Un « comité d’action politique » (Political Action Committee, PAC) est un organisme destiné à financer des campagnes politiques (et un super-PAC des super-campagnes). En janvier 2010, la Cour suprême, par cinq juges contre quatre, avait tranché en faveur d’une association ultraconservatrice nommée Citizens United, qui avait obtenu de pouvoir mettre sur pied des fonds de soutien aux candidats à des élections — les fameux PAC — sans limitation de taille et, mieux encore, en permettant que les donateurs puissent rester anonymes. Ces fonds, parfois gigantesques, ne peuvent verser directement de l’argent aux candidats, mais ils peuvent contribuer de manière illimitée à des campagnes supposément « indépendantes ». Les juges suprêmes justifiaient leur décision en considérant que ces PAC et super-PAC étaient validés par le premier amendement de la Constitution qui protège la liberté d’expression… Ou comment pervertir plus encore un système électoral américain déjà profondément gangrené par l’argent.
Jusqu’ici, l’American Israel Public Affairs Committee (Aipac), fondé il y a 59 ans, ne s’était jamais lancé dans ce type d’activité1. Motif invoqué : il n’est pas un organisme partisan, il ne soutient pas des personnes, mais un principe, la défense d’Israël. En réalité, Aipac a de tout temps financé nombre de politiciens des deux grands partis, mais il le faisait par de multiples autres biais que les contributions directes. Cette fois, il change d’attitude. Betsy Berns Korn, sa présidente, a expliqué ce revirement : il s’agirait d’« améliorer l’efficacité de notre mission dans l’environnement politique actuel »2. Traduction : les temps ont changé. Non qu’il manque de magnats américains, juifs comme non juifs, pour soutenir financièrement sa « mission ». Aipac est un des lobbies les plus riches des États-Unis. Il reste loin du lobby pharmaceutique ou de celui des fabricants d’armes lourdes, par exemple, mais parmi les lobbies politiques il est l’un des mieux dotés.
Mais « l’environnement politique » dans lequel il se meut a effectivement évolué — et pas dans son sens. La gauche démocrate est de plus en plus hostile à l’attitude israélienne envers les Palestiniens, au point que cela devient pour ce parti un enjeu interne — pas de première importance, mais un enjeu clairement montant. Et ce n’est pas l’assassinat de la journaliste américano-palestinienne Shirine Abou Akleh, puis les images déshonorantes, diffusées par tous les médias, de la police israélienne frappant à coup de matraque le cortège portant son cercueil pour en arracher les drapeaux palestiniens, qui va améliorer l’image d’Israël… Il fallait donc réagir à ce nouvel « environnement ».
Contre l’avortement, pour les armes et contre les minorités
Aipac a décidé d’agir dans deux directions. La première a été d’apporter un soutien actif public aux amis d’Israël les plus sûrs. Et qui sont-ils, sinon les trumpistes les plus acharnés du parti républicain ? Aipac a décidé de s’attirer en priorité leurs faveurs. Dans un pays où « l’adhésion aux théories fumeuses de l’ancien président Trump sur le vote [présidentiel] de 2020 est devenue le prix d’entrée dans la plupart des primaires républicaines »3, comme l’a écrit le Washington Post, Aipac a donc commencé par financer… 109 des 147 élus républicains qui, au Congrès, ont refusé de valider l’élection de Joe Biden. (Ce chiffre date du 22 avril, depuis leur nombre a pu augmenter). L’idée d’Aipac était de consolider l’ossature du soutien à la politique israélienne dans la société américaine, et c’est désormais dans ces milieux-là qu’il réside en priorité. Est-il utile de rappeler que les mêmes sont aussi au premier rang des partisans du marché libre des ventes d’armes, de l’interdiction d’avorter pour les femmes et des mille et une façons d’empêcher les Noirs et autres ressortissants des minorités de voter aux élections ?
Trois exemples parmi les 109. Scott Perry, candidat en Pennsylvanie, est un chantre de la thèse du « Grand Remplacement » des « vrais Américains » (les Blancs) par des basanés de toutes sortes. Jim Jordan (Ohio) et Barry Loudermilk (Georgie) professent des idées similaires. Tous trois ont été soupçonnés d’avoir joué un rôle actif dans la préparation des émeutes du 6 janvier 2021 au Capitole, qui visaient à entraver l’entrée de Joe Biden à la Maison Blanche. Les trois ont refusé de venir témoigner devant la commission d’enquête du Congrès sur cet événement. Ils ont aussi figuré parmi les premiers bénéficiaires de la manne d’Aipac.
