En pleine débâcle économique et sociale engendrée par la corruption d’un régime confessionnel à bout de souffle, c’est une belle surprise que les étudiants libanais viennent d’offrir à leur peuple, avec la victoire des listes laïques aux élections universitaires. D’abord à l’Université américaine de Beyrouth (AUB), qui compte 8 000 étudiants, et dans d’autres universités privées, puis, un mois plus tard, à l’Université jésuite de Saint-Joseph (USJ) avec ses 11 000 étudiants. Cette percée des forces d’opposition marque le recul des partis traditionnels qui ont perdu leur capacité de mobilisation au sein de la jeunesse estudiantine, et le contrôle de la vie universitaire sur laquelle ils régnaient depuis la fin de la guerre civile.
Craignant une déroute et sous la pression de la contestation qui s’y est exprimée avec force, les listes liées aux principaux partis ont carrément préféré se retirer des élections à l’AUB. Dans les autres établissements privés, la plupart des sièges ont également été remportés par les listes indépendantes et laïques. La majorité des sièges réservés aux étudiants sont revenus aux nouvelles forces d’opposition révélées par ces élections : Change Starts Here (CSH) et le Club laïc.
Quant aux listes des partis traditionnels, qu’ils soient issus de la Coalition du 8 mars1 ou de celle du 14 mars2, ils n’ont pas totalement échoué, mais leur représentativité s’est largement érodée.
La crise économique et politique qui secoue le pays a incontestablement joué un rôle majeur dans l’émergence de l’esprit contestataire sur les campus, déjà galvanisés par le soulèvement du 17 octobre 2019. La terrible explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth a exacerbé la colère et l’amertume. Ajoutées à la dévaluation de la monnaie nationale par rapport au dollar, mesure qui menace directement l’avenir académique et professionnel des étudiants, l’augmentation et la « dollarisation » des frais d’université, c’est-à-dire le paiement en livres libanaises sur la base du dollar au cours du marché, tout ce contexte a nourri la mobilisation électorale des étudiants.
« Nous avons compris que le véritable changement ne s’obtiendrait pas dans la rue et qu’il fallait une convergence des efforts pour rendre l’action syndicale et estudiantine plus efficace », déclare Myrna Kacim, élue sur la liste CSH à l’Université américaine. Pour cette étudiante, « le triomphe des listes indépendantes à l’AUB est un début. Cela montre que le soulèvement a eu des conséquences tangibles sur l’évolution des mentalités. Cela témoigne aussi du besoin de changement qui se fait sentir chez une grande partie des étudiants ». La jeune élue se félicite :
Au niveau de l’université, nos listes réformatrices ont obtenu pour la première fois la majorité au conseil des étudiants, longtemps monopolisé par les partis politiques, ce qui nous met en position de force pour régler des dossiers en suspens depuis des années. Il faut revenir sur la décision de l’administration de « dollariser » les frais d’inscription et exiger la transparence financière.
Triomphe laïc chez les jésuites
Le Club laïc fondé en 2008 par des étudiants de gauche opposés à un régime confessionnel est aujourd’hui l’étoile montante sur les campus. Ce n’est pas le premier mouvement de jeunesse anti-confessionnel de l’après-guerre civile (1975-1990). Mais grâce à sa forte implantation dans les universités, il est devenu le meilleur représentant d’une jeunesse désireuse d’intervenir sur la scène publique, comme elle l’a montré lors du soulèvement du 17 octobre. Bien organisé et structuré, le Club a réussi au fil du temps à gagner la confiance des milieux étudiants.
Si l’Université américaine a donné le signal du changement avec une victoire des laïcs inédite dans l’histoire de cette institution — pourtant à caractère séculier —, c’est avec fébrilité que l’on attendait les élections à l’USJ, établissement dépend d’un ordre religieux (la Compagnie de Jésus), et qui est l’un des établissements les plus fréquentés par les enfants de la classe politique. Pour Charbel Chaaya, président du Club laïc à Saint-Joseph, « L’USJ dépend d’une institution religieuse, et c’est vrai qu’on y trouve des personnalités spirituelles progressistes et ouvertes, mais si l’AUB a une histoire de gauche très progressiste, Saint-Joseph est marquée par le conservatisme ». Cet étudiant en troisième année de droit ajoute :
La faculté de droit de Saint-Joseph est l’une des plus conservatrices, mais aussi des plus prestigieuses, car il n’existe pas de faculté de droit à l’AUB. Elle est fréquentée par les enfants de la grande bourgeoisie : responsables politiques, magistrats, hommes d’affaires, etc. Cette dernière y inscrit sa progéniture destinée à reprendre les mêmes fonctions pour garantir la pérennité du régime.
À l’entrée de la faculté de droit de Saint-Joseph, on trouve le portrait de l’ancien président Bachir Gemayel3. Mieux encore : ses notes sont affichées dans la bibliothèque. L’étudiant Bachir Gemayel était-il brillant ? Charbel Chaaya a un petit sourire : « Il a obtenu 4/20 en droit civil et 16 en droit constitutionnel ».
