Depuis le 9 septembre 2017, plusieurs dizaines d’arrestations ont eu lieu en Arabie saoudite. Il s’agit pour la plupart de personnalités publiques très différentes dont la caractéristique commune est qu’elles n’ont pas pris position dans la « crise qatarie ». Plus profondément, cette vague de répression marque un tournant dans la politique patrimoniale traditionnelle, avec la montée en puissance du nouvel homme fort du royaume : Mohamed Ben Salman.
Ce n’est pas en soi une nouveauté : l’Arabie arrête régulièrement des individus considérés comme opposants. Cette fois pourtant, les choses semblent différentes. D’une part, il s’agit pour la plupart de personnalités publiques, pour certaines très influentes. Parmi elles, le cheikh Salman Al-Awdah, qui compte près de 14 millions de followers sur Twitter.
Les détenus appartiennent en outre à des camps idéologiques très différents, voire opposés. Il y a certes une majorité d’islamistes, mais le spectre de leurs orientations va des ultraconservateurs comme Mohammed Al-Habdan ou Abd Al-Aziz Al-Abd Al-Latif, figures de proue du courant dit « sourouriste »1 et grands pourfendeurs de la démocratie, à des islamistes libéraux comme Al-Awdah. Ces dernières années, Awdah a soutenu les printemps arabes, milité pour l’établissement d’un « État des droits et des institutions » en Arabie, et s’était même récemment prononcé contre la criminalisation pénale de l’homosexualité.
La liste comporte aussi plusieurs jeunes intellectuels réformistes qui, après 2011, ont pris une part active à la contestation démocratique en Arabie. Parmi eux, Abdallah Al-Maliki, diplômé de sciences religieuses, qui a créé l’événement en 2012 un publiant un livre dans lequel il cherchait à montrer la primauté de la souveraineté populaire sur la charia2, et Mustafa Al-Hassan, fondateur d’un forum pan-golfien destiné à encourager le développement des sociétés civiles. À ceux-là s’ajoute le jeune entrepreneur Isam Al-Zamil, suivi par près d’un million de personnes sur Twitter où il livre commentaires avisés et critiques sur les orientations économiques de l’État saoudien. Enfin, Hassan Al-Maliki, ennemi déclaré du wahhabisme et bête noire des conservateurs a lui aussi été jeté en prison.
Supposés suppôts du Qatar
Au-delà des profils des détenus, ce qui frappe est la méthode. Par le passé, les personnalités publiques qui se trouvaient dans la ligne de mire des autorités faisaient plutôt l’objet d’une convocation discrète au poste de police. Or la plupart de ceux qui ont été arrêtés cette fois-ci l’ont été chez eux, devant leurs familles et sans ménagement, « comme s’ils étaient des terroristes », ainsi que le raconte un proche d’un des détenus. Comme l’évoquent différents témoignages, des dizaines d’autres Saoudiens ont été soumis à interrogatoires et menacés, avant d’être relâchés. À la manœuvre dans la plupart des cas se trouve, non le ministère de l’intérieur, mais un nouvel organe créé en juillet 2017 : la présidence de la sûreté d’État (ri’asat amn al-dawla), directement rattachée au palais royal et qui s’appuie, dit-on, sur des conseillers issus de la tristement célèbre sûreté d’État égyptienne (si cela est confirmé, la similitude d’appellations ne serait donc pas un hasard). Si les autorités n’ont pas rendu publique la liste des détenus, un communiqué émis le 12 septembre 2017 donne le ton : la police aurait lancé une opération de démantèlement de « cellules d’espionnage » (khalaya istakhbaratiyya) au profit de puissances étrangères.
Pour quiconque suit l’actualité dans le Golfe, il ne fait aucun doute que la « puissance étrangère » en question est le Qatar. Différents articles de presse ont laissé entendre, dans les jours suivant les arrestations, que la « crise qatarie » pouvait être à l’origine de la répression. Comme beaucoup de Saoudiens sceptiques à l’égard de la récente campagne contre le Qatar, la plupart des individus détenus se sont en effet abstenus de prendre position dans la querelle qui oppose l’Arabie à l’émirat gazier. Et Salman Al-Awdah a même, dans un tweet posté le jour précédant son arrestation, semblé se réjouir de la nouvelle d’une possible réconciliation prochaine entre voisins du Golfe (nouvelle rapidement démentie par les autorités saoudiennes).
