En Irak, le religieux saisi par le national

Ce qui se joue dans le soulèvement irakien ce n’est pas seulement l’avenir du pouvoir, mais aussi l’influence de l’Iran dans le pays. Et le rapport entre les clergés chiites des deux pays.

Incendie du consulat iranien à Najaf, le 27 novembre 2019
Haidar Hamdani/AFP

« Bienvenue à nos frères iraniens ! » lance le masseur pendant que le pèlerin s’allonge sur la table. Et il se met à lui pétrir l’épaule vigoureusement, puis le dos et les jambes, avant de passer au pèlerin suivant. Sur la route entre Najaf et Karbala, le flux des marcheurs ne tarit pas et un bon nombre d’entre eux viennent de l’Iran voisin. Des groupes d’Irakiens, constitués autour de familles, de tribus ou de quartiers s’organisent pour leur offrir tout ce dont ils ont besoin en chemin : l’eau, le thé, la nourriture, les soins médicaux, la réparation de leurs chaussures, un lit pour passer la nuit ou une séance de massage pour les défatiguer. À l’hospitalité irakienne se mêle le devoir sacré de « servir l’imam Hossein » et ceux qui lui rendent visite, surtout pendant le pèlerinage de l’Arbaïn, qui célèbre la fin du deuil commémorant le martyre de l’imam et de ses proches, à Karbala, en 680.

Les Iraniens sont venus particulièrement nombreux cette année, alors que les frontières avec le pays voisin ont été ouvertes pour la période du pèlerinage : ils étaient 1,8 million selon les chiffres officiels en 2018, ils sont 2,5 millions en 2019. Le brassage des populations, dans l’ambiance bon enfant de la marche vers le mausolée de l’imam, est l’occasion de briser les stéréotypes entre les peuples et de créer des rencontres entre les individus. Cependant, dans les rues de Karbala, c’est la langue persane que l’on entend et les institutions iraniennes sont plus visibles qu’auparavant. Certains habitants éludent toute question à ce sujet, d’autres s’en plaignent à bas bruit, en privé, tout en faisant bonne figure devant les pèlerins étrangers : au nom de l’amour pour Hossein qui réunit tous les chiites, il faut les recevoir, et bien.

Une trêve dans la contestation

Le pèlerinage de l’Arbaïn, qui a drainé des foules de fidèles vers Karbala jusqu’au 19 octobre 2019, a constitué une trêve. La contestation qui avait éclaté au début du mois s’était tue, non pas sous les coups de la répression, mais pour permettre au pèlerinage de se dérouler et aux étrangers venus du monde entier de marcher sur les routes menant à Karbala en sécurité. Pour les manifestants comme pour les autorités, il n’était plus temps d’utiliser la religion pour faire de la politique. Seul le leader populiste Moqtada Al-Sadr avait demandé à ses partisans de défiler en lançant des slogans politiques : ceux-ci marchèrent, non pas vêtus de noir comme les autres pèlerins, mais couverts d’un linceul blanc, en scandant des slogans contre Israël et les États-Unis. Quant aux unités du Hachd al-cha‘bî (la mobilisation populaire), elles avaient pris place aux côtés de l’armée et des forces de police pour assurer la sécurité. Les hommes cagoulés de noir de certaines milices n’étaient pas postés dans les villes ou sur les grands axes, mais sur les routes secondaires.

La trêve terminée, les pèlerins retournés chez eux, la contestation a repris. Moqtada Al-Sadr a tenté de se poser en leader et a fixé la date de la reprise des protestations au 25 octobre, mais le mouvement populaire l’a devancé en organisant une manifestation la veille. Les slogans, comme lors du premier round de la contestation, sont politiques. « Me voici, Irak ! » reprend et détourne la formule religieuse « Me voici, Hossein ! », proférée pendant le pèlerinage.

