La douzième session du Forum urbain mondial (WUF12) organisé par le Programme des Nations unies pour les établissements humains (ONU-Habitat) se tient au Caire, du 4 au 8 novembre 2024. Son thème : « Construire des villes durables ». Singulier endroit pour cette rencontre qui va traiter de la fourniture de logements abordables, de la transformation des « constructions informelles » (bidonvilles) et d’érection de villes capables de faire face aux changements climatiques, alors même que les habitants les plus pauvres en sont chassés et que certains d’entre eux luttent contre les projets gouvernementaux. Tels les résidents de l’île de Al-warraq dans le gouvernorat de Gizeh, ou ceux du quartier Al-Jamil dans celui de Port-Saïd et, auparavant, les habitants du triangle Maspero.
Le gouvernement égyptien, qui a été confronté à de nombreuses accusations de violations des droits humains, y compris l’expulsion forcée des résidents des zones réaménagées, reçoit ainsi le soutien et la coopération de l’ONU-Habitat — laquelle est censée promouvoir la justice sociale et le respect des droits.
Menaces sur les réserves naturelles
Les autorités égyptiennes veulent développer les infrastructures, réorganiser les zones informelles ou les remplacer par des ensembles générant des profits. Le tout au nom du « développement urbain ». Ces projets entraînent souvent l’évacuation forcée des résidents de leurs maisons, sans consultation préalable, et sans offrir d’alternatives appropriées ni de compensations équitables, ce qui constitue une violation directe du droit à une vie décente et à un logement convenable, chose que les Nations unies et ses agences devraient, en principe, défendre.
Au lieu de cela, ces institutions coopèrent avec le régime, ce qui ne manque pas de susciter une grande indignation. D’autant que l’agence prône le principe de « ne laisser personne de côté », qui est l’un des fondements des objectifs de développement durable des Nations unies pour 20301.
Le plan Le Caire 2050, l’un des projets les plus significatifs annoncés par le gouvernement, fait partie de ces projets qui suscitent un large débat parmi les experts en urbanisme. Il a été lancé par l’Autorité générale de planification urbaine en 2008, sous la direction de Mostafa Madbouli, l’actuel premier ministre. Toutefois, il a été suspendu après la révolution de janvier 2011, pour être relancé en 2012, en partenariat avec l’Autorité générale de planification urbaine, représentée par le ministère égyptien du logement, le Programme des Nations unies pour le développement et l’ONU-Habitat. Pas étonnant, puisque Madbouli a un temps dirigé le bureau régional de cette agence onusienne.
Le projet pour le gouvernorat de Gizeh, où se trouvent les Pyramides, inclue l’île d’Al-Warraq dans les zones destinées à être transformées en espaces verts régionaux, sans se soucier un seul instant de ses près de 100 000 habitants, ni de son environnement durable fondé sur l’agriculture et la pêche. Ironie de la situation : ce projet a été annoncé au moment où le terrain était classé « réserve naturelle » — ce qui ne manque pas de soulever cette question : comment l’ONU-Habitat peut-il justifier son soutien à des projets qui menacent les réserves naturelles et les populations qui y vivent ? La construction de tours résidentielles et de complexes hôteliers l’emporte-t-elle sur l’engagement à protéger l’environnement durable et les droits humains ?
Le projet Le Caire 2050 propose également la création de l’axe Rod El-Farag, long d’environ seize kilomètres, et dont les travaux seront supervisés par les autorités du génie militaire. Il inclut aussi le développement de la région environnante des pyramides et du Grand musée, y compris la zone de Nazlet El-Semman, prévue pour être progressivement remplacée. À l’époque, Asem Al-Gazzar, président de l’Autorité générale de planification urbaine, et plus tard ministre du logement, assurait mener des discussions sur l’impact social et économique de certains projets liés à ce projet futur du Grand Caire... avec l’ONU-Habitat.
Les résidents ignorés
Pour l’heure et malgré ses apports au développement durable, l’ONU-Habitat contribue surtout, directement ou indirectement, à promouvoir des projets pouvant être préjudiciables aux habitants. L’impact social et économique sur les habitants concernés est souvent négligé au profit de la « grande vision urbanistique ».
Tous les projets mentionnés plus haut dans le cadre du plan Le Caire 2050 sont en cours de réalisation ou, pour certains, déjà achevés, parfois sous d’autres noms. L’ONU-Habitat a-t-il veillé à établir des normes d’exécution que le gouvernement égyptien doit respecter, notamment en ce qui concerne le traitement des habitants ? Il est crucial de se poser cette question.
