Un an après sa mort, personne en Égypte n’a oublié le visage de Sarah Hegazy. Ceux qui l’ont pleurée comme ceux qui continuent de la haïr. Moussa D. en a fait l’expérience il y a quelques semaines dans un café de Shobra, un quartier populaire du Caire.
Attablé face à son ordinateur portable, le jeune graphiste peaufine un portrait de son amie décédée en exil. Coupe garçonne, lunettes rondes, sourire paisible, l’image à l’écran attire l’attention du propriétaire de l’établissement qui bombarde à présent Moussa D. de questions. « Tout le monde connaît l’histoire de Sarah, cet homme était hostile, il m’a fait flipper et j’ai donc dû partir », dit-il sans décolérer.
« Jusqu’à aujourd’hui, j’ai peur de dire en public qu’elle était mon amie et d’écrire à son propos sur ma page Facebook, de crainte que des agents de police ne fouillent mon smartphone dans la rue », poursuit-il. Cette pratique s’est généralisée depuis des manifestations anti-régime en septembre 2019. « Ma douleur est inacceptable pour une partie de la société », résume Moussa D.
Lorsqu’il n’est pas en train de rouler une cigarette, ses mains accompagnent ses mots. Le regard de ce jeune homme frêle de 27 ans qui en paraît dix de moins change d’un moment à l’autre. Ses yeux s’illuminent lorsqu’il évoque l’amie qui lui a donné confiance en lui-même et en son art, ainsi que leurs rendez-vous à Caféine, le repère de Sarah Hegazy, aujourd’hui fermé, dans le centre-ville du Caire.
« Poussée par toute cette haine »
Mais ces mêmes yeux se perdent dans le vague quand il retrace l’enchaînement des événements qui ont entraîné Sarah Hegazy vers son suicide, un terme qu’il refuse. « Sarah savait apprécier la beauté de la vie, elle n’a pas pris la décision de se tuer, mais y a été poussée par toute cette haine », assure Moussa D.
Avant septembre 2017, cette jeune Cairote est inconnue du grand public. Sympathisante communiste et défenseuse de la cause LGBTQ+, elle évolue dans le milieu militant et progressiste de Wast El-Balad, le centre bohème de la capitale égyptienne. Mais un soir de septembre, sa vie bascule. Le groupe libanais Mashrou’ Leila se produit au Caire devant 35 000 personnes. Parmi la foule, Sarah Hegazy saute sur les épaules d’un ami et brandit un drapeau arc-en-ciel, en soutien au chanteur Hamed Sinno, ouvertement gay.
La suite est connue. Les photos des drapeaux affichés en public deviennent rapidement virales sur les réseaux sociaux. Dès le lendemain, les journaux et les télés tournent à plein régime pour alimenter une campagne de dénigrement contre cette prétendue « orgie satanique ». C’est le début d’une vague d’arrestations sans précédent contre la communauté LGBTQ+. En trois mois, au moins 200 personnes sont jetées derrière les barreaux.
Le 1er octobre 2017, Sarah Hegazy est arrêtée, poursuivie par la Sécurité d’État pour « appartenance à un groupe illégal visant à enfreindre la Constitution ». Harcelée et torturée au cours de ses trois mois de détention, elle ressort brisée, contrainte de s’exiler au Canada.
« Plus simple pour un homme dans ce monde sexiste »
Ahmed Alaa l’a suivie dans sa descente aux enfers. Le jeune homme de 25 ans a lui aussi osé afficher sa fierté lors de ce concert et a subi pour cela le même châtiment. À Toronto, il a repris des études pour devenir marin et travaille comme vendeur dans un magasin de marijuana. « C’est légal ici », s’amuse, à l’autre bout du fil, celui qui dit se reconstruire en évitant de penser au passé.
« Sarah et moi avons affronté cette épreuve différemment. J’ai été mis à la porte par mes parents à 18 ans, car je suis athée, donc l’exil n’était pas ma première expérience de rejet. Et c’est aussi plus simple en tant qu’homme dans ce monde sexiste », explique ce militant queer. « Avant ce concert de Mashrou’ Leila, l’homosexualité ne pouvait pas être abordée. C’était selon moi une victoire, mais Sarah ne le voyait pas tant elle avait souffert », ajoute Ahmed Alaa.
Après la mort de Sarah Hegazy, le jeune homme se terre dans le silence pendant un mois. « La haine sur les réseaux sociaux était telle que nous ne pouvions pas exprimer nos sentiments sans être moqués et vilipendés, cela a été très dur pour nous, ses amis et sa famille », se souvient-il. Pis, des individus menacent en ligne de la déterrer pour profaner sa sépulture. Le corps de la jeune femme ne peut pas être rapatrié en Égypte selon son souhait.
En dépit de cette haine, le suicide de la militante à tout juste 30 ans envoie des ondes sismiques dont les secousses continuent de se faire sentir à travers le monde. « Cela a montré à certaines personnes les répercussions concrètes du soutien de leur pays au président Abdel Fattah Al-Sissi, au premier rang desquels la France », soutient le jeune homme qui a fait l’expérience des geôles du régime.