Les symboles sont tout aussi politiques et les moyens, ceux d’un peuple en colère. Les drapeaux brandis sont exclusivement des drapeaux irakiens. La chaussure, arme de protestation depuis qu’elle fut lancée à la tête de George Bush par un journaliste irakien en 2008, a repris du service. On l’utilise pour fustiger les portraits des leaders politiques. Il s’agit de conspuer des élites corrompues, de réclamer les services de base — notamment l’électricité et du travail. In fine, de revendiquer la refonte du système mis en place en 2003, sous l’occupation américaine, en se défiant des divisions confessionnelles et de la politique des quotas. Si ce sont surtout des chiites du centre et du sud du pays qui occupent les rues, c’est surtout parce que bon nombre de sunnites n’osent s’exprimer, de crainte d’être assimilés à l’organisation de l’État islamique (OEI) ou au parti Baas.

Ce peuple est sorti seul, ne surfe pas sur la vague… »

L’idéologie n’a plus prise sur les manifestants, les grands récits ne les inspirent pas, les théories complotistes ne les atteignent pas et l’équilibre des forces entre les puissants ne les intéresse pas. Ils se préoccupent du présent, de leur quotidien et c’est de ce quotidien qu’émergent les héros de la contestation, dont les chauffeurs de touk-touk qui se faufilent pour secourir les blessés. Les partis politiques et leurs leaders, à commencer par l’imprévisible Moqtada Al-Sadr, sont priés de ne pas « surfer sur la vague » pour tenter de récupérer le mouvement. Ali Sistani, la plus haute autorité de l’islam chiite en Irak, est écouté, d’autant qu’il aligne ses positions sur les desiderata des manifestants, mais ce n’est pas lui qui donne le ton. D’aucuns pourraient l’estimer dépassé par les événements et par la jeune génération qui en est un acteur de premier plan. En fait, les postures vis-à-vis de l’ayatollah sont différentes selon les profils des manifestants, entre les plus sécularisés qui n’attendent rien de lui, ceux qui souhaitent le voir poursuivre son rôle d’autorité religieuse qui intervient en politique, en temps de crise, et enfin, ceux, dans les milieux cléricaux notamment, qui attendent de lui une position claire sur ce que le gouvernement doit faire : démissionner ou pas.

Au-delà de l’autorité religieuse, il y a les pratiques et la manière dont les gens s’en emparent pour s’exprimer ou s’organiser. Les groupes constitués pour l’Arbaïn, qui avaient déjà participé à l’effort de guerre contre Daech, se sont mobilisés pour contribuer à fournir des vivres et des médicaments, organiser des services pour les manifestants, sans compter les dons qui ont afflué pour les soutenir. Les slogans politico-religieux grandiloquents rappelant le martyre de Hossein sont délaissés. Cependant, le religieux du quotidien, de l’ordinaire ou de la rue — peu importe la manière dont on le qualifie — est détourné au service de la contestation. Cela jusque dans l’enceinte sacrée du mausolée de Hossein, à Karbala, d’où s’élève la complainte de très officiels récitants d’hymnes religieux « Ô Prophète, le peuple s’est soulevé… au gouvernement, point d’honneur… tous des voleurs ». Devant un parterre d’hommes en noir, debout autour d’un drapeau irakien, le récitant déclame sa peine en vers, dans les règles de l’art et de la tradition. Et la vidéocircule sur YouTube. Bien plus, le chant est repris par les manifestants libanais qui le mettent au goût local et en adaptent les paroles.

Une influence grandissante, mais contestée

Quant au « frère » iranien, il est décrié, conspué, de Bagdad à Bassora en passant par Karbala et Najaf, les deux grandes villes saintes chiites du centre-sud. Il est accusé de s’être infiltré dans les rouages de l’État à tous les niveaux, de participer à la corruption généralisée, d’étrangler l’économie irakienne en prétendant la soutenir. « Iran dehors, Irak libre », disent les manifestants.

Si les étudiants en sciences religieuses des villes saintes ont rejoint les manifestations, c’est pour se plaindre des mêmes maux que le reste de la population. Les slogans politico-religieux ne mobilisent plus les foules et l’islam politique n’est pas le cadre de référence de la contestation. Ces dernières années, l’Iran a renforcé son influence en Irak aux plans politique et économique, mais aussi militaire, par les liens qu’il entretient avec certaines unités de la « mobilisation populaire ».

