Le gouvernement égyptien a décidé de créer plus de mille terrains de football afin de « ne pas laisser les jeunes dans la rue ». Le projet a été lancé alors que les affrontements se multiplient entre les forces de sécurité et les supporters et au moment où les autorités souhaitent interdire de stade un nombre de plus en plus important de spectateurs. Ces décisions montrent bien que pour les autocrates du Proche-Orient et du Maghreb, le football représente dans le même temps un outil et une menace.
Selon les déclarations d’un officiel du ministère de la jeunesse au site web Al-Shorfa.com1, le gouvernement va consacrer 93 millions de dollars à la construction de 1 100 terrains d’ici la fin de l’année dans toute l’Égypte, pays passionné de ballon rond. Un membre de la Fédération égyptienne de football a ajouté que ces stades faciliteraient l’émergence d’une nouvelle génération de joueurs professionnels. Au moment de cette annonce, vingt-cinq policiers ont été blessés dans des heurts avec des supporters. À la suite d’un incident antérieur, quinze fans ont été condamnés à deux ans de prison pour avoir manifesté sans autorisation. Et un autre tribunal a acquitté six officiels accusés de porter une part de responsabilité dans la mort de quatre-vingt trois manifestants au cours de la révolte populaire qui a renversé Hosni Moubarak en 2011, dans laquelle les supporters des clubs égyptiens ont joué un rôle important. La Fédération internationale de football (FIFA) a critiqué le gouvernement pour son interférence dans les affaires d’un club.
Manipuler les émotions collectives
Ces incidents reflètent le dilemme posé par le football aux autocrates du monde arabe : avec la mosquée, le stade vient en tête des espaces publics disputés, que les régimes ne peuvent ni contrôler totalement, ni simplement fermer. En même temps, le football permet aux dirigeants de redorer leur image en s’associant au divertissement le plus populaire de la région. Et de faire oublier aux masses leurs revendications. Parfois, le sport offre aussi aux autocrates les moyens de manipuler les émotions collectives. Résultat, en encourageant le football dans le but de s’attirer le soutien de la population, le gouvernement manie une arme à double tranchant dans le contexte actuel, celui du retour à un régime autoritaire et répressif soutenu par l’armée et dont la légitimité est entamée par ses origines : le coup d’État militaire qui a renversé en juin 2013 Mohamed Morsi, premier et unique président égyptien élu démocratiquement.
L’homme fort de l’Égypte, le général Abdelfattah Al-Sissi va très probablement se présenter à l’élection présidentielle prévue en avril et sans doute la remporter haut la main. Le général est devenu l’objet d’un culte de la personnalité depuis qu’il a renversé Morsi, issu des Frères musulmans, ces derniers ayant réussi à devenir le mouvement politique le plus détesté du pays après moins d’un an au pouvoir. En démissionnant, spéculent certains analystes, le gouvernement soutenu par les militaires a voulu préparer la candidature du général, qui était aussi le ministre de la défense de ce gouvernement sortant.
Une jeunesse mécontente
Le pouvoir a drastiquement réduit les libertés publiques. Les Frères musulmans ont été classés « organisation terroriste », la liberté d’expression et le droit de manifestation ont été réduits, 2 665 manifestants ont été tués et des milliers d’autres arrêtés depuis le renversement de Morsi, selon les associations de défense des droits humains. La répression ne vise plus seulement les islamistes ; elle touche aussi les jeunes militants qui ont été à l’avant-garde de la révolution. Une insurrection islamiste armée est apparue. Conséquence : le football, avec les universités, a retrouvé son rôle de plateforme pour la protestation.
Comme sous Moubarak, le football suscite des passions profondes parmi la majorité des Égyptiens et il donne l’occasion à une jeunesse mécontente de se confronter à la police et aux forces de sécurité, institutions les plus détestées du pays, à parité avec les Frères musulmans. Après des années de confrontation avec les forces de sécurité, dans les stades ou les quartiers populaires, les supporters ont un rejet très fort de la police, qu’ils accusent de violations de leurs droits et de violence. Ce sentiment, au sein de l’un des groupes sociaux les plus importants du pays est d’autant plus fort aujourd’hui qu’il s’accompagne d’une certitude : on les a privés des espoirs suscités par la révolution de 2011, parmi lesquels la dignité, la justice sociale et la fin de la corruption.
Par crainte des supporters militants ou « ultras », le ministère de l’intérieur a suspendu les matches pendant environ trois ans. La mesure a été brièvement levée au début de l’année dernière, débouchant sur l’un des pires incidents de l’histoire du sport égyptien : à Port-Saïd, 74 supporters ont été tués dans une émeute à forte connotation politique. La plupart des morts soutenaient le célèbre club Al-Ahly du Caire. Les matchs de la Ligue ont repris à la fin de l’année dernière mais les supporters ne peuvent toujours pas y assister.
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1Géré par le U.S. Central Command, organisme militaire chargé du Moyen-Orient et de l’Asie centrale.