La crise qatarie et l’agacement des autorités face à cette neutralité affichée par certains Saoudiens représentent peut-être la cause immédiate des arrestations. Il faut dire qu’après trois mois de blocus, l’Arabie, les Émirats arabes unis, l’Égypte et le Bahreïn n’ont pas obtenu grand-chose, et il n’est pas impossible que les autorités saoudiennes aient choisi de faire diversion en lançant une chasse aux supposés suppôts du voisin honni.
Méfiance envers l’islam politique
Mais ces arrestations ont des causes profondes qu’il importe ici de souligner. La première d’entre elles est la transformation radicale du rapport que les autorités saoudiennes entretiennent à l’égard de l’islam politique.
Jusqu’au début des années 1990, le pouvoir saoudien entretenait d’étroites relations avec l’ensemble de la mouvance islamiste. Le royaume avait donné refuge à partir des années 1960 à des milliers de Frères musulmans persécutés par les régimes nationalistes du monde arabe, et ces derniers avaient été intégrés aux structures de l’État saoudien, qui les utilisait notamment comme vecteurs d’influence.
Dans les années 1980, des islamistes plus radicaux ont eux aussi pu jouir de la protection du royaume, notamment lorsqu’ils combattaient communistes et Soviétiques en Afghanistan. L’influence de ces militants étrangers s’est vite exercée en Arabie saoudite même, donnant naissance à un courant islamiste saoudien puissant, la Sahwa (ou al-Sahwa al-Islamiyya, « le réveil islamique »), dont les membres, à la différence des oulémas de l’establishment officiel, n’hésitaient pas à s’exprimer sur les questions politiques. Lorsqu’en 1990, le roi Fahd a fait appel à des centaines de milliers de soldats étrangers, principalement américains, pour protéger le royaume et libérer le Koweït voisin occupé par l’armée irakienne, ces militants ont pris la tête d’un vaste mouvement d’opposition à la famille royale.
En 1994, les principales figures de la contestation, parmi lesquelles se trouve déjà Salman Al-Awdah, sont jetées en prison pour n’être libérées que quelques années plus tard. S’installe alors une méfiance grandissante entre le régime saoudien et les islamistes, locaux et étrangers, au point qu’en 2002, dans une déclaration à la presse koweitienne, le prince Nayef, ministre de l’intérieur, fait des Frères musulmans « la source de tous les maux du royaume ». Les printemps arabes voient les Frères musulmans et leurs émules l’emporter dans les premières élections démocratiques organisées en Tunisie et en Égypte. Cela ne fait qu’ajouter à la méfiance des autorités saoudiennes, d’autant que les islamistes saoudiens affichent ouvertement leur soutien à leurs camarades.
En Arabie, des personnalités islamistes saisissent l’occasion pour appeler à des réformes ; différentes pétitions à cet effet circulent pendant l’année 20113. Le retour de bâton arrive à partir de 2013 avec le soutien saoudien au renversement du président égyptien Mohamed Morsi, puis la désignation officielle par l’Arabie des Frères musulmans et « de tous les groupes qui s’y apparentent » comme terroristes. Les islamistes saoudiens savent dès lors qu’ils ont une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Les premières arrestations (essentiellement parmi les activistes impliqués dans la défense des droits de l’homme) ont lieu en 2013 et 2014, puis en 2016, mais elles concernent un petit nombre de figures de second rang — jusqu’aux arrestations, bien plus massives, de septembre 2017.
Un jeu d’équilibre remis en cause
Ces nouvelles arrestations ont donc une seconde cause profonde, de nature plus structurelle, liée aux transformations depuis deux ans du régime saoudien. Le système saoudien incarnait avant 2015 une forme d’autoritarisme que l’on pourrait qualifier de « pré-moderne ». L’État en Arabie n’était pas ce Léviathan si typique des régimes arabes post-indépendance, mais un État traditionnel de type patrimonial pratiquant une forme exacerbée de paternalisme politique. Dans un tel système, la cooptation, alimentée par la manne pétrolière, représente le mode privilégié de gestion des conflits politiques, la répression n’étant vue que comme un dernier recours que l’on préférait éviter (même si elle est plus qu’une possibilité théorique). Cet État était lui-même fragmenté, puisque les principaux membres de la famille royale se partageaient le pouvoir, chacun possédant un fief, souvent ministériel, lui permettant d’entretenir sa clientèle. L’exercice du pouvoir en Arabie consistait ainsi, en somme, en un jeu d’équilibre permanent entre factions et courants. Un jeu qui, en retour, permettait l’existence, même a minima, d’un certain pluralisme politique.
