Égypte. Lutter contre les « personnes mauvaises » plutôt que contre le Covid-19

Tandis que l’Égypte s’enlise dans la crise du coronavirus, le régime d’Abdel Fattah Al-Sissi refuse l’expression de toute voix dissidente qui mettrait en cause sa gestion de la pandémie. Pour dissuader les plus téméraires, le pouvoir mobilise des armes jusque-là utilisées contre ses ennemis politiques : une propagande aux accents patriotiques, et des lois d’exception promulguées pour la circonstance pour lutter contre « les personnes mauvaises ».

Hurghada, 18 juin 2020. — Un homme désinfecte l’aéroport de la station balnéaire fermée
Khaled Desouki/AFP

Si vous marchez dans les rues de « la bien gardée » (Al-Mahroussa), surnom donné à la ville du Caire) après 20 heures ces jours-ci, vous ne verrez que des patrouilles de police circulant dans les rues vides, et veillant au respect des mesures exceptionnelles prises par le gouvernement afin de limiter la propagation du coronavirus : fermeture des centres commerciaux, des cafés et des salles des fêtes, ouverture partielle des petits commerces de proximité… Au 30 juin, le nombre de cas s’élève à 66 754, dont 2 872 décès. Le pays continue à enregistrer quotidiennement des centaines de nouveaux cas.

Certes, le monde entier a vécu une période exceptionnelle avec le coronavirus. Mais l’Égypte a cette particularité de vivre cet état d’exception depuis presque sept ans, à en croire les déclarations du président et des institutions officielles, tous en guerre contre les « personnes mauvaises » (ahl el-charr) qui ne veulent pas du bien au pays et mettent des bâtons dans les roues pour empêcher son développement, l’état d’exception exigeant l’existence d’un ennemi intérieur pour le justifier. Il semble alors que le régime d’Abdel Fattah Al-Sissi ait classé le coronavirus parmi ceux-là, comme s’il s’agissait d’un « opposant biologique » à la « prospérité du pays ».

Un discours médiatique rodé

Dès le début de la pandémie, le discours médiatique égyptien s’est attaqué à tous ceux qui osaient s’interroger ou critiquer les décisions prises par le gouvernement pour faire face au coronavirus. Encore une fois, on a eu droit à la vieille rengaine des « personnes mauvaises », en l’occurrence ceux qui profiteraient de la pandémie pour faire douter de la compétence du régime en temps de crise. Encore une fois également, le présentateur Nashat Al-Dihi — qui a même écrit un livre intitulé Les personnes mauvaises — est apparu dans son émission dont le générique fait défiler les visages des plus célèbres membres de la confrérie des Frères musulmans. Il a critiqué le discours des chaînes de l’opposition égyptienne en Turquie — devenue depuis 2013 le refuge des Frères musulmans — qui ont remis en question la véracité des chiffres et la pertinence des décisions du ministère de la santé égyptien. Le président de l’Autorité nationale de la presse Karam Gaber a abondé dans son sens, déclarant que ces « personnes mauvaises » se réjouissent de la crise que traverse l’Égypte face au coronavirus. L’universitaire Souhir Othmane a joint sa voix à ce concert en disant que « les rumeurs négatives que propagent les personnes mauvaises » tentent de porter atteinte à l’efficacité du travail du gouvernement.

Ces différentes réactions ont commencé à pulluler à partir du 7 avril 2020, après la déclaration du président Abdel Fattah Al-Sissi lors d’une réunion avec la ministre de la santé et des responsables du gouvernement et de l’armée. Encourageant les Égyptiens à ne pas se laisser influencer par les « rumeurs » concernant l’inauthenticité des chiffres des victimes du Covid-19, il a déclaré : « Pourquoi voudrions-nous cacher quoi que ce soit ? Si nous voulons qu’il n’y ait plus de méchants en Égypte, nous devons éviter les rumeurs que les personnes mauvaises propagent. »

L’expression « les personnes mauvaises » n’est toutefois pas nouvelle, et elle n’a pas vu le jour avec le coronavirus. Elle est même devenue familière pour les Égyptiens à travers les discours de Sissi. Si elle désignait dans un premier temps les « terroristes » au sens que donne le régime à ce mot — incluant donc les Frères musulmans —, le président en a donné une définition encore plus étendue dans une interview accordée en 2016 : « Les personnes mauvaises sont tous ceux qui tentent de faire du mal à l’Égypte, au peuple comme à l’État, et qui essayent d’entraver la marche de l’Égypte en tant qu’État et que peuple. » Avant d’ajouter avec un sourire entendu : « Les Égyptiens savent très bien qui sont ces gens, à l’intérieur du pays comme à l’étranger. »

Un état d’exception élargi

Après la réunion du 7 avril, plusieurs députés et responsables de différents ministères n’ont cessé de mettre en garde l’opinion publique contre la tentation de douter des chiffres du ministère de la santé ou de la capacité du régime à faire face à la pandémie. Le gouvernement a mis en place une logique d’état d’exception à travers des sanctions spécifiques à cette période que traverse le pays. Ainsi, les « propagateurs de fausses rumeurs autour du coronavirus » peuvent écoper d’une peine de prison de deux ans et d’une amende allant jusqu’à 300 000 livres égyptiennes (16 485 euros). Depuis, un autre syndrome est apparu : l’arrestation d’activistes, de journalistes ou de simples citoyens, accusés à leur tour d’appartenir au camp des « personnes mauvaises ». Parmi eux, on trouve Mustafa Saqr, directeur des journaux Al-Boursa et Daily News Egypt, accusé de propager des rumeurs portant atteinte à la sécurité nationale et d’appartenir à un groupe terroriste. En mars, c’était le bureau du journal britannique The Guardian qui fermait au Caire, suite à la publication d’un article évoquant 19 000 cas de coronavirus dans le pays et l’absence de mesures nécessaires prises par le gouvernement. Les publications sur les réseaux sociaux ne sont pas épargnées : le chercheur Abed Fayed a été lui aussi arrêté le 26 mai et accusé à son tour de propager des rumeurs mettant en péril la sécurité nationale.

