L’Égypte, faut-il le rappeler, est le pays arabe le plus peuplé (88 millions d’habitants en 2015). C’est aussi celui qui, jusqu’à récemment, était le plus influent sur tous les plans et le grand diffuseur des modes culturelles — des modes démographiques notamment — depuis la prise du pouvoir par les Officiers libres en 1952 et l’accession de Gamal Abdel Nasser à la tête de l’État, ou bien même avant, avec le roi Farouk. L’adhésion de principe de l’Égypte à la limitation des naissances remonte déjà à près de cent ans.
Aussi, après bien des soubresauts et des passages à vide, la fécondité égyptienne avait baissé, mais modérément. En tous cas, bien moins qu’au Maroc et en Tunisie. Ce qui ne pouvait qu’intriguer et nourrir les inquiétudes, vu l’état de sursaturation d’un pays dont la surface utile fait à peine quatre fois celle du Liban (10 000 km2). Cependant à partir de 2005 et jusqu’à ce jour, se moquant de toutes les prévisions internationales, la fécondité égyptienne est repartie à la hausse, le taux brut de natalité de 25,5 pour mille atteignait 32 pour mille en 2012. Même si en 2013 on constate une très légère baisse, le ramenant à 31 pour mille. L’indice de fécondité est ainsi passé de 3 à 3,5 enfants par femme, un demi-enfant de plus (+ 17 %).
Un demi-enfant de plus par femme
Ces données proviennent des naissances enregistrées à l’état civil égyptien. Elles ont été très souvent critiquées et certains démographes leur préfèrent les résultats d’enquêtes, plus fiables à leur avis. Pourtant, les enquêtes ont souvent donné des estimations erronées de la fécondité et des baisses fictives de celle-ci. Toutefois, les deux dernières enquêtes Demographic and Health Survey, celles de 2008 et de 2014, sont en symbiose avec l’état civil pour les niveaux de fécondité. La première de ces enquêtes annonce qu’en 2008 l’indice de fécondité était de 3 enfants par femme et le taux brut de natalité de 26,6 pour mille, en 2014 de 3,5 enfants et de 29,1 pour mille. Adéquation parfaite avec les données de l’état civil.
Aucun doute n’est donc permis sur la contre-transition démographique en Égypte. Pourtant, les organisations internationales, lesquelles tiennent souvent bien peu cas des spécificités nationales et généralisent leurs modèle de transition démographique à l’ensemble de la planète, persistent et signent et croient toujours à la pérennité de la baisse de la fécondité dans le pays. Si l’on consulte les « oracles » internationaux — qui peuvent également fauter dans l’autre sens, comme pour le Maroc, par exemple — on voit qu’au lieu de 3,5 enfants par femme, la division de la population des Nations unies gratifie l’Égypte d’un indice de fécondité bien moins inquiétant : 2,79 enfants par femme. Le Population Reference Bureau qui lui fait souvent (mais pas toujours) écho parle de 3 enfants et le US Census Bureau de 2,94. Excès de prudence ou excès de routine qui empêche les statisticiens internationaux de mesurer les évolutions réelles sur place.
Niveau d’instruction | 2006-2008 | 2011-1014 | Accroissement (%) |
---|---|---|---|
Sans instruction | 3,4 | 3,8 | 11,8 |
Primaire inachevé | 3,2 | 3,5 | 9,4 |
Primaire/secondaire inachevé | 3,0 | 3,5 | 16,7 |
Secondaire/supérieur | 3,0 | 3,5 | 16,7 |
Toutes les femmes | 3,0 | 3,5 | 16,7 |
Taux brut de natalité | 26,6 | 29,1 | 9,4 |
Sans instruction | 3,4 | 3,8 | 11,8 |
Source :
➞ Fatma El-Zanaty et Ann Way, Egypt Demographic and Health Survey 2008, ministère de la santé, El-Zanaty and Associates, et Macro International. Égypte, ministère de la santé et de la population, El-Zanaty and Associates et ICF International, 2009 ;
➞ Egypt Demographic and Health Survey 2014, Le Caire, Rockville (Maryland, USA), ministère de la santé et de la population et ICF International, 2015.
Insécurité politique et économique
La remontée de fécondité indiquée dans le graphique numéro 1 de l’Agence publique de données égyptienne était tellement inopinée qu’elle paraissait difficilement crédible. En Égypte plus qu’ailleurs dans le monde arabe, ce retournement de situation particulièrement spectaculaire effraie en raison de la taille imposante de la population du pays, face à son économie déficiente. Mais on ne peut qu’être frappé par la simultanéité des turbulences politiques que traverse l’Égypte depuis le régime de Hosni Moubarak jusqu’à celui de Abdel Fattah Al-Sissi et de cette inversion des tendances de la fécondité. On l’a parfois attribuée à la révolution de janvier 2011. Certains démographes pensent que les comportements auraient changé parce que la population est désormais sous pression, oubliant que le phénomène de hausse de la fécondité est antérieur à la révolution.
