Les élections, comme le reste de l’actualité politique de la Jordanie, passent généralement sous les radars de la presse internationale. Elles suscitent également peu d’enthousiasme à l’intérieur du pays, comme le révèlent les taux d’abstention élevés à chaque scrutin. Néanmoins, les résultats du dernier scrutin législatif tenu le 10 septembre 2024 ont surpris.
L’attention s’est notamment portée sur les succès obtenus par le Front d’action islamique (FAI), le bras politique de la confrérie des Frères musulmans, qui a obtenu 31 sièges sur 138. Le parti réalise ainsi le meilleur résultat de son histoire, donnant ainsi à la population jordanienne l’impression d’une élection « propre », c’est-à-dire sans intervention de la part des autorités dans les résultats.
Additionnés aux sièges obtenus par les autres partis, la nouvelle chambre sera ainsi composée de 104 élus dotés d’une affiliation partisane, alors que les précédentes n’en comptaient que 24 (en 2016) et 12 (en 2020).
Trois réformes électorales successives
Pour désigner le discours officiel du roi et du gouvernement jordanien à l’égard des partis politiques, le chercheur José Ciro Martinez parle de « bande-son interminable de la politique jordanienne ». En effet, depuis le début des années 2000, mais encore davantage depuis les mouvements contestataires de 2011, le roi Abdallah II appelle au renforcement du rôle des partis au sein de la scène politique. Dans l’un de ses documents de travail publiés à partir de 2012, le monarque explique notamment que la priorité serait de développer des « partis politiques nationaux (…) capables de recueillir la majorité des voix des citoyens ». Tout en les faisant apparaître comme intrinsèques à la démocratisation du régime — sans mentionner le fait que les partis aient été interdits de 1957 à 1992 et que certains continuent de faire l’objet d’une répression politique — le roi soulignait la faiblesse des organisations partisanes et mettait en avant le caractère progressif de cette transition.
Ce propos officiel entendait répondre aux revendications formulées par l’opposition politique depuis la mise en place, en 1993, d’un mode de scrutin peu favorable aux partis politiques. Pour éviter que les partis d’opposition obtiennent la majorité des sièges au parlement comme cela avait été le cas en 1989, ainsi que dans les années 1950, le scrutin majoritaire plurinominal avait été remplacé par un scrutin uninominal majoritaire de circonscription à sièges multiples (surnommé le système « un homme, une voix »). Autrement dit, alors que l’électeur votait en 1989 pour autant de candidats qu’il y avait de sièges à pourvoir dans sa circonscription, il ne dispose plus que d’une seule voix à partir de 1993. Il s’agissait de faire en sorte que les électeurs utilisent ce vote unique pour soutenir un membre de leur tribu ou de leur entourage, c’est-à-dire un intermédiaire accessible, plutôt qu’un candidat choisi pour son idéologie politique. Ce système électoral a progressivement conduit à la marginalisation des forces politiques à l’assemblée. En 2010, ces dernières ne représentaient que 10 % des députés de la chambre. L’immense majorité des élus se déclaraient donc indépendants.
La demande d’une nouvelle loi électorale était au cœur des revendications de l’opposition lors des mobilisations de 2011. En réaction, le roi avait donc promis une transition graduelle vers un gouvernement parlementaire, où le premier ministre serait nommé par la coalition majoritaire.
Trois réformes de la loi électorale sont successivement mises en place entre 2013 et 2022. Celle de 2013 réserve 27 sièges (sur 150) à des candidats élus au sein d’une circonscription nationale. Mais le scrutin est boycotté par plusieurs partis, tels que le FAI et plusieurs partis de gauche. Au total, 33 sièges sur 150 (22 %) sont obtenus par des candidats affiliés à des partis. La réforme de 2016 met ensuite fin au système « un homme, une voix », en le remplaçant par un scrutin proportionnel de listes ouvertes, élues au niveau des circonscriptions locales. Lors du scrutin tenu quelques mois plus tard, 24 candidats dotés d’une affiliation partisane obtiennent un des 130 sièges (18,4 %). Le FAI remporte 10 sièges, en plus des 5 obtenus par des candidats alliés. L’issue du scrutin de novembre 2020 est encore plus décevante. En effet, seuls 12 candidats affiliés à des partis politiques parviennent à remporter un siège (9,2 %) : 10 sièges sont remportés par le FAI et le parti du Centre islamique.
Au début de l’année 2022, une troisième réforme électorale est votée au parlement. Désormais, le système électoral est un système mixte : 97 sièges représentent 18 circonscriptions locales, au sein desquelles les candidats s’affrontent par le biais d’un scrutin proportionnel de listes ouvertes, et 41 sièges sont obtenus par le biais d’un scrutin proportionnel de listes fermées, au niveau d’une circonscription nationale. Contrairement aux premières, ces listes sont exclusivement partisanes. Le nombre de sièges réservés aux partis politiques est également voué à augmenter au fil des scrutins successifs, passant de 41 sièges à 69 puis 90 sièges. Reprenant la devise en vigueur depuis plus de 10 ans, le président de la commission des lois, Abdel Mon‘em Al-Aoudat, avait affirmé que cette loi « [allait] permettre à la Jordanie d’atteindre une réelle vie partisane et de redonner un rôle effectif aux partis dans la vie politique ».
