Politique

Égypte. Les divisions s’approfondissent parmi les Frères musulmans

Près de dix ans après le coup d’État en Égypte, les divergences se sont accrues entre les Frères musulmans et menacent leur projet de reprendre pied dans le pays.

Le Caire, 28 juillet 2018. Essam El-Erian, l’un des dirigeants de haut rang des Frères musulmans égyptiens interdits, avec d’autres membres pendant leur procès
Khaled Desouki/AFP

Le 25 octobre 2022, les membres du Troisième Front, établi en Turquie, ont annoncé qu’ils quittaient la confrérie des Frères musulmans. Cette déclaration a été précédée par celle des Frères de Londres1, qui affirmaient avoir renoncé à la « lutte politique » et énonçaient leurs trois objectifs principaux pour la période à venir : résolution du problème des détenus sous le régime actuel, réconciliation et construction d’un partenariat national.

Les annonces et approches politiques dissonantes ne sont pas une nouveauté chez les Frères musulmans. Elles existent au sein de l’organisation depuis les années 1940, quand le fondateur de la confrérie Hassan Al-Banna en était encore le Guide suprême ou murshid. Comment l’organisation reproduit-elle ses divisions internes au fil des ans ? Lors d’un entretien avec un ancien membre du bureau d’orientation2 de la confrérie en 2015, ce dernier expliquait que la principale épreuve pour l’organisation avait été « l’occupation du quartier général » (ihtilal al-markaz al-’am) quand l’aile radicale avait tenté de s’emparer des rouages de l’organisation, et il dressait un parallèle entre ces divisions et celles qui agitaient l’organisation, notamment depuis l’éviction de l’ancien président Mohamed Morsi par un coup d’État perpétré le 3 juillet 2013 par le Conseil suprême des forces armées.

Dans un contexte de répression marqué par des milliers d’arrestations, le Guide suprême alors en fonction, Mohamed Badie, s’était retrouvé derrière les barreaux. Un murshid intérimaire, Mahmoud Ezzat, avait alors été nommé dans la clandestinité, avant d’être arrêté à son tour lors d’un raid au Caire au 2020. Après sa condamnation à 25 ans de prison en 2021, le choix d’un nouveau murshid intérimaire s’était porté sur une personnalité exilée depuis plusieurs décennies à Londres, Ibrahim Mounir. Le décès de ce dernier le 4 novembre 2022 pourrait ouvrir la voie à de nouvelles dissensions au sein de l’organisation, malgré la désignation d’un successeur, Mohi Al-Zayet.

Deux camps face à face

Depuis 2013, les Frères musulmans sont divisés en deux camps principaux : d’un côté ceux qui considèrent que la violence est le seul recours, et de l’autre ceux qui misent toujours sur la politique pour surmonter l’éviction de l’organisation du pouvoir et son bannissement en Égypte. La confrérie n’a été une organisation légale qu’entre 1928, date de sa fondation, et 1948, quand elle a été dissoute après l’assassinat du procureur général Ahmed Al-Khazindar, suivi de celui du premier ministre Mahmoud Al-Nouqrashi en décembre de la même année. Les Frères avaient alors été déclarés « organisation terroriste », une accusation qui allait être reprise après le coup d’État de 2013, et faciliter l’attribution à la confrérie de l’assassinat du procureur général Hisham Barakat en 2015, alors même que cette opération avait été revendiquée par la branche locale de l’organisation de l’État islamique (OEI).

Les divisions internes qui agitent la confrérie depuis 2013 sont très comparables à celles qui ont traversé l’organisation des années 1940 aux années 1970. À la fin des années 1940,Al-Banna lui-même dénonçait les agissements de la branche armée de la confrérie, l’Organisation spéciale. Celle-ci avait gagné en puissance jusqu’à en prendre le contrôle administratif avec « l’occupation », en 1953, du quartier général de la confrérie, colonne vertébrale de la hiérarchie de l’organisation. Cette occupation révélait un clivage majeur entre deux choix, entre « le sabre et le Coran », les deux symboles de référence de la confrérie. L’Organisation spéciale avait même tenté de renverser le murshid en fonction, Hassan Al-Houdeibi. La présence parallèle des deux courants, l’un revendiquant la politique et l’autre préconisant la violence, reste la malédiction de l’organisation.

