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Égypte. L’excroissance irrésistible de l’appareil policier

Si l’armée égyptienne reste toute-puissante, la police n’est pas pour autant marginalisée. Ses pouvoirs ont été considérablement renforcés durant les dernières années du régime de Moubarak. Et Sissi a poursuivi sur la même ligne. Les forces policières disposent désormais de tous les moyens pour réprimer la population et préserver son pouvoir absolu.

L'image montre un grand groupe de policiers en tenue d'émeute. Ils portent des casques et des boucliers, et sont regroupés de manière organisée. Les uniformes sont sombres, avec des détails visibles tels que des insignes ou des logos indiquant leur affiliation. L'ensemble donne une impression de préparation et de contrôle, évoquant un contexte de maintien de l'ordre lors d'une situation potentiellement tendue.
Le Caire, 25 janvier 2011. — Forces de police lors de la journée de la colère

Le régime égyptien repose essentiellement sur une relation privilégiée entre les politiques d’une part, les militaires et les policiers de l’autre. Cette dualité souligne la prégnance de l’armée et de la police dans la pérennité des gouvernements qui se succèdent. Mais l’institution militaire s’est vu suppléer par son homologue policière, avec le contrôle accru de pans entiers de la société. « La police est devenue progressivement le principal contre-pouvoir mis en place par les présidents égyptiens depuis Nasser », analyse le chercheur Baudouin Long1. Instruments privilégiés du régime de Moubarak, les structures de l’État policier ont su résister à sa chute et au processus transitionnel depuis la Révolution de 2011. Cette continuité au-delà du moment révolutionnaire est permise par un arsenal juridique, politique, administratif dont la matrice bâillonne toute possibilité d’émergence d’une opposition structurée.

La clef de voute du régime

Abdel Fattah Al-Sissi parvient à la tête de l’Égypte après le coup d’État militaire du 3 juillet 2013, qui renverse le président Mohamed Morsi, premier président démocratiquement élu. Ce putsch provoque des manifestations d’ampleur, au cours desquelles ses partisans réclament son retour. L’ordre est alors donné par le nouveau pouvoir de disperser les campements de manifestants sur la place Rabâa Al-Adaouia du Caire, et les forces de l’ordre ouvrent le feu, massacrant ainsi 600 manifestants selon les autorités, au moins 1 000 selon les organisations humanitaires internationales.

Al-Sissi s’inscrit dans la continuité des régimes autoritaires précédents. Afin d’empêcher toute contestation de prendre forme et de se structurer, les manifestations font l’objet sous son mandat de mesures juridiques les restreignant. Le 24 novembre 2013, la loi sur les manifestations instaure une procédure administrative contraignante afin de faire valider une manifestation auprès du ministère de l’intérieur, dispositif qu’il est quasiment impossible de mener jusqu’au bout. Même les slogans doivent être communiqués à l’avance. La plupart des lieux publics sont interdits de manifestation. En parallèle, les forces de police sont autorisées à utiliser des armes létales contre les manifestants2.

En septembre 2016, Al-Sissi a également fait passer une loi qui visait officiellement à durcir les sanctions contre les policiers auteurs d’abus. A contrario, cette loi permet de renforcer l’opacité des méthodes policières en interdisant par exemple à ces derniers de s’exprimer dans la presse ou de se constituer en syndicats.

Les espaces publics ne sont plus les seules cibles du régime : à l’heure des réseaux sociaux comme outil d’action militante, le contrôle et la surveillance du web apparaissent comme primordiaux. Le collectif militant Netblocks réalise un travail de cartographie des domaines Internet bloqués par les fournisseurs d’accès égyptiens. Ils évaluent à environ 34 000 le nombre de ces domaines, afin de bâillonner l’opposition. Cela concerne par exemple des sites d’ONG, ou de médias en ligne. Ainsi, le 24 novembre 2019, les locaux du site d’information indépendant Mada Masr (l’un des rares de la presse libre à subsister, partenaire d’Orient XXI dans le réseau Médias indépendants sur le monde arabe) a été perquisitionné et ses journalistes détenus (avant d’être relâchés). Enquêtant sur les arcanes du pouvoir égyptien, ce média est régulièrement menacé par les forces de police.

