« Voilà la balle-chaussette », lâche l’Alexandrin. Mains calleuses, dos courbé mais avec une minutie d’orfèvre, Hamouda entoure d’une épaisse couche de ficelle de boucher un ballon de handball coincé entre ses genoux. La pelote solidement attachée, il se saisit d’un rouleau de ruban adhésif blanc et passe la deuxième couche avec un naturel déconcertant. L’opération est devenue un rituel pour ce vétéran du tournoi de Falaki, fier d’exhiber son œuvre. « Par le passé, lors des premières éditions du championnat, on remplissait un sac en papier de chaussettes ou d’éponges qu’on entourait de ficelle, et ça nous faisait un ballon. Depuis, le nom est resté », se souvient ce capitaine de 57 ans à la peau burinée par le soleil. Dans la plus ancienne compétition de football du ramadan en Égypte comme aiment à le rappeler tous les participants, une balle-chaussette est nécessaire « au moins tous les deux jours », pour résister aux assauts des forçats du ballon rond.
Chaque année depuis 1976, des équipes amateures venues des quatre coins d’Alexandrie s’affrontent tout au long du mois sacré sur l’étroit terrain d’asphalte cerné par les tours d’immeubles du quartier populaire de Moharram Bey. Au Falaki, on joue un football qui sent la poussière, le bitume et la peinture fraîche. L’arène délimitée par les trottoirs d’un côté et des lignes blanches grossièrement tracées de l’autre est à peine plus grande qu’un court de tennis. Elle impose aux deux équipes de cinq un face-à-face rugueux. Plaie rougeoyante au tibia, Oussama, un gaillard d’un mètre quatre-vingts, en sait quelque chose. « La balle arrivait vite et j’ai tiré avant de heurter un adversaire et de tomber au sol. Mais je m’en fiche car j’ai marqué et nous avons gagné 5-2. Dieu soit loué », raconte large sourire aux lèvres le joueur de l’équipe des moins de 18 ans de Lombroso, le pâté de maisons d’à côté. Pour pimenter encore les parties dans la deuxième ville d’Égypte très majoritairement musulmane, les matchs se jouent à jeun, depuis le début de l’après-midi jusqu’au coucher du soleil — cette année, une poignée de minutes passé 18 heures.
Une affaire de garçons
Serrés sur les chaises métalliques empruntées à la maison de quartier, debout derrière les cages ou agglutinés sur les balcons, les supporters sont toujours présents en nombre, jusqu’à plusieurs milliers les grands soirs. « Hier les matchs ont été annulés à cause de la pluie. Les gens étaient tristes. On pouvait le sentir dans la rue », assure Gamal, l’un des arbitres de la compétition. Ici, le ballon rond est au choix une histoire de passion, un divertissement ou un simple passe-temps pendant les interminables heures d’abstinence du ramadan. Morsi, un vieux de la vieille, n’a jamais raté une édition. « Cette coupe permet de rassembler tout le monde, les riches, les pauvres et les petites gens, les jeunes et les plus vieux. C’est ça qui fait sa réussite », vante l’enfant du quartier. À Moharram Bey, le foot reste toutefois une affaire de garçons. Invités à concourir dès l’âge de huit ans et jusqu’à plus de 45 ans, chacun y trouve son compte dans les cinq catégories du tournoi.
Les organisateurs — toujours les mêmes depuis 48 ans — cultivent un football simple et rustique. « L’inscription coûte aux équipes au maximum 500 livres (10 euros), une broutille », précise le capitaine Mohamed Chahine, dernier survivant des quatre fondateurs, parmi lesquels feu les frères Sayed et Loza Falaki, dont le trophée porte le nom. « On offre aussi une enveloppe aux gagnants, mais rarement plus de 3 000 ou 4 000 livres (60 à 80 euros) à se partager. Pour nous comme pour les joueurs, l’argent n’est pas la priorité », insiste le patron à l’élégante moustache grisonnante. Lors du dernier jour de ramadan, les grands vainqueurs se voient remettre une coupe et une tape dans le dos par un élu local. Un esprit partagé par les tournois cousins qui ont lieu dans tout le pays. À Dakhliya, un canard ou un mouton est remis après chaque match à l’équipe victorieuse. À Fayoum, on distribue des kilos de riz. Et à Damiette cette année, l’homme du match d’un soir, un tout jeune papa, s’est même vu offrir un paquet de couches pour bébé.
