilisés pour l’attaque.
5NDLR. Fondé en 2004.