D’abord, l’île d’Al-Warraq, initialement prévue pour devenir une zone verte, est désormais destinée pour accueillir la construction de la ville d’Horus, un centre financier et commercial avec des gratte-ciel au milieu du Nil. L’ordre de l’expulsion forcée a été donné suite à une déclaration du président Abdel Fattah Al-Sissi. Le 16 juillet 2017, une opération policière importante a tenté de forcer le départ des habitants. Mais ces derniers ont refusé d’obtempérer et l’affrontement avec les forces de l’ordre s’est soldé par la mort d’un résident et l’arrestation de plusieurs autres. À ce jour, l’île reste sous blocus sécuritaire avec les accès routiers fermés.
Ensuite, les propriétaires de terrains et de maisons se trouvant sur le tracé du pont de Rod El-Farag — déjà achevé depuis — sur une bande de 100 mètres de large ont été expropriés, et leurs maisons démolies, sans consultation préalable. Ils n’ont reçu ni compensation adéquate ni solution de relogement.
Enfin, dans le cadre du projet de développement autour du plateau des pyramides et du Grand musée, les habitants de la zone de Nazlet El-Semman ont subi une expulsion forcée en 2019. Le plan gouvernemental prévoyait alors l’expulsion de 4 800 familles, que la police a commencé à déloger sans qu’un décret d’expropriation ait été officiellement émis. Ayant protesté, plusieurs habitants ont été arrêtés2et accusés de manifestations illégales, de rassemblements non autorisés et d’actes de violence.
Il aurait été logique que l’ONU-Habitat, compte tenu de sa charte, s’oppose à la manière dont le gouvernement égyptien met en œuvre ses « projets de développement » qui violent totalement le droit à un logement décent, et mettent en danger la sécurité des citoyens sans fournir de véritables opportunités de consultation ni d’implication des communautés locales dans la prise de décision, ni offrir d’alternatives appropriées ou d’indemnisation complète pour les dommages. Or, non seulement l’agence onusienne est restée muette, mais elle a continué à collaborer et planifier d’autres projets.
Un projet accaparé par les Émirats arabes unis
En 2018, l’ONU-Habitat a signé un accord de partenariat avec l’Autorité des nouvelles communautés urbaines, qui représentait le ministère du logement, pour lancer la création de la nouvelle ville de Ras Al-Hikma, projet qui s’étend sur 170 millions de mètres carrés. Ceci malgré le conflit entre les habitants et le gouvernorat de Marsa Matrouh, qui a tenté à plusieurs reprises de les expulser. La première phase du projet a débuté avec l’expropriation d’environ deux kilomètres le long de la plage sur une largeur de 25 kilomètres à l’intérieur dès 2018. En février 2024, les autorités égyptiennes ont annoncé que le gouvernement des Émirats arabes unis (EAU) avait acquis le projet, désormais le plus grand projet d’investissement de l’histoire de l’Égypte.
Le gouvernement égyptien a évalué l’indemnisation à 150 000 livres égyptiennes (près de 2 800 euros) par feddan (0,42 hectare), tandis que des investisseurs privés, égyptiens et étrangers, proposaient un million de livres (18 794 euros) par feddan selon les témoignages recueillis auprès des habitants. Ces derniers ont néanmoins refusé de partir, d’autant qu’il n’ont pas été consultés auparavant et qu’ils n’ont reçu aucune proposition alternative ni indemnités appropriées. Cette année, plusieurs d’entre eux ont manifesté contre l’arrivée d’équipements de l’armée égyptienne destinés à démolir les maisons de force, afin d’accélérer l’exécution de ce projet que l’ONU-Habitat est fier de soutenir dans sa planification avec le gouvernement égyptien.
Ainsi va le paradoxe de l’agence onusienne : d’une part, elle s’engage à promouvoir les objectifs de développement durable et le droit au logement, mais d’autre part, elle est partenaire sur des projets qui entraînent des violations de ces mêmes droits.
S’affranchir de ces pratiques nécessite un traitement global à travers le renforcement des mécanismes de surveillance et de responsabilité dans les projets auxquels participe l’ONU-Habitat. Il faudrait également obliger les gouvernements à modifier leur législation interne pour l’aligner sur le droit international, notamment en ce qui concerne les violations des droits humains.
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1« Valeurs universelles. Principe n° 2 ”Ne laisser personne de côté”, Groupe des Nations unies pour le développement durable », unsdg.un.org.
2Beesan Kassab et Mohamed Ashraf Abu Emaira, « Amid plan to redevelop Nazlet al-Semman, evictions without warning for residents of low-income neighborhood », Madamasr, 13 septembre 2021.