Huis clos
À côté, l’image renvoyée par la sélection égyptienne semble à des années-lumière. Le 22 mars, les gars du Falaki étaient rentrés chez eux depuis plusieurs heures lorsque les Pharaons ont foulé pour la première fois la pelouse du Misr Stadium, leur nouvel écrin. L’enceinte flambant neuve est avec ses 93 000 places « le plus grand stade de football du Proche-Orient et le deuxième d’Afrique », se gargarisent les commentateurs. Vu du ciel, l’ouvrage qu’on dit inspiré de la coiffe de Néfertiti brille au milieu des équipements sportifs dernier cri d’Olympic City, la portion dédiée au sport de la « nouvelle capitale administrative » (New Administrative Capital, NAC), monstre de verre et d’acier en cours d’édification en plein désert.
Le onze égyptien lance alors l’Egypt Capital Cup. Un tournoi amical clinquant à l’objectif à peine masqué : faire de la publicité pour la NAC, méga projet phare du maréchal-président Abdel Fattah Al-Sissi, dont l’inauguration ne saurait tarder. Défaits 4 à 2 en finale par la Croatie, les Égyptiens privés de leur maître à jouer Mohamed Salah n’en ont pas profité pour briller eux aussi. Qu’importe, le but était ailleurs pour le régime militaire : montrer au monde entier que l’Égypte, candidate déclarée à l’organisation des Jeux olympiques de 2036, est capable d’accueillir les plus grandes compétitions internationales.
En prenant ses quartiers au Misr Stadium à 50 kilomètres du Caire, la sélection creuse encore un peu plus le gouffre qui la sépare du peuple. Déjà depuis dix ans, les supporters autorisés à se rendre au stade sont triés sur le volet. Qu’il s’agisse des matchs de l’équipe nationale ou du championnat, l’accès est strictement contrôlé par une entreprise proche des services de renseignement baptisée Tazkarti. Ancien ultra d’Al-Ahli, le club le plus populaire d’Égypte, Khaled1 explique désabusé :
Seules 5 000 à 6 000 personnes se voient attribuer une Fan ID leur donnant le droit d’aller au stade. On te demande toutes les informations te concernant, y compris sur ton travail et celui de ta famille. Comme ça, si tu dérapes, on peut te retrouver facilement. Pour l’Egypt Capital Cup, les autorités ont sélectionné en priorité des influenceurs et des célébrités afin de soutenir la propagande autour de la nouvelle capitale.
Douze ans maintenant que le régime surveille comme le lait sur le feu les mouvements de supporters. Depuis le 2 février 2012, les matchs du championnat se jouent à huis clos ou presque. Ce jour-là, 74 fans d’Al-Ahli ont trouvé la mort à Port-Saïd au sortir d’une rencontre contre l’équipe locale, poignardés, roués de coup ou asphyxiés devant les yeux fermés de la police. Aujourd’hui, le doute plane encore sur les raisons de ce massacre, néanmoins tout laisse à penser que les ultras ont payé de leur sang leur mobilisation décisive un an plus tôt sur la place Tahrir, lors de la révolution du 25 janvier 2011.
Khaled était dans les tribunes ce soir-là. Âgé d’à peine 17 ans, il brandissait la banderole d’un jeune groupe de supporters qu’il avait contribué à fonder quelques années plus tôt, les Ultra Red Storm. Celle-ci reste désormais rangée dans un placard verrouillé à double tour. La sortir pourrait lui coûter cher. Douze ans après avoir pénétré un stade pour la dernière fois, son nom est toujours inscrit dans les fichiers de la police. Celui que ses camarades de tribune surnommaient Keks raconte :
Les ultras sont considérés comme des terroristes. Il y a un peu plus d’un an, c’était la COP 27 à Charm El-Cheikh et au même moment, je partais en vacances à Dahab, juste à côté. Quand je suis arrivé, les policiers m’ont interpellé et m’ont longuement questionné avant de me laisser partir. Ils avaient peur que je vienne perturber l’événement.
L’ancien ultra se désole :
Depuis Port-Saïd, je ne regarde plus les matchs. C’est à peine si je vais voir les résultats sur mon portable. Avant, j’étais de tous les déplacements, je pleurais, je vibrais. Mais la passion est morte. Et je ne suis pas le seul.
