C’est un village comme on en voit tant dans la région du Delta, en bordure de la ville de Banha, dans le gouvernorat de Qalioubiya qui forme la périphérie nord de l’agglomération du Grand Caire. Comptant quelques 11 000 habitants, il est caractéristique de cette campagne égyptienne urbanisée, marquée par la densification du bâti, la mutation des activités économiques et une forte mobilité1. Les familles, qui se partagent généralement un immeuble de 3 ou 4 appartements étagés, ont parfois gardé un lopin de terre et certaines vivent de la culture des agrumes, spécialité de la région. Mais la majorité de la population active travaille dans les industries implantées localement (confection de chaussures, élevage de volailles) ou rejoignent l’immense capitale, tous les matins, grâce aux multiples transports qui irriguent l’ensemble du territoire : les flux de voyageurs journaliers gagnent Le Caire par le train qui s’ébranle toutes les heures de Banha ou par la flopée de microbus dont les incessants va-et-vient encombrent quotidiennement la route jusqu’à la station de métro de Choubra. Entre la ville et le village, c’est un joyeux ballet de motos surchargées – les motards offrant volontiers une place aux voisins qu’ils croisent sur le bord du chemin – et de microbus miniatures, les zouzouki, auquel on assiste chaque matin.
Même si le tissu social villageois se transforme sous l’effet de cette urbanisation, si l’anonymat gagne, les sociabilités restent fortes. Certains lieux, certaines structures, certaines personnes sont de puissants vecteurs d’interconnaissance. Mansour est de ceux-là. Quand on lui demande de se présenter, il n’hésite pas à le dire, un sourire flottant sur les lèvres : « Je suis ce qu’on pourrait appeler un feloul. J’étais secrétaire adjoint de la section du Parti national démocratique (PND) au niveau du village. » Pourtant, la suite se révèle bien plus complexe qu’il n’y paraît.
Au cœur du système moubarakien
Né en 1964, Mansour a grandi dans les décombres du rêve nassérien de grandeur nationale et de progrès social, qu’il dit toujours porter en lui : « Mon cœur est à gauche, il est pour le socialisme et la justice sociale, c’est-à-dire qu’il est nassérien. » C’est d’ailleurs en soutien à un officier libre du coup d’État de 1952, Kamal Eddine Hussaïn — originaire de Banha et député de cette circonscription, démis en 1978 de ses fonctions parlementaires par Anouar El-Sadate — qu’il s’engage en politique, dès l’âge de 13 ans. Dans les années 1980, il se rapproche du parti de gauche du Tagammou, fondé par un autre ancien officier libre, puis du Parti socialiste du travail qu’il soutient activement pendant les élections législatives de 19872 . Pourtant, cinq ans plus tard, il décide de prendre sa carte au PND : « Je savais que j’avais intérêt à me rapprocher du PND pour me faciliter la vie et accéder à plus de choses. » Exigence sans doute également liée à son travail d’employé à la direction locale du ministère de l’intérieur.
Sa carrière au sein de l’appareil politico-administratif moubarakien débute alors : il passe de membre ordinaire à membre de l’assemblée de section, devient délégué aux paysans avant d’être nommé secrétaire adjoint en 2003. Entre temps, il brigue et obtient un siège au Conseil populaire local qu’il conservera de 2000 à 2011. Ces conseils, élus par le peuple dans des conditions de fraude flagrante et dénués de pouvoirs effectifs, dissous lors de la Révolution, n’en avaient pas moins une fonction primordiale de notabilisation et d’encadrement politique de la population. Mansour fonde, dans la foulée, le centre de jeunesse du village ainsi qu’une association de développement local, dispensant divers services sociaux à la population. Il devient ainsi une personnalité qu’on écoute, un leader populaire.
Au village, on dit de lui qu’aucun député, depuis quinze ans, n’a gagné de siège sans son appui. Aucun, pas même le député Frère musulman Mohsen Radi qui l’emporta en 2005. « J’avais décidé de soutenir Mohsen contre le candidat du PND, et j’ai convaincu 80 % de la section de faire de même. J’avais un problème personnel avec ce candidat, il s’était opposé à ma candidature au conseil populaire local quelques années plus tôt. Et puis, je connaissais bien les Frères, à travers la famille de ma femme… J’avais confiance en eux. » Cette intrication des réseaux PND et Frères au niveau local ne doit pas surprendre. Elle était une réalité, certes souvent méconnue et mal comprise, du système moubarakien : coopération et conflit tenaient ensemble, variant dans leur équilibre selon les lieux et les périodes. Or c’est bien cet équilibre qui vole en éclats entre 2011 et 2013.