Mais Aipac n’a pas seulement apporté son soutien massif à des candidats d’extrême droite. Le lobby a aussi longtemps refusé d’apporter son soutien à des républicains qui, même farouches supporters d’Israël, ne se rangent pas sous la bannière de Trump. Comme s’il ne fallait surtout pas froisser Donald, qui envisage toujours l’éventualité de se représenter. Le cas de Liz Cheney est éloquent. Fille de Dick Cheney, l’ex-vice-président de George W. Bush, Liz est aujourd’hui l’élue la plus en flèche parmi les républicains qui tentent de résister à l’emprise croissante de Trump sur leur parti. Trump qui décide depuis son havre personnel de Mar-a-Lago, en Floride, quel républicain se présentera en se réclamant de lui et à qui il refusera cet honneur. Mais Liz Cheney est par ailleurs une fervente supportrice d’Israël et depuis longtemps une fidèle d’Aipac. Pourtant, alors que le super PAC avait déjà « endossé » plus de cent républicains en quatre mois, son nom ne figurait toujours pas sur la liste… C’est que la décision était difficile à prendre pour Aipac : financer Liz allait contre les desiderata des trumpistes, qui l’abhorrent. Mais le lui refuser aurait fait apparaître Aipac comme une simple courroie de transmission du clan Trump. Misère de la politique : finalement, le 30 avril, le super PAC apportait son soutien financier à l’opposante à Trump, mais les débats avaient été chauds en son sein.
En agissant de la sorte, Aipac sait qu’il va à l’encontre des « valeurs » que soutiennent la majorité des juifs américains et qui les amènent à systématiquement voter, depuis plusieurs décennies, pour les démocrates. On va le voir, les critiques n’ont d’ailleurs pas manqué du côté des partisans démocrates d’Aipac, qui restent très nombreux. Pourtant, ses porte-paroles ont persisté, répétant à l’envi, contrairement à l’évidence, que le lobby restait « bipartisan ». Pourquoi a-t-il agi de la sorte ? Parce qu’une majorité de ses adhérents — suivant la ligne préalablement fixée par Benyamin Nétanyahou et que ses successeurs israéliens n’ont pas contestée à ce jour — considèrent que la position « bipartisane » consistant à trouver des alliés tant chez les démocrates que chez les républicains et qu’Aipac a suivie depuis sa création n’est plus de mise. Pour enrayer la dégradation constante de l’image d’Israël dans l’opinion américaine, mieux vaut renforcer le soutien des inconditionnels d’Israël (les franges nationalistes et évangéliques des républicains, aujourd’hui majoritaires à la base de ce parti), que celui d’un parti (le démocrate) dont la base abandonne cette inconditionnalité, ce qui le rend, de ce fait, de moins en moins « sûr ».
Des juifs qui tournent le dos à Israël
Au sein même d’Aipac, les critiques du soutien apporté aux républicains « putschistes » n’ont pas manqué. Elles se sont focalisées sur une idée : si Aipac privilégie l’appui à une mouvance politique antidémocratique, les juifs américains finiront vite par lui tourner le dos. C’est, par exemple, l’argument développé par Douglas Bloomfield, un ex-directeur juridique d’Aipac qui développe une idée simple : il ne faut pas prendre les juifs américains pour des idiots. « Ils vont constater qu’Aipac soutient surtout des candidats qui sont à l’exact opposé de ce qu’ils pensent. Bien sûr, les deux peuvent soutenir Israël, mais sur tout le reste, ils sont à des millions de kilomètres les uns de l’autre ».4. Bloomfield craint que, dès lors, ces juifs-là tourneront le dos à Israël, pas à leurs convictions profondes. À l’intérieur d’Aipac, c’est aussi ce que pensent nombre de membres. « Pourquoi Aipac soutient-il des candidats qui s’alignent sur des putschistes et des suprémacistes blancs », s’interroge Halie Soïfer, présidente du Jewish Democratic Council of America, un organisme très pro-israélien. Cette alliance, s’inquiète-t-elle, « met en danger l’Amérique elle-même » tant elle est constitutivement antidémocratique. « L’endossement par Aipac [des candidats trumpistes] est profondément troublant parce qu’il suggère que, dans le seul but de soutenir Israël, on pourrait remettre en cause l’adhésion à la démocratie américaine »5.
Mme Soïfer doit savoir que certains candidats démocrates, certes en moins grand nombre, ont cependant accepté eux aussi l’apport financier d’Aipac. Le lobby pro-israélien a réuni des sommes colossales et ciblé les circonscriptions où, aux élections primaires du parti, s’opposaient un candidat démocrate conservateur et un candidat progressiste — ce qui signifie aujourd’hui un inconditionnel d’Israël face à un adversaire soutenant la cause palestinienne. Objectif du lobby : faire barrage à l’élargissement régulier du camp propalestinien au Congrès. Cette ambition a connu des résultats variables. Ainsi, le 18 mai 2022, en Caroline du Nord, deux candidats soutenus par Aipac ont remporté le vote pour l’investiture démocrate à la future élection législative. À l’inverse, Summer Lee, une candidate progressiste afro-américaine, infiniment moins bien dotée financièrement, l’a emporté en Pennsylvanie malgré une campagne très lourde contre elle du super PAC sur les réseaux sociaux et dans les médias.