Il est vrai que la forte remontée de la natalité depuis 2005 mérite des explications qui vont au-delà du quantifiable et de ce qu’on prend pour des évidences. Un surinvestissement dans la génération future — en termes de nombre abondant d’enfants — est une explication qu’on ne peut écarter dans un pays où l’insécurité, économique notamment, est forte. Mais c’est faire un peu fi de la « transition tirée par la pauvreté » qui joue dans l’autre sens.
Égypte, « mère féconde » ?
De tous temps, depuis les Pharaons, les Égyptiens ont été réputés pour leur culte de la fécondité1. Que l’État se désintéresse (contrairement à ce qui s’est passé sous Nasser ou Moubarak ou même sous le roi Farouk2) des problèmes de population, est une autre explication. Que sous Mohamed Morsi, il ait pris des positions ouvertement pro-natalistes et familialistes en est encore une autre. Mais il y a un abîme entre la question démographique telle qu’elle est perçue par le pouvoir et la façon dont elle est ressentie par la population.
Recul de l’emploi féminin, explosion du mariage
Plus convaincante sans doute est la question de l’emploi féminin. La baisse de la fécondité pourrait n’être qu’éphémère si, munies d’un bagage éducatif, les femmes ne trouvaient pas à s’employer sur le marché du travail dans le secteur organisé (non informel). Elles seraient tentées de renoncer à chercher un emploi, gagnées par le découragement. C’est bien le cas en Égypte. Le taux de participation aux activités économiques est traditionnellement bas : 24 %. Le taux de chômage féminin y est très élevé : officiellement 19 % et beaucoup de femmes sont sous-employées ou travaillent dans l’économie domestique ; l’agriculture regroupe 46 % des actives. Plus inquiétant encore est le recul de l’activité des femmes instruites de 22 % à 17 % pour celles qui ont fréquenté le secondaire et de 56 % à 41 % pour celles qui ont accédé à l’enseignement supérieur.
Cette marginalisation dans l’emploi ne laisse qu’une poignée de femmes pour lesquelles le coût d’opportunité d’une naissance additionnelle joue. Donc des femmes motivées par la planification familiale. Le tableau cité plus haut montre d’ailleurs bien que la fécondité a augmenté entre 2008 et 2014, chez les femmes les plus instruites de 3 à 3,5 soit 17 % de plus, et beaucoup moins chez les analphabètes ou chez les femmes faiblement instruites. Et qu’aujourd’hui l’arme de l’instruction féminine qui était la voie royale de la transition démographique s’est émoussée. Entre une analphabète qui met au monde 3,8 enfants et une universitaire qui en met 3,5, la différence est ténue.
D’autres chiffres confirment ces tendances. En 2001 on dénombrait 1,7 million de naissances, mais un million de plus en 2014. En 2001, la population ne s’accroissait « que » de 1,3 million d’âmes. Le taux d’accroissement naturel de 2001 de 2,05 % permettait le doublement de la population en 34 ans, mais avec celui de 2014 de 2,50 %, il ne faut plus que 28 ans. Le mariage explose, sans qu’il soit freiné par le divorce : 458 000 en 2001, deux fois plus (909 000)en 2013. Faire des projections démographiques pour l’avenir à l’horizon 2050 ou 2100, en tenant compte des tendances réelles — et non fantasmées comme celles des organismes internationaux— inquiète.
Un catastrophisme inaudible pour les Égyptiens
Il est devenu banal de se lamenter sur ce problème égyptien. En fait, dès qu’un nouveau chiffre de naissances est divulgué ou qu’une enquête réactualise l’indice de fécondité, la presse s’en empare et annonce de grands malheurs3 : épuisement des ressources naturelles, montée énorme de la densité de population sur les terres habitées, aggravation du « youth bulge », délabrement du système éducatif, dégradation du marché de l’emploi avec la mise à l’écart des femmes, chômage des jeunes, montée des idées subversives en parallèle avec celle du conservatisme islamique4.
Difficile néanmoins de comprendre pourquoi les Cassandre qui annoncent ces malheurs depuis cent ans ou plus ne sont pas entendues et pourquoi la population égyptienne se moque de leurs cris d’alarme avec une belle désinvolture.
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1On en trouve des échos chez le célèbre chanteur contestataire Cheikh Imam, dont l’une des chansons les plus fameuses, Sabah el Kheir, qui date des années 1970, célèbre les vertus de l’Égypte, « Mère féconde ».
2Kareem Fahim,« Egypt’s Birthrate Rises as Population Control Policies Vanish », The New York Times, 3 juin 2013. Ce sont les vues exprimées par Hisham Makhlouf, professeur de démographie à l’université du Caire.
3Voir par exemple Patrick Kingsley, « Egyptian population explosion worsens social unrest », The Guardian, 16 février 2014.
4Les députés islamistes élus en 2012 avaient en moyenne 5 à 6 enfants ; pas très pressés donc d’encourager des programmes pour atteindre l’idéal de 2 enfants, tel qu’il était préconisé.