L’« ingratitude » des Frères musulmans après les élections
S’il affirme avoir « évidemment soutenu la Révolution du 25 janvier, parce qu’il y avait trop d’abus et de corruption », Mansour entame, au lendemain du soulèvement, une traversée du désert. Il perd son poste au parti et son siège au conseil populaire local, ces structures étant dissoutes au printemps 2011. Il prend peur, brûle ses archives, se replie sur le travail associatif, fait profil bas pendant plusieurs mois, jusqu’à ce que les élections législatives de l’automne ouvrent de nouvelles perspectives. Les sanctions tant redoutées ne sont finalement pas venues. La victoire des Frères se prépare et conforte son optimisme d’une reprise de carrière : « J’ai à nouveau soutenu les Frères en 2011 et je savais qu’ils allaient gagner. Parce qu’en 2005, Radi avait mis en place un ’système’ qui a eu beaucoup d’effets sur les gens. Il était toujours présent dans les permanences de la circonscription, on pouvait le voir tous les jours. Il recevait les gens en personne et il les accompagnait lui-même dans leurs démarches. Il passait les prendre en voiture pour se rendre ici ou là avec eux. Il courait jour et nuit. Il ne dormait pas. Alors, en 2011, il a regagné son siège. Et le Parti de la liberté et de la justice3 a gagné au scrutin de liste. »
Il déchante pourtant rapidement : « Dès le lendemain des élections, c’était fini. J’ai compris tout de suite. Les bureaux étaient fermés, ou bien ouverts pour la forme, avec un secrétaire qui renvoyait les gens chez eux. Radi a disparu. Il n’était plus jamais là. Sa voiture, c’était un chauffeur qui la conduisait et lui, il s’installait à l’arrière. » Ce changement abrupt de pratiques est une grave erreur qui vaut aux Frères une perte nette de soutien populaire. Mais si Mansour, comme d’autres, est si prompt à se retourner contre ses anciens alliés, c’est aussi que les termes de l’alliance tacite lui paraissent rompus. Contrairement à ce qu’il espérait, Mohsen Radi et ses compagnons ne le remercient pas de son appui réitéré. Aucun nouveau siège ne lui est proposé. Les élections des conseils populaires locaux sont reportées aux calendes grecques.
Quand les villages se désolidarisent
Amer, Mansour commente : « Grâce à mon siège, j’étais dispensé de deux jours de travail par semaine et je recevais une indemnité. Maintenant, je suis à nouveau obligé d’y retourner toute la semaine, ça ne me convient pas. » S’il ne cache pas ses intérêts, il renverse habilement l’accusation en se fondant sur des faits qu’il sait adroitement mettre en récit : « Je croyais qu’ils étaient dévoués à Dieu mais en fait, ils ne sont dévoués qu’à leurs sièges ! Ce sont des hypocrites : ils disaient ne pas vouloir la présidence et ils l’ont prise ! Ils ont mis leur main partout, dans toutes les institutions, pour tout accaparer. Dans la justice, dans la police, dans l’armée, là où même Moubarak n’osait pas aller, ils ont provoqué des chocs partout qui ont déstabilisé le pays. »
Commence alors un long travail de sape de cette hégémonie frériste. Les anciens de la section se réorganisent, reprennent leurs réunions. Mansour tourne dans le village, portant son analyse à qui veut l’entendre, diffusant une accusation – « menteurs » – et entretenant les rumeurs qu’il existerait un complot fomenté par le trio Frères-États-Unis-Israël, que Morsi aurait vendu des portions de territoire au Hamas palestinien et au Soudan, etc. Il soutient officiellement Ahmed Shafiq, mais vote, au premier tour, pour le nassérien Hamdine Sabbahi à la présidentielle de 2012. En février 2013, alors que le mouvement Tamarrod émerge au Caire, à Banha, lui et ses amis mènent la danse. Ils se préparent aux manifestations du 30 juin. Et, ce jour-là, le centre-ville est plein à craquer : « J’ai mis plus de trois heures à remonter la rue principale ! C’était fou ! C’était une grande Révolution du peuple et de la nation égyptienne ! » Il s’en glorifie, tenant là sa revanche mais, aussi, sa nouvelle légitimité politique qui passe désormais, ironiquement, par la réappropriation du répertoire protestataire de la rue.
Au-delà des violences d’Ittihadiya4 et des soulèvements de Tahrir, la chute des Frères s’est également jouée dans les espaces moins visibles de la politique au village, qui était paradoxalement l’univers de prédilection de la mobilisation frériste. Et à l’instar de Mansour, les petites notabilités de l’ancien PND, en fait trop socialement ancrées et trop massivement restées pour être appelées « restes », ont eu un rôle aussi ambivalent que l’avaient souvent été leurs trajectoires passées.
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1Voir à ce sujet le livre de Delphine Pagès-El Karoui, Villes du Delta du Nil. Tanta, Mahalla, Mansoura, cités de la densité,, Karthala, 2008.
2Le Parti du travail a connu une évolution du socialisme vers l’islamisme, avec l’intégration croissante de Frères musulmans dans ses structures locales et nationales, surtout à partir de ces élections où les deux forces firent alliance.
3Parti fondé par les Frères musulmans en avril 2011, aujourd’hui dissous.
4Nom du palais présidentiel. On désigne par là les affrontements qui ont eu lieu devant le palais lors du passage en force de la Constitution en décembre 2012 entre protestataires et militants pro-Morsi. La controverse est importante mais il est avéré que la violence a été organisée du côté des Frères.