La destitution du président Mohamed Morsi

Après le coup d’État militaire de 2013, les membres et les partisans des Frères se sont rassemblés sur deux places principales du Caire, les places Rabaa et Al-Nahda. Leur dispersion, la violente répression et l’arrestation de milliers de personnes, dont Badie et Morsi, ont contribué à recréer la division entre les deux options. Le segment proviolence a publié une « fatwa de la résistance populaire contre le coup d’État » le 25 janvier 2015, afin de mettre en place le discours religieux qui légitimerait le recours à la violence. Cette fatwa reconnaissait toujours Morsi3 comme le président de la République. En mai 2015, une autre proclamation allant dans le même sens, « l’appel de la Kinanah » exigeait des représailles sous une forme plus directe contre ceux qui avaient pris part au meurtre d’innocents à Rabaa et Al-Nahda.

Pendant ce temps, les Frères exilés qui ont plus ou moins privilégié l’option politique tentaient de s’organiser. En Turquie, ils essayaient de constituer un parlement parallèle, et créaient des chaînes de télévision promouvant l’image de la continuité de l’organisation, dénonçant le coup d’État et contestant la légitimité du nouveau gouvernement. L’activisme de ces exilés est alors largement soutenu par le président turc Recep Tayyip Erdoğan, sous la forme de l’octroi par son gouvernement de statuts de résident, de l’accueil dans les médias, des activités économiques de la confrérie dans le pays ou du fonctionnement de leurs écoles. Erdoğan soutient l’organisation en refusant de la qualifier de « terroriste » comme l’a fait le gouvernement égyptien en 2013. Il s’aligne sur le Qatar en ce qui concerne les relations avec l’Égypte.

Les membres restés fidèles à la confrérie ne sont pas seulement dispersés entre le Qatar et la Turquie. Certains restent en Égypte, en se cachant ou sans mener d’activité militante, quand d’autres trouvent refuge dans divers pays, dont le Royaume-Uni, les États-Unis et le Canada. L’organisation arrive à maintenir sa hiérarchie administrative au fil des ans dans certains de ces pays, notamment le Royaume-Uni et la Turquie, ces branches ayant joué un rôle important après 2013. Ce rôle inclut le maintien d’un murshid hors de portée de la répression du gouvernement égyptien et d’une hiérarchie qui peut exercer son rôle. Avec toutefois de multiples tensions qui persistent parmi les membres, en particulier celles qui remontent aux dix dernières années du règne de Hosni Moubarak entre les jeunes membres et la direction de l’organisation.

Les annonces faites en octobre 2022 par les dirigeants basés en Turquie et à Londres, mentionnées au début de cet article, en sont l’exemple le plus récent. Ces tensions avaient déjà contraint les théoriciens du mouvement à réaffirmer le leadership de Mounir et à ordonner à la branche d’Istanbul dirigée par l’ancien secrétaire général de l’organisation, Mahmoud Hussein, de s’y conformer. Mounir avait en effet pris le parti d’exclure ou de geler l’adhésion de certains Frères alignés sur Hussein. À quoi celui-ci avait répliqué en affirmant que le majlis al-choura (conseil consultatif) ne reconnaissait plus Mounir comme murshid et ignorait ses décisions.

Ces dissensions expliquent aussi l’appel à l’unité lancé par l’ancien murshid Mounir sur des questions jugées prioritaires. La première étant de résoudre le problème des Frères détenus dans les prisons égyptiennes. La plupart font face à des accusations d’incitation à la violence, de planification ou de réalisation d’actes terroristes. La deuxième question urgente était la réconciliation avec le régime d’Abdel Fattah Al-Sissi, de manière à permettre aux exilés de retourner dans leur pays. Enfin, Mounir réclamait la mise en place d’un partenariat national, dans l’esprit de l’appel au dialogue national récemment lancé par le régime.

Dialogue national et nouvelles divisions

En avril 2022, Sissi a en effet appelé à un « dialogue national » incluant des membres de la société civile pour discuter des questions politiques, sociales et économiques, ainsi que des réformes politiques. Après la nomination au poste de secrétaire général du dialogue national, en juin 2022, de Diaa Rashwan, chef du service de l’information de l’État et président du syndicat des journalistes, les médias égyptiens avaient commencé à s’interroger sur la participation de la confrérie et du Mouvement du 6 avril. Mais ces spéculations ont été vite balayées par une attaque en règle de la confrérie sur les chaînes égyptiennes. Qu’il s’agisse du présentateur de télévision Amr Adeeb sur MBC Masr ou de Diaa Rashwan sur ETC, les médias n’ont pas manqué de répéter que ceux qui avaient « du sang sur les mains » ne seraient pas les bienvenus au dialogue, tout en se moquant des allusions de la confrérie à son influence politique.