Dans de nombreuses capitales, principalement au Proche-Orient, en Europe et en Amérique du Nord, des rassemblements sont organisés. Des personnes issues de la communauté LGBTQ+ y prennent la parole pour dénoncer la répression qui sévit en Égypte, mais aussi l’épreuve de l’exil. « Car Sarah ne correspondait pas aux critères des pays occidentaux qui veulent que les réfugiés apprécient leur nouvelle vie et soient reconnaissants », affirme Ahmed Alaa.
Le 19 juin 2020, sous un ciel gris, une vingtaine de silhouettes se tiennent face à la tour Eiffel, place du Trocadéro. Des portraits de Sarah Hegazy sont disposés au sol. Il y aussi des pancartes en carton accusant Sissi, des fleurs et les couleurs acidulées de ce drapeau. « Je ne suis pas votre réfugiée », tonne Rania Youssef, alors installée en France depuis un an, face à une audience en majorité égyptienne. « Son suicide nous a tous secoués », se souvient-elle, contactée un an après cet hommage. « Elle est nous », insiste la jeune femme lasse des « stéréotypes » assignés aux demandeurs d’asile dans les pays d’accueil.
De tels hommages sont bien entendu impossibles dans l’espace public en Égypte. Ils s’expriment en ligne sur la page Pride for Sarah Hegazy, créée sur Facebook et Instagram par Moustafa Fouad. Cet avocat spécialiste des droits humains a défendu la jeune femme après son arrestation et vit depuis en exil, installé aujourd’hui au Liban.
Devant la quantité de messages reçus sur son profil personnel, il décide, deux ou trois jours après la mort de Sarah Hegazy, de créer cette page pensée comme « une plateforme, un moyen de centraliser les portraits en hommage, les mots de soutien, ainsi que de parler de Sarah, de sa vie et de ses combats », explique cet ami intime de Sarah Hegazy.
Moustafa Fouad garde notamment en mémoire les dessins représentant la jeune femme envoyés par un lycéen « hétéro » de 17 ans. « La mort de Sarah a touché des milieux très différents de la société égyptienne, bien au-delà de la communauté LGBTQ+ », constate cet avocat. Signe selon lui que sous la chape de plomb de la dictature militaire et conservatrice, les lignes bougent au sein de la société.
« Si les gens pouvaient s’organiser et parler »
Car vingt ans en arrière, en 2001, nombre d’avocats pourtant défenseurs des droits humains rechignaient à représenter les prévenus du Queen Boat. Dans cette affaire sordide, 52 hommes arrêtés à la sortie d’une discothèque gay du Caire installée sur un bateau avaient été jetés en pâture à une opinion publique prompte à condamner ces « pervers ».
« Pas besoin de remonter au Queen Boat », rectifie Moustafa Fouad. « Au moment du concert de Mashrou’ Leila, certains avocats humanistes ont eux aussi refusé de s’impliquer dans “l’affaire des pédés”, par crainte pour leur réputation », poursuit-il, tout en affirmant que la révolution de 2011 représente néanmoins un tournant irréversible.
« En dépit de la répression, la manière dont l’opinion publique perçoit les droits LGBT n’a rien à voir avec l’époque Moubarak », abonde Lobna Darwish, spécialiste du genre et des minorités sexuelles au sein de l’Initiative égyptienne pour les droits individuels (EIPR, en anglais). « Aujourd’hui, certaines figures sont visibles, se battent pour leur communauté et reçoivent énormément de soutien. La révolution a échoué sur le plan politique, mais sur le plan social, cela a ébranlé ce pays. Si les gens pouvaient s’organiser et parler librement, la société serait totalement différente », assure cette chercheuse.
C’est aussi ce que révèle un détail du concert de septembre 2017 rapporté par Hamed Sinno, le chanteur de Mashrou’ Leila. Ce soir-là, lorsque des drapeaux arc-en-ciel fendent soudain la nuit, « le public applaudit (cette partie — les applaudissements — est souvent absente du récit). Après tout, ils regardent un groupe dont le chanteur est ouvertement queer. Pour le reste de la soirée, nous nous sentons tous en sécurité. Nous sommes tous visibles. Nous sommes tous aimés », relate le musicien, dans une tribune publiée sur le magazine en ligne Frieze.
Sarah Hegazy appartient à cette poignée de personnes qui ont permis à ce moment d’advenir. « Elle a donné sa vie pour faire changer les choses, c’est aujourd’hui une icône pour la communauté queer du Proche-Orient », affirme Ahmed Alaa depuis son exil canadien.
Un an avant que la vie de Sarah Hegazy ne vire au cauchemar, elle fait son coming-out à l’occasion d’un événement organisé par une ONG LGBTQ+, Bedayaa, sur Facebook. À son ami Moussa D. elle confie ses motivations. « Tout ce que je désire c’est convaincre ne serait-ce qu’un seul adolescent queer que son orientation sexuelle n’est pas une maladie », lui dit-elle. Sarah Hegazy en a assurément convaincu des milliers.
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