Les années 2000 ont été ainsi marquées par un débat animé entre « islamistes » et « libéraux » de différentes tendances, d’abord dans les journaux puis sur les réseaux sociaux, les uns et les autres défendant leur projet de société, par exemple sur le droit ou non des femmes à conduire. Bien entendu, ce débat n’avait pas grande prise sur la décision politique, qui demeurait la prérogative exclusive de la famille royale. Mais il avait au moins le mérite d’exister.
Mohammed Ben Salman, un pouvoir personnel
C’est tout ce système qui est mis à bas depuis 2015 avec la montée en puissance d’un unique homme fort, Mohammed Ben Salman, âgé d’une petite trentaine d’années, actuel prince héritier et fils du roi, qui concentre aujourd’hui entre ses mains l’essentiel du pouvoir. Pour y parvenir, il a — avec le soutien de son père — graduellement exclu ou marginalisé l’ensemble des branches concurrentes au sein de la famille royale. Le dernier prince à pouvoir théoriquement lui tenir tête, Mohammed Ben Nayef, prince hériter en titre jusqu’en juin 2017, a été démis de toutes ses fonctions. Ben Nayef est aujourd’hui en résidence surveillée, tout comme le sont d’autres princes influents, tel Abd Al-Aziz Ben Fahd, fils du défunt roi Fahd. L’obsession de Mohammed Ben Salman semble être de créer une verticale du pouvoir remontant à sa personne, alors même que le système saoudien était tout entier bâti sur l’idée d’une certaine horizontalité.
Pour justifier ce qui s’apparente à une véritable révolution de palais, Mohammed Ben Salman argue de la nécessité de mettre l’État et la société en ordre de bataille pour, d’une part, relever les défis régionaux — notamment ce que Riyad qualifie d’« expansionnisme iranien » et qui justifie la guerre au Yémen — et, d’autre part, faire appliquer son projet de réforme économique et sociale, présenté de manière tapageuse sous le nom de « Vision 2030 » et rédigé avec l’aide du cabinet de conseil américain McKinsey. Un tel objectif implique de faire taire toutes les voix dissidentes, d’où qu’elles proviennent. La même transformation s’était produite de manière plus discrète plus d’une décennie plus tôt aux Émirats arabes unis sous la férule de Mohammed Ben Zayid, prince héritier d’Abou Dhabi et mentor de Mohammed Ben Salman. À Riyad, on murmure ainsi que l’objectif des changements actuels est d’importer en Arabie le « modèle émirien », qui fascine le jeune prince. Un objectif que beaucoup considèrent irréaliste, étant donné les différences démographiques et anthropologiques qui séparent les deux pays.
Mohammed Ben Salman incarne le dernier avatar de la figure bien connue dans le monde arabe de l’« autocrate modernisateur ». En l’absence — pour le moment du moins — de résultats économiques tangibles, c’est surtout l’autoritarisme qu’il est en train de moderniser. Le journaliste Jamal Khashoggi, anciennement rédacteur en chef du journal saoudien Al-Watan et longtemps proche du pouvoir, aujourd’hui exilé aux États-Unis, ne dit pas autre chose lorsqu’il déclare : « L’Arabie saoudite n’a pas toujours été aussi répressive. Aujourd’hui, c’est devenu insoutenable. » L’Arabie est peut-être, en somme, en train de rejoindre la norme institutionnelle arabe. Et ce n’est pas une bonne nouvelle.
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1NDLR. Du nom d’un prédicateur d’origine syrienne, Mohamed Sourour Zein al-Abidîne, cette mouvance associe salafisme et frérisme.
2Abdallah Al-Maliki, Siyadat al-umma qabl tatbiq al-shari‘a, Beyrouth, Al-shabaka al-‘arabiyya li-l-abhath wa-l-nashr, 2012.
3Sur cette mobilisation cf. Stéphane Lacroix, « Saudi Islamists and the Arab Spring », London School of Economics and Political Science, Kuwait Programme on Development, Governance and Globalisation in the Gulf States n° 36, mai 2014.