Sous Sissi, une nouvelle loi sur la presse a été promulguée le 1er septembre 2018, qui vise à durcir le contrôle des médias en ligne et de tous les réseaux sociaux suivis par plus de 5 000 abonnés. Ceux-ci pourront être suspendus, et leurs auteurs passibles de peines de prison et de lourdes amendes (jusqu’à 100 000 livres égyptiennes, soit plus de 4 000 euros). Ainsi, l’État policier semble s’incarner structurellement dans la constitution d’un maillage sécuritaire au service du régime militaire et de son président. L’Egyptian Center for Economic and Social Right rassemble une base de données sur la répression en général, mais aussi sur le net depuis la révolution de 2011. Mais si elles ont été renforcées sous Sissi, toutes ces pratiques ont été mises en place sous le règne d’un autre dictateur, Hosni Moubarak.

Moubarak, architecte de la « policiarisation »

En Égypte, le pacte entre le pouvoir exécutif et l’institution militaire apparaît comme un moyen d’assurer la paix civile. Il fut cependant mis à mal en 2010 par l’idée d’Hosni Moubarak d’une réforme qui entérinerait le principe de legs héréditaire du pouvoir à sa descendance. Les remaniements constitutionnels de 2005 et de 2007 limitant le contrôle des juges avaient déjà bouleversé l’accès à la fonction présidentielle, en actant d’une quasi-impossibilité pour les militaires d’y postuler, puisque les conditions exigées pour pouvoir déposer sa candidature s’avéraient expressément restrictives.

Une police politique

La hiérarchie militaire s’oppose donc clairement au plan de transmission héréditaire. De plus, des amendements adoptés en 2007 renforcent le pouvoir du président et des forces de sécurité, limitant de fait la dualité du pouvoir avec l’armée et son poids sur la scène politique égyptienne. En effet, sous Hosni Moubarak (1981-2011), une véritable « policiarisation » du régime est enclenchée, aux dépens de l’armée. Le ministère de l’intérieur est profondément réformé. Le nombre de recrutements qu’il effectue sous la présidence Moubarak augmente de 1,6 million de fonctionnaires supplémentaires, afin de développer la sûreté de l’État — dissoute le 15 mars 2011 et remplacée par la sécurité nationale. Police politique dépendant du ministère de l’intérieur, celle-ci, au prétexte de protéger l’État, sème la terreur au sein de la population. Elle a pour prérogatives la surveillance de citoyens jugés suspects (avec l’établissement de fiches de renseignements), et peut procéder à des arrestations arbitraires pour maintenir un climat de défiance. Lorsque les manifestants pénètrent dans le bâtiment de la sécurité au Caire en mars 2011 pour sauver les documents qui pourraient servir de preuves dans les procès d’une justice transitionnelle espérée, ils découvrent que le bâtiment abrite également des salles de torture.

À l’intérieur du pays, chaque muhafazah (région administrative) est dotée d’un directeur de police chargé de l’ordre public qui travaille en coordination avec le gouverneur local depuis la loi de 1979 sur l’administration locale. Ainsi, le régime dispose d’un véritable maillage policier, qui lui permet d’exercer une mainmise sur l’ordre social.

Si la Constitution égyptienne consacre le principe d’état d’urgence (article 148), c’est sous la présidence de Moubarak que s’ancre son usage permanent, par son renouvellement en 1981, et sa prolongation, approuvée par le Parlement, en 2010. Il est alors justifié comme une nécessité pour faire face à la menace terroriste, mais permet surtout d’interdire les manifestations de rue et les meetings publics, en pleine période de contestation du régime. Toute émergence d’une opposition véritablement structurée est donc quasiment impossible, le multipartisme n’étant plus qu’une façade. Barbara Azaola Piazza, maîtresse de conférence à l’université de Castilla de la Mancha (Espagne), analyse : « Cette loi octroyait au régime un pouvoir discrétionnaire pour imposer des restrictions aux libertés de réunion, de mouvement, de résidence et de passage dans des lieux et moments déterminés. Elle lui concédait aussi le pouvoir d’incarcérer des personnes considérées comme « suspectes » ou « dangereuses » pour la sécurité publique »3.

« Nous sommes tous Saleh Saïd »

Saïd Okasha, chercheur au centre d’Al-Ahram du Caire, complète l’analyse : « Un conflit silencieux opposait l’institution militaire et les organismes sécuritaires (les services de renseignement, al-Mukhâbarât, le ministère de l’intérieur et, notamment, au sein de celui-ci, la sûreté de l’État), qui se disputaient influence et pouvoir »4. Armée et police se sont trouvées en concurrence pour exercer un rôle prédominant au sein de l’État. Le pic de « policiarisation » atteint en 2010 préfigure la Révolution de 2011. Elle débute le 25 janvier, date symbolique de la fête nationale de la police. L’un de ses éléments déclencheurs est la mort de Khaled Saïd, assassiné sous les coups de policiers venus l’arrêter en plein jour dans un cybercafé d’Alexandrie (la version officielle évoque une arrestation pour trafic de drogue). La photo de son visage défiguré et tuméfié devient le symbole de la violence de la répression et de l’impunité de la police. Un collectif nommé « Kollena Khaled Saïd » (nous sommes tous Khaled Saïd) regroupe plus d’un million de personnes sur Facebook. Ses membres prennent une part active aux manifestations contre le régime, dont la fin des violences policières est l’une des revendications clefs.

