Ahmed Orabi, dont la famille avait de lointaines origines irakiennes, naît vers 1841 à Harayah Raznah, dans la région d’Al-Charkiya, à l’est du pays. Son père, chef du village, meurt quand il a à peine 8 ans. Le jeune homme rejoint l’armée en 1854, à la suite de l’ordre du khédive1 d’enrôler les enfants des chefs des villes et des villages dans l’institution militaire, afin d’y donner la priorité aux Égyptiens. Orabi monte très rapidement en grade. Il raconte dans ses mémoires que lors d’un voyage à Médine en 1860 au cours duquel il accompagne le khédive Saïd (1822-1863), ce dernier, qui aime les Égyptiens et qui vient de finir un livre en arabe sur l’histoire de Napoléon Bonaparte, jette l’ouvrage par terre et dit à Orabi : « Regarde donc comment tes compatriotes ont été écrasés ! » Orabi lit le livre la nuit même puis retourne voir le khédive et lui dit : « Si les Français ont gagné, c’est parce que leur armée était organisée. Nous pourrions faire la même chose pour l’Égypte. » C’est ainsi que naît l’intérêt d’Orabi pour la politique.
En 1863, Ismaïl Pacha succède au khédive Saïd. Contrairement à son prédécesseur, le nouveau souverain n’aime pas les Égyptiens. Orabi est freiné dans son ascension militaire au profit des Circassiens2 et des Turcs, qui ont pris la tête de l’institution militaire. Il est même rétrogradé après un différend avec son supérieur circassien, ce qui fait croître son animosité à leur encontre. Des années plus tard, il finit par retrouver un poste d’officier à l’armée.
« Nous te défendrons comme nous défendrons cette patrie ! »
La manifestation des officiers de février 1879 pour protester contre le retard de paiement de leurs salaires constitue un véritable tournant. Quand ces derniers voient le premier ministre Nubar Pacha accompagné du ministre des finances, le Britannique Charles Rivers Wilson3, ils les attaquent. À la suite de cet incident, le khédive se rend sur le lieu de la manifestation et ordonne à sa garde d’ouvrir le feu sur les officiers. Mais le chef Ali Beik Fahmi se contente de tirs de sommation. Orabi, dont les opinions politiques sont alors déjà connues, est accusé à tort d’être l’instigateur de ce soulèvement. Il est muté à Alexandrie.
Le ministre de l’armée Othmane Refki est un Circassien qui œuvre à rétrograder les officiers arabes. En 1881, il décide de mettre fin au service d’un grand officier et de muter un autre. Apprenant la nouvelle, les deux Égyptiens vont voir Orabi accompagnés d’un groupe d’officiers, dont le chef de la garde du khédive, et lui demandent de porter leurs doléances en haut lieu. Mais Orabi refuse, arguant que « le gouvernement n’hésiterait pas à tuer celui qui entamerait pareille démarche ». Les officiers lui promettent leur allégeance : « Nous te défendrons comme nous défendrons cette patrie ! ». Orabi accepte et se rend en compagnie des généraux de brigade (chaque brigade comptait entre 3 000 et 4 000 soldats). Ali Beik Fahmi et Abdelaal Beik Helmi pour demander la démission du ministre des armées et l’ouverture d’une enquête sur les récentes promotions militaires jugées injustes. Pour la première fois, des officiers acceptent de désobéir à leur hiérarchie et se choisissent un leader.
Le khédive Taoufiq, qui arrive au pouvoir le 26 juin 1879, décide de juger les trois généraux, Orabi, Fahmi et Helmi. Le ministre des armées les invite alors au mariage de la sœur du khédive. À peine arrivés, ils sont encerclés par des militaires et faits prisonniers. Trois officiers circassiens sont nommés à leur place. Mais les numéros deux des brigades de Helmi et de Fahmi refusent d’obtempérer à leur tour. Ils arrêtent les nouveaux officiers circassiens et se dirigent avec les soldats de leur brigade au ministère des armées, où ils libèrent les trois généraux prisonniers.
À la suite de cette mobilisation, le khédive Taoufiq consent à répondre aux demandes des généraux. Il démet Refki de ses fonctions et décide de nommer à sa place le pacha Mahmoud Sami Baroudi, qui était ministre des waqf. Les officiers présentent à ce dernier une liste avec toutes leurs requêtes, dont l’augmentation des salaires, l’amélioration de la qualité de la nourriture, la promulgation de lois pour monter en grade et la réhabilitation de l’officier que Refki a démis de ses fonctions. Baroudi y répond positivement.
Défier le khédive devant son palais
Après cet incident, Orabi gagne en popularité auprès des Égyptiens. L’historien Mahmoud Al-Khafif raconte ainsi comment des patriotes se réunissaient chez Sayyid Bakri, qui était le naqib al-achraf4, avant de délocaliser leurs réunions à Helwan, afin d’échapper au contrôle du khédive. Ce noyau qui avait constitué le parti national partageait les mêmes objectifs qu’Orabi, qui faisait l’unanimité entre civils et militaires, mais qui a également fait l’objet de plusieurs tentatives d’assassinat.