Si les terrasses des cafés sont toujours bondées les soirs de match, le cœur n’y est plus. « En Égypte, le football n’est plus une passion mais un divertissement pour oublier la dureté de la vie. »
Une question de « wasta »
Regroupés derrière les cages de la Moharram Bey Arena, sobriquet taquin donné au goudron du Falaki, les cinq du quartier de Kom Al-Dikka s’échauffent. Ce soir, ils affrontent Smouha dans la compétition reine, celle qui se joue pendant la demi-heure juste avant la rupture du jeûne, au seuil de l’hypoglycémie. « On va les manger », s’amuse l’un d’entre eux en enfilant sa chasuble jaune floquée du portrait tout sourire d’un député du coin. Le murmure des tribunes vrombit, certains supporters sortent des tambourins, d’autres donnent de la voix. Un voisin avec de la suite dans les idées monnaye les chaises sorties de son garage. Les trottoirs sont bondés. Jadis, on pouvait y croiser les recruteurs des plus grands clubs du pays. « Le tournoi a permis de révéler des talents immenses tels Ahmed Sari, Magdi Ezzat, ou Sami Barras », énumère Mohamed Chahine, des étoiles dans les yeux. « Le plus illustre d’entre eux, Ahmed Al-Kass, est même devenu capitaine de la sélection égyptienne à la fin des années 1990 après une brillante carrière au Zamalek et à l’Ittihad Alexandrie. »
L’histoire ne s’est pas répétée, depuis. Même si certains joueurs professionnels de futsal continuent de participer au tournoi, ils font figure d’exception. Comme partout ailleurs, le football égyptien est devenu une histoire de gros sous et de piston, la « wasta » comme on l’appelle ici. Impossible de percer sans être inscrit, dès le plus jeune âge, dans un grand club ou dans une prestigieuse académie dont le coût d’entrée est inaccessible au plus grand nombre. Cairote pur jus, contraint de jeter l’éponge faute de moyens, Ahmed Gouda se rappelle :
Si tu n’as pas de « wasta », on va te demander de l’argent. Mais ça ne te garantit pas de jouer, même si tu es bon. Ils te disent que tu fais un investissement pour ta carrière, que cet argent va être dépensé pour toi. Moi j’étais à l’académie de Zamalek. Ça coûtait 300 livres (6 euros) par mois. Ensuite, si tu veux intégrer les équipes, tu dois encore payer les tests. Ils t’en font passer plusieurs. Si tu es reçu, tu acquittes à l’année une somme qui peut aller jusqu’à 2 000 ou 3 000 livres (40 à 60 euros). Et tu n’as toujours aucune garantie de jouer. Par contre, si tu as la « wasta », tu joues directement sans passer tous les tests et sans payer. Le capitaine sait très bien que ton oncle ou ton père a le bras long.
En Égypte, le football n’est pas synonyme de mobilité sociale. La corruption endémique du pays, bien que remise en cause brièvement dans les années qui ont suivi le mouvement de 2011, façonne les voies d’accès au sport de haut niveau depuis les années 1990. Un phénomène qui a poussé les recruteurs à se détourner des compétitions de rue. D’autant que celles-ci sont beaucoup moins nombreuses en dehors de la période du ramadan. Pour jouer, les Égyptiens louent en soirée des terrains d’appoint souvent installés dans des cours d’école, ou — au prix fort — les gazons synthétiques rutilants des nombreux clubs de sociabilité.
Alors que sur le terrain l’équipe de Kom Al-Dikka inscrit un deuxième but filou, Mohamed Chahine glisse une de ces anecdotes dont il a le secret. « Un jour, au début des années 1980, Adel Imam2 en personne est venu assister à un match. C’était la folie, tout le quartier est descendu pour le saluer. » Le monstre sacré du cinéma égyptien faisait du repérage pour son rôle dans El Harrif (Le Champion, 1983), film de Mohamed Khan devenu culte. Il y incarne un joueur talentueux d’origine modeste perverti par les matchs de rue, au point d’en perdre son travail et sa femme. Depuis, l’image de ce football populaire a largement changé. Dans le tout récent El Harrifa (La Compétition des champions) de Raouf El Sayed (2023), le héros joué par Nour Al-Nabawy suit la trajectoire inverse. Fils de bonne famille, il se retrouve contraint de quitter l’académie renommée dans laquelle il est inscrit après la faillite de l’entreprise de son père. Et c’est dans la poussière des tournois de rue qu’il trouvera sa planche de salut.
Coup de sifflet final. Survoltés après leur nette victoire 2 à 0, les héros du jour retirent la chasuble et foncent s’entasser à l’arrière d’un triporteur. Ils filent en chanson profiter d’un dîner doublement mérité. L’arène est à nouveau déserte lorsque l’appel à la prière retentit. Une bande de petits du quartier s’empare alors de la balle-chaussette. Parmi eux Ahmed, 9 ans. « Mon idole c’est Mostafa Al-Yeoudi, il joue pour le quartier de Hadra », dit le garçon entre deux tentatives de passement de jambe. Au Falaki, les exploits européens de Mohamad Salah ne font plus rêver depuis bien longtemps.
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