L’espoir caressé par certains Frères d’une possible réconciliation avec le régime a conduit à de nouvelles divisions internes. Pour ses détracteurs, l’adhésion au dialogue aurait signifié la reconnaissance comme gouvernement légitime de celui que les Frères désignaient comme le « gouvernement du coup d’État ». Ces divisions ont également été évoquées par le journaliste et ancien prisonnier politique Khaled Daoud dans une tribune publiée dans le journal indépendant Al-Manassa en août. Quoiqu’il en soit, l’incapacité des Frères à définir une stratégie pour faire libérer leurs membres en prison a accentué les frustrations dans la jeune génération.

Depuis la mi-octobre, le Troisième Front a donc annoncé son existence en Turquie, après s’être organisé dans la clandestinité pendant près d’un an. Il prône le retour à la doctrine du fondateur Hassan Al-Banna et aux positions de Sayyid Qutb4, penseur issu des Frères musulmans qui a inspiré de nombreuses dérives violentes au sein ou en dehors de l’organisation. Qutb est connu pour ses concepts de hakimiyyah (le gouvernement de Dieu sur terre) et de jahiliyah (ignorance ou paganisme). Il considérait presque tous les gouvernements comme non musulmans, et condamnait également leurs sociétés. Il a inspiré des orientations violentes à l’intérieur ou à l’extérieur de l’organisation. Les Frères ont plus ou moins continué de se référer aux écrits de Banna et de Qutb, Lettre des enseignements pour le premier, Jalons sur la route et À l’ombre du Coran pour le second.

Le Troisième Front, qui s’appelle également le Courant du changement, a annoncé le 15 octobre 2022 avoir rédigé un document-cadre qui n’a pas encore été communiqué dans son intégralité. La déclaration des Frères de Londres selon laquelle ils « abandonnent » la politique ne marque pas un tournant inédit dans l’histoire de la confrérie. Elle renvoie en effet à une autre phase de répression intense, celle engagée par les Frères dès 1954. Ibrahim Mounir, qui avait connu les geôles de Nasser, avait sans doute présent à l’esprit cette autre période difficile pour la confrérie, à laquelle elle avait cependant survécu.

Un exil précaire et un futur incertain

Certains Frères musulmans persistent à voir dans l’appel à un dialogue national la possibilité d’une réconciliation avec le régime. Un optimisme qui découle aussi de la reprise récente des liens diplomatiques officiels entre l’Égypte, d’une part, et le Qatar et la Turquie, d’autre part. Cependant, pour le moment, ce rapprochement semble plutôt porter préjudice à leurs intérêts. Le gouvernement turc a en effet pris récemment des mesures de répression contre les membres des Frères musulmans et procédé à la fermeture des médias qui leur étaient affiliés. Le journaliste Hossam Al-Ghamry qui travaille pour la chaîne Al-Sharq basée en Turquie fait partie des personnalités visées. Au cours de l’année écoulée, le gouvernement turc a déjà refusé de renouveler les permis de séjour des Frères musulmans et fermé des entreprises leur appartenant dans le pays.

Le renforcement des liens diplomatiques de la Turquie et du Qatar avec Le Caire, les facilités d’investissement offertes par les autorités égyptiennes pour faire face à la grave crise économique que traverse le pays, pourraient bien avoir raison de la protection accordée depuis 2013 aux Frères musulmans égyptiens.

La ligne suivie par les Frères musulmans reste à définir dans le contexte mouvant actuel, marqué par de profondes mutations internationales, des changements de personnel et des évolutions des mentalités. Parmi les jeunes Frères, la frustration ne cesse de croître, face à l’incapacité des dirigeants à s’unir pour travailler à la libération des membres prisonniers en Égypte. Si la confrérie a su par le passé faire montre d’une étonnante résilience et survivre aux heures les plus sombres de son histoire, on ne saurait spéculer sur sa capacité à surmonter la crise actuelle compte tenu de ses nombreuses divisions internes, générationnelles et idéologiques.

1Lire l’entretien avec Ibrahim Munir, Middle East Eye, 31 juillet 2022.

2Le Bureau de la guidance maktab al-irshad est un comité composé d’une quinzaine de membres parmi les plus éminents. C’est l’organe décisionnel de l’organisation.

3NDLR. Mohamed Morsi est décédé en prison en juin 2019.

4Intellectuel égyptien de la première moitié du XXe siècle, Sayyid Qotb est une figure majeure de l’islamisme radical. Issu de l’organisation des Frères musulmans, emprisonné par le président Gamal Abdel Nasser, il a produit en détention des écrits dont la teneur doctrinale et révolutionnaire lui a valu d’être exécuté en 1966.

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