Pire encore, des arrestations ont même eu lieu dans les rangs de « l’armée blanche ». Au début de la propagation du virus, les médecins avaient en effet trouvé dans les réseaux sociaux un espace leur permettant d’exprimer leur colère quant au manque de matériel nécessaire — pour eux comme pour les malades — pour se protéger contre le coronavirus. Mais très vite, certains d’entre eux ont été convoqués par des commissions d’enquête du ministère de la santé, accusés d’avoir violé les règles du métier. D’autres ont même été enlevés sur leur lieu de travail, et un communiqué du syndicat des médecins a demandé leur libération. Un médecin spécialiste nous a confié, sous couvert d’anonymat, que le personnel hospitalier avait reçu des consignes sécuritaires strictes leur interdisant de parler sur les réseaux sociaux du manque de matériel dans les hôpitaux, en les menaçant de tomber sous le coup de la loi actuelle concernant la propagation de rumeurs.

L’ennemi de la patrie

Beaucoup d’Égyptiens abordent le coronavirus comme une fatalité du destin, et musulmans comme coptes prient nuit et jour pour que Dieu les délivre de cette pandémie. En Alexandrie, des manifestations nocturnes ont même eu lieu, et des habitants se sont réunis sur leurs balcons ou en bas de leurs immeubles pour en appeler à Dieu. Parallèlement à ces manifestations de foi, d’autres regroupements ont eu lieu dans la ville de jour comme de nuit, rythmés par des chants patriotiques, comme si le coronavirus était un ennemi extérieur qui ciblait la nation égyptienne en particulier et non le monde entier.

Ces rassemblements ne sont pas sans rappeler les périodes des élections présidentielles de mai 2014 et mars 2018, ainsi que la période du référendum sur la réforme constitutionnelle en avril 2019. À l’époque, les partisans de Sissi s’étaient regroupés pour chanter, danser et répéter des slogans à l’encontre des « personnes mauvaises » qui étaient à l’affût du moindre faux pas du « sauveur de l’Égypte et de son peuple ». À croire que nous étions en présence d’une kermesse nationale, et non d’élections entre différents adversaires politiques, comme cela se passe ailleurs.

Ces réactions insolites face à la propagation de la pandémie s’expliquent par l’influence du discours politique, médiatique et même académique émis à l’adresse du citoyen égyptien, à l’image de l’ancien ministre des antiquités Zahi Haouas qui a récemment déclaré : « Nous avons réellement le sentiment que l’État et le gouvernement soutiennent chaque Égyptien et qu’ils ont peur pour nous. Cette crise aura donc servi à montrer à quel point nous sommes unis, main dans la main. » De même, ces réactions pétries d’élan patriotique ne sont pas sans lien avec l’état d’exception mis en place par le régime depuis l’arrivée de Sissi et qui se donne pour mission de combattre « les personnes mauvaises » qui veulent nuire à l’Égypte, d’autant plus que le pays a connu en cette période de pandémie un nouvel attentat dans le nord du Sinaï au début du mois de mai qui a coûté la vie à huit soldats. D’ailleurs, Dar Al-Iftaa1 n’a-t-elle pas mis en garde contre la possibilité que les groupes terroristes profitent de la crise du coronavirus pour passer à l’acte, faisant ainsi le lien dans l’esprit des gens entre le danger sécuritaire et le problème sanitaire ?

Plus encore, l’armée est apparue dans le rôle du sauveur, renforçant ainsi son image de garante de la stabilité du pays tout au long des crises qu’il traverse : six hôpitaux militaires ont été équipés de 200 lits supplémentaires pour faire face à la crise, et l’armée est intervenue dans les différentes régions du pays pour distribuer au total 10 000 tonnes de matériel, entre produits hygiéniques et matériaux d’analyse médicale.

On peut donc ici qualifier le citoyen égyptien de « subalterne », selon l’expression d’Antonio Gramsci : celui qui n’appartient à aucune élite politique, culturelle ou économique, mais qui vit sous l’influence du discours affectif du pouvoir. Beaucoup ont fini par croire que le coronavirus n’était pas une crise biologique qui touchait le monde entier, mais l’élément d’une conspiration mondiale qui vise à ralentir le développement de l’Égypte. Ainsi, le Covid-19 apparaît-il comme un ennemi extérieur guettant la nation et s’appuyant sur ces agents de l’intérieur que sont « les personnes mauvaises ». Les patriotes, eux, attendent le moment où la victoire contre l’ennemi de la prospérité et des grands projets sera annoncée, afin que le pays puisse continuer sa route vers le développement, en toute sécurité et sans personne pour s’y opposer.

1Établissement islamique consultatif, judiciaire et gouvernemental, chargé notamment d’émettre des fatwas.

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