La naissance de nouvelles organisations
Qu’en est-il réellement aujourd’hui ? Avant d’en venir aux résultats, la loi électorale a tout d’abord conduit à la visibilisation des partis lors des campagnes électorales. Auparavant, les candidats avouant « cacher » leur affiliation partisane à leurs électeurs semblaient nombreux. Certains préféraient ne pas faire apparaître le nom et le logo de leur parti sur leurs affiches de campagne, par peur que cela leur fasse perdre des voix. Le FAI constituait néanmoins une exception, les candidats estimant souvent au contraire que le nom du parti, connu des électeurs, pouvait les aider à toucher un électorat plus important.
Si ces pratiques de dissimulation de l’étiquette partisane ont persisté lors des élections de 2024, notamment pour les candidats investis au niveau local, les partis, contraints de se faire connaître afin d’obtenir des voix pour leurs listes présentées au niveau national, ont opéré un retour dans l’espace public en faisant campagne. Au-delà des affiches accrochées un peu partout dans les villes, les candidats et militants des partis étaient présents dans la rue pour distribuer des tracts qui présentaient le programme de leurs partis ou bien le nom de leurs candidats. Les partis ont également organisé des meetings électoraux dans les différentes circonscriptions du pays. Pour les nouveaux partis créés depuis la promulgation de la loi électorale, tels que les partis Al-Mithaq Al-Watani, Erada ou bien ‘Azm, encore inconnus de la population il y a quelques mois, l’enjeu était aussi tout simplement de se faire un nom.
La percée du Front d’action islamique
Les moyens logistiques déployés par les partis n’ont néanmoins pas vraiment porté leurs fruits. En effet, le nombre des sièges obtenus par ces nouveaux partis à l’échelle nationale est resté limité. Al-Mithaq et Erada n’ont par exemple remporté que 4 et 3 sièges parmi les 41 sièges réservés aux organisations partisanes. Ces partis, tous deux présidés par d’anciens ministres, sont souvent dépeints comme ayant été créés par les élites économiques et politiques soutenues par les autorités. Leurs sièges obtenus à l’échelle locale, avant tout grâce à la notoriété de leurs candidats au sein des circonscriptions, leur permettent néanmoins de compenser cet échec. Le parti al-Mithaq compte désormais 21 députés, contre 19 pour le parti Erada.
C’est également une déception pour les différents partis de gauche ayant participé aux élections, tels le Parti communiste, le Parti de l’unité populaire ou le Parti civil démocratique, qui n’ont obtenu aucun siège au niveau national, témoignant à nouveau de leur faible capacité de mobilisation électorale. Ceux-ci avaient essayé, en amont des campagnes électorales, de former une coalition. Mais les négociations avaient achoppé au moment de déterminer l’ordre des candidats sur la liste.
À l’inverse, la consultation du 10 septembre 2024 a été un franc succès pour le FAI, qui a remporté 17 des 41 sièges réservés aux organisations partisanes. Additionnées aux 14 sièges obtenus au niveau des circonscriptions locales, 31 de ses membres siègeront au sein de la chambre nouvellement élue (dont 8 femmes parmi les 27 élues). En obtenant près d’un demi-million de voix pour sa liste présentée à l’échelle nationale, le parti confirme sa capacité à mobiliser au-delà de ses fiefs électoraux habituels, les circonscriptions urbaines d’Amman et Zarqa. Personne ne s’attendait à une telle victoire — les membres du parti eux-mêmes avouent avoir été les premiers surpris. Or, ce scrutin montre à quel point le FAI demeure encore le seul parti connu des électeurs, capable de mobiliser un électorat sans se reposer uniquement sur la notoriété des candidats investis.
Ces résultats peuvent également se lire comme étant le résultat d’une transformation entamée par le parti il y a déjà plusieurs années afin de s’adresser à un électorat plus large. En 2016, le slogan « L’islam est la solution » avait par exemple été abandonné au profit de « Renaissance pour la patrie, dignité pour les citoyens ». Au moment des élections de 2016 et de 2020, le parti avait aussi formé la Coalition nationale pour la réforme (Al-tahalouf Al-watani li-l-islah), avec des candidats indépendants, dont des personnes de confession chrétienne.
L’enjeu de la Palestine
Le parti est aujourd’hui apprécié de bien des électeurs, car vu comme étant composé de personnalités politiques intègres, contrairement aux autres élus souvent dépeints comme corrompus. Certains électeurs auront également souhaité soutenir le parti au regard de son opposition aux pratiques de répression politique des autorités jordaniennes, telles que la nouvelle loi sur la cybercriminalité (2023)1, largement dénoncée à travers le pays. Le parti a également choisi d’investir Nasser Al-Nawasreh, ancien président du syndicat des enseignants, dissout au cours de 2020 et dont les membres avaient été sévèrement réprimés.