Le déroulement des élections à Saint-Joseph a été très compliqué, l’administration ayant choisi d’organiser le vote en présentiel malgré la Covid-19, et non pas par voie électronique comme à l’Université américaine. Les deux premiers jours du scrutin ont été marqués par des heurts entre les étudiants des FL et ceux du Hezbollah. Sur des chaînes de radio et de télévision comme Murr Television (MTV Liban) et sur les réseaux sociaux, le parti chrétien a lancé des campagnes de désinformation et de dénigrement contre les étudiants laïcs. Mais ces procédés n’ont pas eu l’effet escompté, et n’ont fait que pousser certains étudiants à s’éloigner des listes des FL.
« C’est nous qui avons fait pression pour qu’il y ait des élections à Saint-Joseph, car l’administration voulait les reporter ou les annuler », assure Charbel Chaaya. Serait-ce à cause des résultats de l’Université américaine ? Ou par crainte des conséquences du soulèvement du 17 octobre ?
Un peu des deux. Pour l’administration, la victoire du Club laïc à la tête des instances estudiantines est une véritable catastrophe, car nous relançons le rôle des syndicats à l’université. De plus, beaucoup d’entre nous ont acquis de la notoriété en participant au soulèvement du 17 octobre, leur assurant ainsi une influence dans les milieux étudiants.
Du privé vers le public, et au-delà
Quelles leçons tirer de la situation ? Peut-on se contenter d’une victoire cantonnée à des universités privées fréquentées par les enfants des classes moyennes et aisées ? Comment la contestation étudiante peut-elle gagner l’Université publique libanaise (UL), qui accueille la majorité des étudiants ? D’autant que l’UL, qui fut le fief historique du mouvement estudiantin, est aujourd’hui sous le contrôle des partis dirigeants. Mohammed Jawdi, élu sur la liste indépendante à l’Université Hariri (RHU)4 n’écarte « pas du tout l’idée de créer un cadre organisationnel avec les indépendants des autres universités, l’objectif étant d’unifier les points de vue et de s’accorder sur un programme au service de la révolution étudiante ».
Une opinion partagée par Myrna Kacim :
L’objectif de la liste CSH dépasse le cadre de l’Université américaine. Nous avons mis en place un réseautage étudiant entre listes indépendantes dans les différents établissements du pays. On pourra ainsi préparer les jeunes en vue des élections parlementaires (2022) et les sensibiliser à l’importance de leur rôle ».
« Nous voulons d’abord consolider notre victoire », précise Charbel Chaaya, avant de développer :
Nous avons réussi à mobiliser beaucoup de monde durant cette période. Il faut maintenant apprendre à travailler ensemble toute l’année et pas seulement lors des élections. Nous comptons ensuite développer un réseau avec les clubs indépendants. C’est déjà le cas avec l’AUB et la Lebanese American University (LAU), et nous voulons étendre le système à l’Université libanaise (UL). Mais les étudiants de l’UL sont précaires, ils travaillent et étudient tout en étant mobilisés politiquement. Nous n’avons pas de lieux de rencontre gratuits dans la ville, et se retrouver dans un café, c’est trop cher pour eux. La différence de classe entre eux et les étudiants aisés de notre université ne simplifie pas les choses.
Épuisé par la veillée électorale, l’étudiant se frotte les yeux avant de reprendre :
Nous aspirons à créer un réseau avec l’UL autour d’objectifs précis tels que le droit à l’enseignement, qui est menacé. Même les étudiants du privé risquent de ne pas pouvoir régler les frais d’université si l’administration entérine la “dollarisation”. Beaucoup d’entre eux sont déjà dans l’incapacité de payer, et même si l’UL est quasiment gratuite, elle ne peut pas accueillir tout le monde. D’ailleurs, même là-bas, les étudiants sont obligés d’arrêter leurs études en raison du prix des livres, du coût du logement, etc. Au-delà du cadre universitaire, les étudiants pourraient contribuer à la relance des luttes syndicales dans la continuité du soulèvement du 17 octobre.
On le taquine : « Si vous n’émigrez pas après vos études, évidemment ». Charbel Chaaya rit, sûr de lui : « Non non, j’y suis, j’y reste ».
Traduit de l’arabe par Brigitte Trégaro.
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1NDLR. Coalition formée principalement par le Hezbollah de Hassan Nasrallah, le Courant patriotique libre du président Michel Aoun et Amal, le parti du président du Parlement Nabih Berri.
2NDLR. Coalition qui rassemble principalement le Parti du futur de Saad Hariri, les Forces libanaises (FL) de Samir Geagea et les Phalanges libanaises de Samy Gemayel.
3Fondateur des Forces libanaises, élu président de la République en 1982, Bachir Gemayel était un allié d’Israël. Son assassinat en septembre 1982 a été le déclencheur des massacres des camps palestiniens de Sabra et Chatila par les FL, sous l’œil complaisant de l’armée israélienne.
4Fondée par l’ancien premier ministre Rafic Hariri, père de l’actuel chef du gouvernement et du Courant du futur Saad Hariri.