Le premier ministre égyptien Mostafa Madbouli a annoncé que la dette extérieure de l’Égypte avait atteint un niveau record de 92,64 milliards de dollars (81,42 milliards d’euros), soit 36,8 % du PIB en juin 2018 : une augmentation de 17 % en une seule année. La dette est aggravée par l’augmentation de la dette intérieure, qui a atteint 3,4 milliards de livres égyptiennes (167 millions d’euros) à la fin de 2017, soit 12 % de plus que l’année précédente. Cette augmentation rapide a dépassé la croissance du PIB, faisant sauter le ratio de la dette de 87,1 % en 2013 à 101,2 % à la fin de 2017. Le paiement des intérêts, qui ont atteint 31 % du budget annuel pour l’exercice 2016-2017 pèse lourdement sur le budget de l’État. Le ministre des finances Amr El-Garhy a déclaré que le gouvernement voulait réduire la dette publique à 80 % du PIB d’ici 2020, en diminuant le déficit budgétaire et en augmentant le revenu par habitant. Le ministre n’a toutefois pas expliqué comment le gouvernement comptait procéder, et étant donné les faiblesses structurelles actuelles de l’économie, on ne voit pas comment cet objectif ambitieux pourrait être atteint.
La dévaluation massive de la livre par la Banque centrale en novembre 2016 devait améliorer la performance économique de l’Égypte ; elle a en réalité aggravé l’impact de la crise de la dette. La croissance du PIB demeure faible, à seulement 4,1 %, reflétant une baisse des exportations totales, qui sont passées de 26 milliards de dollars (22,85 milliards d’euros) au cours de l’exercice 2013-2014 à 21,6 milliards (18,98 milliards d’euros) en 2016-2017. Il en va de même dans le secteur du tourisme : le nombre total de touristes qui ont visité l’Égypte entre 2016 et 2017 n’a atteint que 6,6 millions, contre 10,2 millions en 2014-15.
Mainmise des officiers sur l’économie
Mais l’origine de la crise de la dette réside dans la gestion politique de l’économie par les militaires. Les institutions militaires ont reçu de l’aide des pays du Golfe et emprunté des sommes considérables auprès d’institutions étrangères afin d’étendre leur empreinte commerciale. Il s’agit notamment d’investissements massifs dans des mégaprojets non productifs, dont les plus importants sont le nouveau canal de Suez, dont la construction a coûté 8 milliards de dollars (7,03 milliards d’euros), et la nouvelle capitale administrative, qui devrait coûter 300 milliards de dollars (263,64 milliards d’euros).
L’augmentation de la dette publique pour payer ces projets montre que le régime n’est pas disposé à faire investir dans la création d’un secteur d’exportation compétitif. L’armée a également dépensé beaucoup d’argent pour les importations d’armes, qui ont augmenté de 215 % en 2013-2017 par rapport à 2008-2012, faisant de l’Égypte le troisième plus gros importateur d’armes après l’Inde et l’Arabie saoudite.
Plutôt que d’investir dans le développement d’un secteur privé dynamique, notamment pour stimuler le tourisme et développer une base manufacturière qui rendrait les exportations plus compétitives, le régime a choisi d’investir dans l’enrichissement des élites militaires. On peut le résumer ainsi : le régime cherche d’abord à consolider le soutien au président Abdel Fattah Al-Sissi parmi les hauts gradés de l’armée, sans se préoccuper des nécessités économiques. L’expansion agressive de l’armée dans le secteur privé exerce une forte pression sur toute une série d’industries, de l’exploitation minière à l’alimentation. Le soutien actif de l’État aux entreprises appartenant à l’armée par le biais d’allégements fiscaux et de subventions empêche les petites entreprises de leur faire concurrence sur un pied d’égalité.
Austérité pour les classes moyennes et populaires
Les dépenses militaires ont aggravé une crise de la dette en pleine expansion. Le régime s’est efforcé d’y répondre par une politique d’austérité massive qui a déplacé le fardeau sur les épaules des classes populaires et moyennes, sans se soucier de l’agitation sociale qui pourrait en résulter. Au cours des deux dernières années, ces mesures ont notamment consisté à réduire les subventions à l’énergie et à l’électricité, à imposer une TVA et à augmenter le prix des billets du métro du Caire.