Les résultats du FAI doivent nécessairement être lus à la lumière du génocide ayant lieu dans la bande de Gaza. La cause palestinienne, et la question des relations de la Jordanie avec Israël, sont parmi les questions centrales qui ont occupé les députés du parti pendant la mandature précédente. Ils avaient notamment été des opposants résolus à la signature de l’accord gazier, en 2016, entre les deux États. À partir du 7 octobre 2023, les Frères musulmans ont participé à l’organisation des différentes actions et manifestations en soutien aux Palestiniens, aux côtés d’autres partis et activistes rassemblés au sein du Forum national de soutien à la résistance (Al-moultaqa Al-wataniya li-da‘em Al-muqawama).
La Palestine et les évènements en cours à Gaza étaient enfin au centre de leur campagne électorale. Au cours de leurs nombreux meetings, les candidats et membres du parti ont rappelé leur soutien à la résistance palestinienne et dénoncé les relations entretenues par le royaume avec Israël, dont la perpétuation serait aussi le résultat de la dépendance de la Jordanie aux États-Unis. Leur soutien au chauffeur Maher Al-Jazi, abattu à la frontière israélienne après avoir tué 3 soldats israélien quelques jours avant la tenue du scrutin, a renforcé leurs images de fervents défenseurs de la cause palestinienne.
Les garde-fous du pouvoir
La nouvelle chambre des représentants est ainsi composée de 104 députés affiliés à 10 partis politiques sur un total de 138 élus, soit 76 % de la chambre. À titre de comparaison, la chambre élue en 1989 ne comptait 46 % d’élus dotés d’une affiliation partisane, contre seulement 6,2 % en 1997. Par conséquent, les différents partis vont devoir former des groupes parlementaires — jusqu’à présent majoritairement composés d’élus indépendants. Les alliances à venir restent encore imprécises. Certaines pourraient reposer sur des socles idéologiques ou programmatiques. Il sera également intéressant d’observer si les partis nouvellement créés parviendront à se perpétuer dans le temps, à institutionnaliser les relations entre leurs élus et les instances dirigeantes du parti, et à imposer une forme de discipline de vote à leurs membres. Si tel est le cas, les mécanismes de négociation et de coalition au moment du vote d’un projet de loi sont amenés à considérablement évoluer par rapport aux précédentes législatures, où les députés étaient généralement contraints de convaincre un à un leurs collègues afin d’espérer obtenir le rejet ou le vote d’un texte.
L’arrivée à l’assemblée de 31 députés du FAI affectera aussi la vie parlementaire. Si les dernières années ont montré que le parlement était systématiquement contourné lorsqu’il s’agissait de décisions relatives à la politique étrangère et aux relations extérieures de la Jordanie (notamment avec Israël), on peut s’attendre à ce que les élus soient particulièrement audibles sur la question de la Palestine, ainsi que sur celle de la répression politique, notamment lors des séances de questions orales au gouvernement.
La réforme électorale de 2022 s’était néanmoins accompagnée de certains garde-fous, signe peut-être que la monarchie s’attendait à de tels résultats. Un amendement constitutionnel voté la même année a par exemple réduit la possibilité pour les députés d’obtenir la destitution du gouvernement. Alors que seules 10 signatures étaient jusque-là nécessaires pour qu’une motion de censure soit recevable et présentée à l’assemblée, il faut désormais 25 % des membres de la chambre — les élus du FAI n’en représentant aujourd’hui que 22,5 %. Il faut aussi souligner que les députés n’ont à nouveau pas été consultés, contrairement à ce que le roi promet pourtant depuis 2011, pour choisir le nouveau premier ministre après la démission de Bisher Khasawneh quelques jours après l’élection, comme le prévoit la constitution.
Malgré le recours fréquent à la répression politique contre les militants et opposants politiques, les résultats de ce dernier scrutin révèlent un paysage politique relativement concurrentiel, redevenu assez exceptionnel à l’échelle du monde arabe. Le faible taux de participation (32 %) montre néanmoins que les Jordaniens éprouvent une défiance à l’égard de l’institution parlementaire et des réformes politiques impulsées par les autorités. Les quatre prochaines années diront si les nouveaux élus parviennent à restaurer une forme de confiance.
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1NDLR. La loi relative à la cybercriminalité élargit la définition des infractions et étend les pouvoirs habilitant le parquet général à engager des poursuites contre des personnes sans qu’une plainte individuelle ait été déposée, lorsque l’infraction est liée à des personnalités ou entités gouvernementales. Elle introduit de lourdes sanctions pour des infractions telles que « diffusion de fausses nouvelles », « incitation à la discorde », « menace à la paix sociale » et « mépris des religions ».