Le 11 février 2011, après 18 jours de révolution, d’attente, d’espoirs et de frustrations, de larmes, de violences et de morts, Moubarak démissionnait enfin. Cette fois, ce ne fut pas lui qui apparut à la télévision d’État comme il l’avait fait plusieurs fois depuis le 28 janvier 2011, mais son fidèle serviteur Omar Souleiman. L’éphémère vice-président du Raïs avait prononcé, la voix grave et la mine contrite, une courte déclaration avant de disparaître du paysage politique :
Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux. Ô citoyens, dans ces circonstances difficiles que traverse le pays, le président Mohamed Hosni Moubarak a décidé de céder le poste de président de la République et a attribué au Conseil suprême des forces armées la direction les affaires du pays.
Le Conseil suprême des forces armées (CSFA), une assemblée d’une vingtaine de généraux, pour la plupart décatis, dirigés par le maréchal MohamedTantawi, ministre de la défense, s’engagea immédiatement à transférer le pouvoir à un gouvernement élu sous six mois. Mais à l’automne 2011, la transition était bloquée et les militaires toujours en place. Une deuxième vague révolutionnaire vint demander, non plus la chute du régime et de Moubarak, mais celle de l’armée.
Mi-Moubarak, mi-Tantawi
Un graffiti apparut place Tahrir au début de l’année 2012, à l’angle de la rue Mohamed Mahmoud et de la rue Qasr Al-Aïni, sur le mur d’enceinte de l’université américaine du Caire (AUC). Un Moubarak dont la moitié droite du visage avait été remplacée par celui du maréchal Tantawi, le chef du CSFA.
Ce n’était pas le premier ni le seul graffiti révolutionnaire. Le mur du campus historique d’AUC était un véritable palimpseste. C’est le mot qu’utilisent Zoé Carle et François Huguet1 où les graffitis qui étaient régulièrement effacés s’accumulaient en couches successives. On vit se succéder les graffitis au fur à mesure qu’ils étaient effacés par les autorités. La rue Mohamed Mahmoud, où se déroulèrent les combats parmi les plus violents de la période révolutionnaire, fut ainsi le réceptacle de fresques, de slogans, d’épitaphes et d’humour révolutionnaires ; autant d’actes protestataires et d’expositions temporaires, perpétuellement renouvelés, en l’honneur de la révolution et de ses martyrs.
Parmi les milliers de graffitis et de tags qui se sont répandus et succédé sur les murs égyptiens, celui de Moubarak et Tantawi est devenu l’un des plus connus et les plus emblématiques de la période révolutionnaire. Au-dessus du sinistre faciès, un mot d’ordre : al-thaoura moustamirra, « la révolution continue », mais cette fois-ci contre l’armée.
Sous le visage à deux faces était inscrite une courte phrase : elli kallef ma match. Il s’agissait d’un jeu de mot avec le proverbe égyptien elli khallef ma match : « Celui qui a laissé une descendance n’est pas mort ». Sur la fresque murale, khallef devient kallef : c’est le terme légal utilisé par Omar Souleiman dans la déclaration du 11 février 2011 pour dire que Moubarak a « attribué » le pouvoir au CSFA. Le proverbe est devenu : « Celui qui a attribué n’est pas mort » ; il dénonçait la continuité de la dictature après la démission de Moubarak.
Plusieurs fois effacé, redessiné et enrichi, il a disparu puis est réapparu de multiples fois tout au long des séquences révolutionnaires que connut l’Égypte de janvier 2011 à juin 2013. Derrière ce Janus autoritaire sont venus s’ajouter d’autres visages : ceux des fouloul d’abord, les résidus de l’ancien régime, qui se présentèrent à l’élection présidentielle : Amr Moussa, Ahmed Chafiq… Puis d’autres figures, celles des vainqueurs des élections, mais traîtres à la révolution2 : le président Mohamed Morsi ou encore Mohamed Badie, le Guide des Frères musulmans. En décembre 2012, il s’est même transporté sur les murs du palais présidentiel à Ittihadiya.
Pour la couverture de mon livre, L’Égypte de Moubarak à Sissi (Karthala-Cedej, 2019), j’ai choisi une photo de ce mur que j’avais prise en avril 2013, sur lequel apparaissaient d’autres graffitis qui étaient autant de micro-histoires de la révolution.
Avec le temps, la fresque a été repeinte plusieurs fois ; ici on voit le visage de Mohamed Badie, le Guide suprême des Frères musulmans, qui s’est immiscé derrière celui du maréchal Tantawi. La locution bardo (encore ou aussi), qui indique l’idée de la répétition ou de la continuité, a été rajoutée au-dessus du proverbe. Elle traduit à la fois la ténacité des dessinateurs, l’actualité du message révolutionnaire et la perpétuation de la révolution, al-thaoura moustamirra, même sous la présidence de Mohamed Morsi.
« La révolution continue »
À gauche de la photo apparaît un portrait géant de Mina Daniel, une figure révolutionnaire, militant copte reconnaissable à sa longue chevelure. Il a été tué lors des évènements de Maspero, le 19 octobre 2011. À côté, on aperçoit la photo d’un autre « martyr de la révolution », Mostafa Helmi Al-Seyed, accompagnée de formules de bénédictions et de louanges.
Sous le portrait de Moubarak, une phrase à moitié effacée était lisible : « Zizo nous a appris comment crier, Abou Adam n’a jamais eu peur, Mohamed Mostafa… ». Elle se référait au graffiti de droite qui représente trois militants ayant été arrêtés en mars 2013 après une manifestation contre le ministre de l’intérieur. L’un des leaders du Mouvement du 6 avril, Abdel Azim Fahmy, plus connu sous le nom d’Abdo Zizo, est juché sur les épaules de deux autres militants : Mohamed Mostafa et Mahmoud Hassan, également connu sous le nom d’Abou Adam.
Célèbre pour son rôle de meneur, criant à tue-tête des slogans répétés par la foule, Abdo Zizo a été de la plupart des manifestations depuis le 25 janvier 2011 contre Moubarak, l’armée, ou les Frères musulmans. Il a manifesté contre Mohamed Morsi le 30 juin 2013. Dans un article publié le 30 juillet 2013 par le journal Al-Tahrir3, il avait mis en garde contre l’ascension d’Abdel Fattah Al-Sissi, et le discours sécuritaire qui commençait à poindre. Moins d’un an plus tard, le mouvement des jeunes du 6 avril était interdit. Quant à Abdo Zizo, il est retourné dans la rue lors des manifestations contre la cession de Tiran et Sanafir à l’Arabie saoudite et a été de nouveau arrêté, incarcéré, libéré sous condition, puis arrêté et incarcéré encore.
Dix ans plus tard, la fresque a disparu. Le mot hurriya (liberté), qui parsemait le mur recouvert de tags et de graffitis a été effacé. Mais celui qui a attribué n’est pas mort.
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1« Les graffitis de la rue Mohammed Mahmoud. Dialogisme et dispositifs médiatiques », Égypte-Monde arabe, 12/2015.
2Sur la démobilisation des Frères musulmans, lire Neil Ketchley, Egypt in A Time of Revolution : Contentious Politics and the Arab Spring, Cambridge, Cambridge University Press, 2017 ; p. 98-99.
3Aujourd’hui consultable sur la page Facebook d’Abdo Zizo.