Cette tendance se poursuit dans le budget actuel, où 41,5 % des recettes fiscales proviennent de la TVA, une forme d’imposition régressive qui fait peser une charge plus lourde sur les classes populaires et moyennes, contre 34,5 % en 2014-2015. En revanche, la part des recettes fiscales provenant du revenu des sociétés a diminué, passant de 30 % en 2014-2015 à 21,8 % dans le budget actuel.
Le nouveau plan d’austérité lancé le 7 novembre 2018 s’inscrit dans cette tendance, tout comme l’annonce faite par Sissi deux jours plus tôt que 5 millions d’employés du gouvernement ne recevraient pas cette année la traditionnelle augmentation annuelle. Même s’il n’y a pas eu de réaction immédiate, l’insatisfaction à l’égard des changements s’ajoute à la dégradation croissante des conditions de vie. Les effets de ces politiques ont également été aggravés par l’inflation galopante, estimée à 20,9 % en octobre 2018, qui a particulièrement affecté les coûts des denrées alimentaires de base. Le prix des haricots, un aliment de base pour les familles à faibles revenus, est passé de 14 livres égyptiennes (0,69 euro) le kilo en septembre 2018, à plus de 30 livres (1,48 euro) en novembre.
La situation est amplifiée par le peu d’espoir qu’a l’Égypte d’obtenir le soutien financier de ses alliés du Golfe, même si elle a reçu des milliards de dollars d’aide de leur part au cours des dernières années. Sissi a promis de contribuer activement à garantir la sécurité des États du Golfe, mais il n’a pas tenu ses promesses. L’Égypte est particulièrement réticente à jouer un rôle plus important dans le soutien des objectifs régionaux saoudiens, comme en témoigne son absence dans la guerre au Yémen. Bien qu’elle participe au blocus du Qatar et qu’elle ait transféré les îles de Tiran et de Sanafir à la souveraineté saoudienne, l’Arabie saoudite souhaite un meilleur soutien de l’Égypte à sa politique étrangère.
Refus des réformes
Essentiellement, il semble que le régime ait opté pour la voie la plus facile en continuant d’imposer de lourdes mesures d’austérité, plutôt que de rompre le cycle de la dette en entreprenant des réformes structurelles profondes du secteur privé pour stimuler une croissance durable. Ces réformes pourraient inclure la privatisation des entreprises militaires et l’imposition de leurs profits, l’investissement accru dans le système éducatif pour améliorer la qualité de la main-d’œuvre, la mise en œuvre d’une fiscalité progressive et l’augmentation du salaire minimum pour stimuler la demande locale. Mais tant que le régime cherchera d’abord à s’assurer le soutien de l’armée, il est peu probable que ces mesures soient appliquées.
À court terme, la politique actuelle permettra à l’État d’augmenter ses revenus tout en consolidant l’alliance entre le régime et l’armée, sa principale clientèle. Toutefois, à long terme, les protestations contre l’austérité risquent de devenir plus fréquentes. Des manifestations spontanées ont déjà éclaté contre une première hausse du prix des billets du métro du Caire en mai. Malgré la répression extrêmement violente, le Réseau arabe d’information sur les droits humains a enregistré en 2017 505 manifestations sociales et syndicales, et le nombre réel est probablement plus élevé. De telles manifestations pourraient facilement parvenir à un point où elles entameraient la cohésion de l’armée entre les officiers et les appelés, qui appartiennent aux classes moyennes et inférieures. Le régime pourrait alors être contraint de permettre l’expression de cette dissidence pour ne pas risquer de s’aliéner sa base. La poursuite de la politique d’austérité ouvre la voie à une désintégration de l’appareil répressif sous le poids de l’austérité et à une expansion économique de l’armée qui s’appuie sur la dette.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.