Orabi remarque que les visites du consul d’Angleterre auprès du khédive Taoufik deviennent de plus en plus fréquentes, alors que la France vient d’imposer son protectorat à la Tunisie en avril 1881. Il craint alors une colonisation britannique qui aurait pour but de réaliser un équilibre entre les puissances européennes coloniales, aux dépens de l’Égypte. Il écrit à plusieurs notables du pays pour les inciter à demander la démission de Riyadh Pacha, le premier ministre, une étape qui constitue un changement important dans le parcours du mouvement national.
Orabi écrit également au ministre des armées pour l’avertir que tous les généraux de brigade du Caire vont se réunir devant le palais d’Abdine le 9 septembre 1881. En parallèle, il envoie des missives aux consuls étrangers pour les assurer que personne ne touchera à leurs ressortissants. Aussitôt alerté, le khédive envoie des émissaires aux généraux de brigade, puis va lui-même les voir pour les convaincre d’annuler leur manifestation. En vain.
Le jour dit, les brigades du Caire se réunissent sur la place devant le palais d’Abdine. Le khédive vient les voir en compagnie de Sir Colvin, son conseiller financier et contrôleur général en Égypte. Dans ses mémoires, Orabi raconte être descendu de son cheval et avoir accouru vers le khédive. Il le salue et ce dernier montre l’épée de l’officier qui la rengaine. À ce moment-là, Colvin fait signe au khédive de tuer Orabi, mais le souverain refuse : « Ne voyez-vous pas tous ces soldats autour de nous ? ». Le khédive demande alors aux soldats de rengainer leurs armes et de retourner dans leurs casernes, mais ces derniers n’obéissent pas. Il finit par interroger Orabi sur leurs revendications : « Le renvoi du ministre despote, la formation d’un parlement à l’européenne, l’augmentation du nombre de soldats tel que stipulé dans le firman du sultan5 et la promulgation de lois militaires », répond le colonel. L’armée du khédive compte alors 12 000 soldats, alors que son nombre est censé s’élever au nombre de 18 000, selon le firman du sultan.
« Nous ne serons plus ni esclaves ni héritage pour quiconque ! »
Mais les demandes d’Orabi sont rejetées en bloc par le khédive qui s’insurge : « De quel droit me demandez-vous tout cela ? J’ai hérité ce pays de mes ancêtres, et vous n’êtes que les esclaves de notre bienfaisance ! » Et Orabi de répondre : « Dieu nous a créés libres. Nous ne sommes ni un héritage ni un bien. Je le jure par Dieu, le seul et l’unique, que nous ne serons plus ni esclaves ni héritage pour quiconque à partir d’aujourd’hui ! »
Colvin décide alors de prendre la situation en main. Il conseille au khédive de retourner au palais et se propose d’être l’intermédiaire entre lui et Orabi. Après d’âpres négociations, la victoire est là : le khédive accepte de démettre Riaydh Pacha de ses fonctions et de nommer Mohamed Chérif Pacha à sa place, et promet de répondre aux autres demandes.
Le nouveau premier ministre refuse dans un premier temps de prendre ses fonctions, de peur d’une mainmise des militaires sur son ministère. Mais Orabi promet de s’éloigner de la politique. Sur la demande de Baroudi, Helmi et lui quittent Le Caire. Le premier part pour Damiette tandis qu’Orabi retourne à Al-Charkiya, après avoir attendu que le khédive ait donné l’ordre de créer un majlis choura, un parlement.
Le mouvement national se divise autour des prérogatives de ce parlement. Pour Chérif Pacha, et afin de ménager les pressions externes, il devrait se contenter de voter la moitié du budget du pays, étant donné que l’autre moitié se divise entre le remboursement des dettes européennes et l’impôt que l’Égypte doit payer à la Sublime Porte. Mais les partisans d’Orabi ne partagent pas son avis. Devant leur insistance, Chérif Pacha finit par démissionner au profit de Baroudi. Et c’est désormais Orabi qui est à la tête du ministère des armées.
Vues britanniques
De leur côté, les consuls étrangers suivent de près ce qui se passe en Égypte, et notamment les Britanniques qui attendent le moment opportun pour occuper le pays. En octobre 1881, le sultan Abdelhamid II envoie une délégation en Égypte sans en référer aux Français ni aux Anglais, provoquant leur colère. Les deux puissances européennes décident alors de manifester leur mécontentement en faisant mouiller leurs navires au large d’Alexandrie tout au long du séjour de la délégation ottomane, laissant ainsi peser la menace d’une intervention. Dans son livre Secret History of the English Occupation of Egypt. Being a Personal Narrative of Events, le diplomate Wilfrid Scawen Blunt dit avoir rencontré, en mars 1882, le lieutenant-général Garnet Wolseley qui conduira la campagne militaire pour l’occupation de l’Égypte. Wolseley lui confie que le gouvernement britannique l’a consulté sur la possibilité d’occuper militairement le pays.