Il est parfois difficile de saisir les positions de ces unités. Habituellement, quand les Irakiens parlent de la mobilisation populaire, c’est pour dire leur fierté d’avoir vu cette quasi-armée parallèle vaincre l’OEI avec le soutien de la population, mais aujourd’hui, ils ne distinguent pas facilement entre la mobilisation et des éléments issus de certaines unités pro-iraniennes, accusés de prendre les manifestants pour cibles et de les tuer, ou de procéder à des enlèvements. D’un autre côté, les soldats de la mobilisation sont eux aussi des Irakiens qui ont leurs propres griefs contre leur institution.

L’examen par Intercept et le New York Times de centaines de documents datant de 2014 et 2015 qui ont fuité du ministère du renseignement iranien est arrivé à point nommé pour éclairer une situation pour le moins opaque, mettant au jour l’influence de l’Iran en Irak, après le retrait américain en 2011. Ces révélations n’ont fait, toutefois, que préciser et publiciser de façon retentissante des faits dont se plaignaient les Irakiens de manière diffuse et bon nombre d’entre eux n’en sont pas étonnés.

Les religieux résistent à l’emprise de Téhéran

Une bonne partie des milieux cléricaux irakiens ont résisté à l’emprise croissante de l’Iran dans les villes saintes chiites, notamment la marja‘iyya de Najaf, l’autorité religieuse actuellement composée de quatre grands clercs, Ali Sistani en tête. La hawza1 de Najaf, qui était le foyer de savoir le plus prisé pour les clercs chiites, a mis du temps à se remettre des coups portés par Saddam Hussein, puis de la situation de guerre en Irak, pendant que celle de Qom, soutenue par la République islamique, florissait. Aujourd’hui, Najaf affirme ses spécificités dans l’enseignement religieux traditionnel, mais l’Iran continue d’y implanter peu à peu son modèle et ses doctrines. Un grand clerc iranien, Mahmoud Hashemi Shahroudi, décédé il y a quelques mois, avait tenté de s’installer à Najaf pour se poser en futur successeur de l’ayatollah Sistani, mais celui-ci ne le laissa pas faire.

Toutefois, l’Iran a réussi à glisser ses institutions au sein des villes saintes irakiennes, ses pèlerins y sont de plus en plus nombreux, sans compter les commerçants, les entreprises, les banques et autres sociétés qui y travaillent. L’Iran participe activement à l’extension des mausolées des imams, notamment, ce qui ne peut se faire sans l’assentiment des autorités religieuses et, particulièrement, du ministère des waqf.

À Karbala, des manifestants ont tenté de mettre le feu au consulat iranien. À Najaf, ils ont renommé la rue de l’Imam Khomeini « rue de la Révolution d’octobre ». Le transnationalisme chiite a ses limites et chacun sa révolution. L’ayatollah Sistani a été amené peu à peu à préciser sa position. Son bureau a démenti l’information publiée par l’AFR selon laquelle son fils Muhammad Rida aurait participé à une réunion avec le général iranien Qassem Soleimani, commandant de la force Al-Qods, Moqtada Al-Sadr et le premier ministre Adel Abd Al-Mahdi, pour s’accorder sur le principe du soutien au gouvernement. Il s’est prononcé en faveur des manifestants et des réformes qu’ils demandent, sans toutefois aller jusqu’à soutenir la revendication de la refonte constitutionnelle.

Mais après l’incendie du consulat iranien à Najaf le 27 novembre, et la répression violente qui a suivi, Sistani2 a lâché le gouvernement et Abd Al-Mahdi, reprenant les termes du sermon du vendredi délivré par Al-Ahmad Safi , a annoncé son intention de démissionner le lendemain. Après 400 morts, des milliers de blessés, sans compter les arrestations, la rue irakienne a gagné une manche. Mais la partie n’est pas jouée, et comme les Libanais, ils continuent de scander « Tous, c’est-à-dire tous ! »

1École traditionnelle en sciences religieuses qui forme les clercs.

2L’ayatollah Sistani ne s’exprime pas en public, mais fait passer ses opinions dans les sermons du vendredi délivrés par ses deux représentants à Karbala, Ahmad Al-Safi et Abd Al-Mahdi Al-Karbala’i.

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