Au premier abord, l’appartement au rez-de-chaussée de ce petit immeuble sur les hauteurs d’Alger ne paie pas de mine. Pourtant, les barreaux aux fenêtres toujours fermées et la grille en fer forgé qui double une porte blindée témoignent du caractère sensible du lieu. C’est ici — comme dans de nombreux autres endroits de la capitale algérienne — que l’on peut échanger ses dinars, la monnaie locale, contre des devises étrangères, essentiellement l’euro. Les sommes échangées peuvent atteindre la centaine de milliers d’euros, voire plus. Toutes les composantes de la société y défilent — y compris de hauts fonctionnaires ou d’anciens responsables politiques. Officiellement, cet endroit n’existe pas, car le marché des changes n’est pas libéralisé en Algérie. Officieusement, les autorités n’ignorent pas son existence, pas plus qu’elles n’ignorent les activités des « changeurs » à la sauvette du centre-ville. Le dinar n’étant pas une monnaie convertible pour les particuliers, ces derniers sont obligés de se tourner vers le marché noir pour échanger leur argent contre des euros ou des dollars américains. Et malgré d’épisodiques campagnes de répression, le pouvoir tolère peu ou prou ce système parallèle qui brasserait, selon une estimation officieuse, près de 5 milliards de dollars par an.
Un circuit parallèle plus avantageux
Le phénomène ne date pas d’hier. Dès le début des années 1970, du fait déjà des restrictions de change, les Algériens achetaient leurs francs en dehors des banques locales pour financer leurs voyages à l’étranger et les multiples achats en biens d’équipements qu’ils y faisaient. La demande étant très forte, le taux de change parallèle a toujours été supérieur au taux officiel fixé par la Banque centrale. Au début des années 1980, si le franc français s’achète contre un dinar, le taux « au noir » est déjà de trois pour un dans les ruelles qui bordent le square Port-Saïd à Alger. Ce différentiel conforte alors les émigrés algériens qui souhaitent changer leurs francs dans leur choix de préférer le circuit parallèle plutôt que de passer par le système bancaire (certains officiels accuseront même les « émigrés » et les expatriés occidentaux, notamment les coopérants français, d’être responsables de l’existence et de la persistance de ce marché noir). Des trois pays du Maghreb, l’Algérie est ainsi le pays dont la diaspora effectue le moins de transferts bancaires officiels vers le pays natal. Aujourd’hui, selon les cours de la banque d’Algérie, il faut 142 dinars pour un euro (113 pour un dollar). Mais, chez les changeurs aux quatre coins du pays, le taux est de 208 dinars pour un euro (171 pour un dollar).
Contourner la limitation de sortie des devises
Mais qui achète des devises au noir en Algérie ? Tout le monde ou presque. Quiconque se rend à l’étranger est quasiment obligé d’en passer par là. En effet, pour les particuliers, le dinar n’est pas convertible et chaque citoyen n’a droit qu’à une allocation annuelle de… 100 euros pour voyager quand ses voisins tunisien et marocain peuvent respectivement disposer de 3 000 et 3 500 euros. Le phénomène touche aussi les hommes d’affaires, les chefs d’entreprises et les commerçants. Certes, le dinar est convertible pour les opérations commerciales, mais la législation et l’augmentation de restrictions administratives, les autorités souhaitant diminuer la sortie de capitaux, poussent les intéressés à se tourner vers le marché parallèle. Début février, la presse locale a largement commenté la mésaventure d’un bijoutier algérien hospitalisé puis arrêté en Turquie pour avoir tenté de faire passer, sans la déclarer, la somme de 144 200 euros dans son canal anal. En réalité, ce n’était pas pour frauder la législation turque que l’infortuné avait eu recours à ce stratagème, mais bien pour contourner la législation algérienne qui limite la sortie de devises. Autre signe de la vigueur du marché parallèle, en février 2018 Djamel Benbelkacem, le vice-président de la Banque centrale algérienne indiquait que les 88 bureaux de changes agréés par les autorités avaient tous mis la clé sous la porte… Une activité peu rentable en comparaison des marges réalisées sur le marché parallèle !
Et l’écart entre taux officiel et parallèle risque fort de s’aggraver. Depuis plusieurs mois, les rumeurs de dévaluation du dinar se multiplient, alimentées par les déclarations d’officiels, à l’instar du ministre du commerce Mohamed Benmeradi pour qui le taux de change officiel ne reflète pas la parité réelle entre le dinar et les devises étrangères. Confrontées à la baisse conjuguée des cours du pétrole et des réserves de change (passées sous le seuil des 100 milliards de dollars), les autorités envisagent de recourir à la planche à billets pour résorber le déficit budgétaire. Cette perspective a d’ores et déjà contribué à affaiblir le dinar qui a perdu 22 % de sa valeur (au taux officiel) en un an. En échangeant au noir leurs avoirs et leur épargne contre des devises étrangères, les Algériens anticipent une dévaluation plus forte qui pénaliserait leur pouvoir d’achat au quotidien. Encouragé par le Fonds monétaire international (FMI) à permettre une « plus grande flexibilité du taux de change » — autrement dit à légaliser le circuit parallèle et à laisser le marché décider de la valeur du dinar — le pouvoir algérien estime, pour l’instant, que cette option est « prématurée ».
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