Entre temps, des officiers circassiens tentent à plusieurs reprises d’assassiner Orabi et nombre de leaders du mouvement national. En tout, 48 officiers sont arrêtés, on note la présence d’Osman Refki Pacha. Ils sont condamnés à renoncer à leurs titres militaires et à s’exiler dans la région du Nil Blanc, au Soudan. Profitant de la situation pour semer la division, les conseillers britanniques, dont Colver, suggèrent au khédive de ne pas donner son accord, faisant valoir notamment l’importance du rang militaire de Refki qui exige une intervention directe du sultan. Cherchant un compromis, le ministère des armées propose que les condamnés, une fois exilés, conservent leurs titres, mais que leurs noms soient effacés des registres militaires, ce à quoi le khédive s’oppose encore une fois sous l’influence des Britanniques, laissant entendre que cet exil ne sera que de courte durée, et provoquant la colère du ministère.
Petit à petit, le fossé se creuse entre le gouvernement de Baroudi et le khédive Taoufik. Les consuls britannique et français profitent de la situation pour signifier au khédive, à la mi-mai 1882, que la situation du pays devient intenable et qu’une intervention s’avère nécessaire. À partir du 20 mai, des navires militaires des deux puissances coloniales s’installent dans les eaux égyptiennes.
Cinq jours plus tard, les deux pays présentent une motion commune demandant la démission du gouvernement Baroudi, l’exil d’Orabi et l’éloignement de Helmi et de Fahmi à la campagne, en promettant aux trois de conserver leurs titres. Ce faisant, ils assurent le khédive Taoufik de tout leur soutien. Ce dernier accepte la motion et le gouvernement démissionne, par refus de l’ingérence étrangère. Mais les protestations montent et les notables exigent qu’Orabi revienne à la tête du ministère des armées. Le khédive fait marche arrière et le colonel Orabi se déclare officiellement responsable de la sécurité du pays.
Mais les puissances étrangères continuent de guetter la moindre occasion pour intervenir. Ainsi, le 11 juin 1882, une dispute éclate entre un Maltais et un Égyptien à Alexandrie, où vivent de nombreux étrangers, au cours de laquelle le premier tue le second. S’ensuivent des émeutes dont Mahmoud Al-Khafif rend compte dans sa biographie d’Orabi, évoquant la mort de « 75 Égyptiens et 163 étrangers ». De nombreux historiens soupçonneront une manipulation des Anglais — qui veulent prendre prétexte de la protection des étrangers pour intervenir — et du khédive Taoufik qui cherche à discréditer Orabi.
Car les navires de guerre étrangers n’ont pas quitté les plages d’Alexandrie. Le 6 juillet 1882, le commandant de la flotte anglaise ordonne au commandant de la garnison d’Alexandrie d’arrêter les manœuvres de l’armée égyptienne le long des côtes de la ville et de retirer leurs canons. Peine perdue. Le 11 juillet 1882, la flotte anglaise commence à bombarder Alexandrie.
Selon le témoignage du célèbre réformateur musulman Mohamed Abdouh qui se trouve alors à Alexandrie avec Orabi, 150 000 personnes ont fui les bombardements ce jour-là. Quand la ville est tombée, le colonel Orabi s’est retiré à Kafr El-Dawar, sur le delta du Nil, puis à Tell El-Kebir, au sud de Port-Saïd, tandis que le khédive se mettait sous la protection des Anglais. Orabi envisage de remblayer une partie du canal de Suez pour empêcher la flotte anglaise d’accéder par cette voie. Mais le diplomate français Ferdinand de Lesseps, qui a fait construire le canal, l’assure de sa neutralité et que les Britanniques ne passeront pas par le canal. Pourtant, le 26 mai, c’est bien par ce chemin que la flotte anglaise entre pour attaquer l’armée d’Orabi, qui sera vaincue le 13 septembre 1882. Deux jours plus tard, les Anglais entrent au Caire et Orabi se rend. Ils resteront en Égypte jusqu’au 18 juin 1956.
Orabi Pacha est condamné à mort par le khédive, mais la sentence est commuée en exil dans la colonie anglaise de Ceylan (aujourd’hui le Sri Lanka). Il y restera 19 ans avant de revenir au Caire, où il meurt en 1911.
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1Titre héréditaire accordé par le gouvernement ottoman au pacha d’Égypte.
2Les Circassiens sont originaires du nord du Caucase, entre la mer Noire et la mer Caspienne, ce qui correspond aujourd’hui aux Républiques russes de Tchétchénie et du Daghestan.
3Certains ministres étaient imposés par les créanciers européens de l’Égypte.
4Principal représentant des descendants du Prophète.
5Le firman est un décret émis par le sultan dans l’empire ottoman.