Tout au long du soulèvement, des groupes de manifestants archivent les preuves de la répression qu’exercent les forces de sécurité. Le collectif Mosirreen (Obstinés) est particulièrement intéressant : il collecte et recueille des images et des vidéos qui témoignent des crimes de la police et de l’armée et les poste sur sa chaîne YouTube. Dans une des vidéos, un manifestant détenu dans une cellule du ministère de l’intérieur raconte : « Tous les gens arrêtés avaient été frappés, et certains d’entre eux électrocutés ». Témoigner, documenter des récits de détention met alors en exergue le caractère systémique des méthodes employées dans les commissariats, les fourgons de police et les centres de détention.

La sous-traitance de la répression

Les policiers sont formés durant deux années à l’école de police du Caire, véritable institution. Mais sous Moubarak et le ministre de l’intérieur Habib Al-Adli, on assiste à la généralisation de la sous-traitance de la répression policière via les milices dites de « baltaguiyya » (utilisées par la police égyptienne depuis les années 1980), dont les salaires sont versés par le ministère de l’intérieur. Durant la révolution de 2011, celles-ci sont mobilisées. Essentiellement composées d’anciens prisonniers ou de voyous, elles ont pour mission d’infiltrer les manifestations et de réprimer les contestataires. Une manière pour le régime d’arriver à ses fins sans être officiellement accusé d’écraser les manifestants, et qui n’est pas propre au régime de Moubarak.

Mais la gestion policière de la société montre ses limites, et ne sera plus suffisante pour mater la contestation. Moubarak se trouve face à la nécessité de faire appel à l’armée. Ainsi, la révolution de 2011 a pour effet d’affaiblir dans un premier temps l’assise policière du régime, au profit d’un retour en force de l’institution militaire comme matrice-clé, la police étant associée à la défense du régime de Moubarak tandis que l’armée apparait symboliquement comme garante de l’unité nationale. Des scènes de fraternisation entre armée et manifestants ont même eu lieu après la chute de Moubarak sous le slogan « Echaab wel guich, id wahda » (le peuple et l’armée, main dans la main).

À la chute de Moubarak le 11 février 2011, les chefs d’état-major sont remerciés, mais des figures importantes restent en poste, comme le général Mohamed Hussein Tantawi, alors ministre de la défense, particulièrement honni par les manifestants. Mais une partie de la police est purgée. Le pouvoir de transition est confié à l’institution militaire ce qui lui permet d’apparaître comme la défenseuse de la permanence de l’État. Ce retour de l’armée sur la scène politique est permis par son changement de leadership, et aussi par le soutien des forces de police qui ne la remplacent plus, mais la secondent. Celles-ci perdent leur place privilégiée au cœur de l’État, mais conservent une certaine marge d’autonomie. Mohamed Morsi ne réalise pas de réformes du ministère de l’intérieur et des prérogatives policières. Il cherche au contraire à gagner le soutien de la police afin d’asseoir son autorité. Ainsi, il nomme ministre de l’intérieur Ahmed Gamal Al-Din, un proche d’Habib Al-Adli (ministre de l’intérieur de 1997 à 2011). Durant son court mandat, la torture et les arrestations arbitraires continuent. Dès juin 2013, les forces de police sont mobilisées pour réprimer les manifestations.

Ainsi, le soulèvement et la démocratisation de la vie politique n’ont pas mis à mal les structures de l’État policier. Toute émergence d’une opposition politique semble empêchée par un contrôle de la société, instrumentalisé tour à tour par l’armée ou par un régime en apparence civil. Car si la « policiarisation » s’est faite un temps au détriment de l’armée, l’État policier subsiste cette fois-ci au service de l’ordre martial, qui contrôle désormais tout.

1L’Égypte de Moubarak à Sissi. Luttes de pouvoir et recompositions politiques, Karthala, 2018.

2Article 13 de la loi du 24 novembre 2013 : «  Les forces de sécurité devraient d’abord tirer des tirs de sommation, puis monter en intensité en utilisant des balles en caoutchouc et enfin des munitions en plomb. Si les participants utilisent des armes, les forces de sécurité devraient répondre par l’usage de moyens proportionnes au danger qui s’impose.  »

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