Le cas peut-être le plus significatif est celui advenu dans le 28e district du Texas (dans le sud-ouest de l’État), où la bataille opposait un très vieil élu démocrate local, Henry Cuellar, soutenu dès le départ par le super PAC à hauteur de 1,8 million de dollars (1,7 million d’euros), à Jessica Cisneros, une jeune adversaire connue pour son soutien aux Palestiniens et soutenue par Bernie Sanders et la gauche démocrate locale (et bien sûr beaucoup moins dotée). Cuellar, qui se définit comme un « démocrate conservateur » sur des sujets comme les droits des immigrés, l’avortement, l’accès à la couverture maladie, etc., et comme un inconditionnel d’Israël, a fini par l’emporter par la marge infime de 0,5 point (sur 50 500 votants). Jusqu’ici, depuis 2002, il était élu dans sa circonscription sans discontinuer.
Une guerre pour l’avenir du parti démocrate
Reste, dans ce paysage politique dominé par la quête de financements, à évoquer un cas qui est moins anecdotique qu’il pourrait paraître : celui des candidats démocrates qui bénéficient à la fois du financement du super PAC et… de l’autre lobby pro-israélien aux États-Unis, nommé J-Street, resté défenseur de la « solution à deux États » et qui critique la colonisation israélienne des territoires palestiniens occupés. Ils sont une cinquantaine dans ce cas6. Le plus symptomatique est celui de Nancy Pelosi. À 82 ans, élue de Californie depuis 1987, elle est l’actuelle présidente de la Chambre des représentants. Alliée de toujours de l’Aipac, elle a bénéficié cette fois de son soutien, et aussi de celui de J-Street.
Pourtant, Pelosi s’est distinguée, dans le passé, par son hostilité acerbe envers les jeunes élus propalestiniens de son parti — qui sont surtout des élues. Pourquoi, dès lors, le lobby « progressiste » l’a-t-il soutenue également ? Parce qu’elle a requis son soutien. Car la grande différence entre Aipac et J-Street est que le premier alloue ses financements à ceux qu’il promeut, quand le second décide de le faire ou pas à ceux qui en font la demande. Bref : pourquoi donc, pour la première fois, Nancy Pelosi a-t-elle présenté une requête de financement au lobby pro-israélien progressiste, elle qui a de tout temps été une fervente supportrice d’Aipac ? Sans doute parce que, lorsqu’on est un dirigeant démocrate aujourd’hui, préserver une bonne relation avec J-Street compte si l’on veut s’assurer le soutien de la jeunesse. Car Aipac est devenu le marqueur d’un positionnement ultra-droitier.
Publiée fin mai 2022, une nouvelle étude du Centre d’études sociodémographiques Pew portant sur 10 000 entretiens montrait une poussée croissante dans la jeunesse américaine de l’animosité envers la politique israélienne, fortement prononcée dans la jeunesse démocrate. Dans les milieux universitaires, le soutien aux Palestiniens ne cesse de monter. En mai, The Harvard Crimson, le journal estudiantin de la célèbre université (et seul quotidien local), a annoncé son soutien au boycott d’Israël. Dans les cercles prosionistes traditionnels, l’anxiété augmente devant la désaffection, quand ce n’est pas l’hostilité, de nombreux jeunes juifs à l’égard d’Israël. À New York, s’est récemment formé une association juive, le Solidarity Network, qui vise non seulement « à proposer explicitement un contrepoids à BDS, mais aussi aux socialistes démocrates d’Amérique », l’organisation de gauche dirigée par Bernie Sanders7.
En d’autres termes, tout ce pour quoi Aipac s’est battu depuis six décennies, à savoir faire du soutien à Israël un enjeu bipartisan, est en train de se déliter — et le lobby pro-israélien assume d’être de plus en plus identifié à la droite blanche raciste. Sanders ne s’y est pas trompé. La bataille qui s’engage entre la gauche démocrate et Aipac, qui soutient soit des républicains jusqu’à leurs franges les plus nauséabondes, soit les démocrates les plus conservateurs, va bien au-delà de l’enjeu proche-oriental ; c’est « une guerre pour l’avenir du parti démocrate »8, a-t-il jugé.
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1Sur les activités de ce lobby, voir le documentaire publié par Orient XXI.
2AIPAC, « Announcing America’s Pro-Israel PAC », 17 décembre 2021.
3« More than 100 GOP primary winners back Trump’s false election fraud claims, Post analysis finds », Washington Post, 14 juin 2022.
4Ben Samuels, « Former Aipac officials warn against organizations’s new political moves », Haaretz, 10 janvier 2022.
5Halie Soifer, « Aipac’s latest pro-Israel political stunt endangers America », Haaretz, 13 mars 2022.
6Lire Arno Rosenfeld & Jacob Kornbluh : « Why are Aipac and J Street endorsing the same candidates ? », The Forward, 3 juin 2022.
7Dana Rubinstein, « How a new pro-Israel group aims to sway NY Elections”, The New York Times, 12 mai 2022.
8Shane Goldmacher, « Bernie Sanders prepares for “war” with Aipac and its Super PAC, New York Times, 20 mai 2022.