L’augmentation du prix d’essence mi-novembre suit la brutale hausse de 50 % du prix du pain en septembre dernier. Elle a provoqué de vastes manifestations dans plus de cent villes iraniennes. Les Iraniens sont persuadés que cette augmentation va engendrer une flambée générale des prix. Le gouvernement assure qu’un ensemble de mesures empêchera un tel tsunami, mais la population accueille avec un scepticisme amer ce type de promesses.
L’inflation grimpe à 40 %
Le prix du litre d’essence est passé de 10 000 à 15 000 rials (11 centimes d’euros) pour les 60 premiers litres achetés chaque mois par foyer, le double au-delà de cette quantité pour atteindre désormais 30 000 rials (environ 22 centimes). Si ce prix au litre peut sembler ailleurs dérisoire, il faut tenir compte du pouvoir d’achat des Iraniens, de 10 à 30 fois inférieur à celui des pays industrialisés. Cette augmentation, prévue depuis deux ans, avait été repoussée pour ne pas aggraver la situation économique. L’Iran connaît une inflation de plus de 40 % depuis la décision du président Donald Trump de sortir de l’accord nucléaire et d’imposer de nouvelles sanctions.
Le gouvernement prétend que les fruits de cette augmentation seront reversés directement aux 18 millions de foyers (60 millions de personnes, soit les trois quarts environ de la population) aux revenus les plus faibles. Le montant variera entre 500 000 riyals pour un célibataire à 2 050 000 rials pour un couple avec trois enfants, soit entre 4 et 15,5 euros.
Qui ne bénéficiera pas de cette aide de l’État ? Ceux qui possèdent un bien immobilier de plus de 10 milliards de rials (90 000 euros), une voiture de plus de 2,5 milliards de rials (20 000 euros) ou encore ont voyagé plus de trois fois à l’étranger dans l’année écoulée, hors pèlerinage.
Une rente pour les plus riches
Le gouvernement justifie cette hausse du prix de l’essence par son prix de revient, aux alentours de 60 000 rials le litre (44 centimes). Il continuera donc de subventionner le carburant. Des arguments d’ordre écologique sont également avancés, afin de faire baisser la consommation d’énergie. Une corrélation difficile à démontrer, même si, une semaine après l’augmentation, la Compagnie nationale de distribution des produits pétroliers notait une baisse quotidienne de la consommation de 10 millions de litres.
Cette augmentation peut enfin, selon le gouvernement, affaiblir le trafic illégal d’essence avec la Turquie, l’Afghanistan et le Pakistan, où elle est respectivement 6, 2,5 et 2 fois plus chère qu’en Iran.
Cependant la véritable raison de cette décision est la baisse des revenus du pays avec les embargos américains et la chute des prix du pétrole depuis 2014. Farshad Momeni, économiste et universitaire, explique que « chaque pour cent d’inflation résultant des politiques inflationnistes comme l’augmentation du prix de l’essence engendre 150 000 milliards de rials (environ 1 milliard d’euros) de rente pour les plus riches et impose une restriction infernale aux pauvres » [Etemad, 2 novembre 2019.]]. Son calcul est très simple : une essence subventionnée à 50 % par l’État rapporte plus à une famille riche avec quatre voitures qu’à une famille avec une voiture, voire pas de voiture du tout.
Un paradis pour les couches favorisées
Le tournant néolibéral entamé pendant le second mandat du président Hachemi Rafsandjani (1993-1997) a transformé l’Iran en un paradis pour les riches. Farshad Momeni en donne un simple exemple : « La part d’impôts sur la fortune et les biens immobiliers dans le budget 2019 est de 3,7 %, la moyenne mondiale est de l’ordre de 5,5 % ». Les gouvernements successifs ont toujours préféré les mesures inflationnistes qui touchent l’ensemble de la population à une fiscalité qui ciblerait les couches favorisées.
La conséquence de ces choix économiques est aveuglante : tandis que les centres commerciaux hyper luxueux poussent comme des champions dans les quartiers huppés de Téhéran, une grande partie de la classe moyenne s’enfonce dans une pauvreté qu’elle n’a jamais connue, même pendant la guerre avec l’Irak dans les années 1980. « Selon les statistiques officielles, durant les trente dernières années la population des bidonvilles a dépassé le chiffre de 19 millions et dans deux ans on attend une augmentation de l’ordre de 3 à 4 millions d’habitants. Il faut se demander quelle orientation économique nous a conduits là »1.
Le lourd bilan des manifestations
La hausse du prix de l’essence a été annoncée vendredi 15 novembre. Dimanche 17, le Guide de la Révolution, l’ayatollah Ali Khamenei intervient pour confirmer ce choix : « Je ne suis pas expert en la matière, mais c’est une décision du gouvernement ; elle doit être appliquée sans modifications ». Cela a mis fin au débat et toutes les fractions du régime se sont unies derrière le gouvernement. Internet a été coupé dès le samedi 16 à midi et n’a été rétabli qu’une semaine plus tard.
Les quartiers populaires ou les bidonvilles ont été le cadre principal des manifestations. Il n’y a pas encore de bilan officiel des victimes. Amnesty International avance le chiffre de 208 morts, contesté par le gouvernement. Il y aurait davantage de victimes dans les provinces du Khouzistan au sud-ouest, avec une forte communauté arabophone, et du Kermanchah à l’ouest, majoritairement kurde. Ces deux régions frontalières de l’Irak sont plus exposées aux tensions régionales, et le trafic d’armes y serait plus répandu. Certaines sources parlent de 10 000 personnes arrêtées.
Les « preuves » du complot étranger
Le calme semble revenu dans le pays, mais à quel prix et jusqu’à quand ? Le gouvernement dénonce un complot étranger et accuse les États-Unis et leurs alliés d’être derrière ce mouvement. Les journaux conservateurs présentent des « preuves » de la présence des groupes organisés et formés à l’extérieur de l’Iran, condamnent les destructions de banques et d’édifices publics et mettent en avant les manifestations progouvernementales. Le journal Javan évoque un groupe de sept personnes arrêtées, de nationalité allemande, turque et afghane qui seraient à l’origine de destructions dans les quartiers sud de Téhéran, et parle d’un plan de la CIA sur le modèle hongkongais.
Les responsables iraniens ne peuvent cependant plus fermer les yeux sur ce mécontentement profond, conséquence des « thérapies de choc » successives. Certes, les sanctions injustes et dures imposées par les États-Unis ont aggravé drastiquement la situation de la population, accentué le chômage et engendré des drames notamment dans le domaine de la santé en réduisant les importations de médicaments. Mais la corruption, l’absence d’une politique fiscale redistributive et les mesures néolibérales sont bien le fruit des orientations des gouvernements successifs en Iran. Et des mesures comme la mise en place de cartes de ravitaillement pour les plus démunis ou la guerre du système contre les « corrupteurs » ne réussissent plus à calmer la situation.
En raison de la politique néolibérale mise en place depuis trente ans, ceux qui souhaitent déstabiliser l’Iran ont donc trouvé un terreau favorable parmi les couches populaires. Il est peu probable que la propagande du régime, qu’elle soit de nature religieuse ou patriotique, suffise à les calmer. Comme le dit un dicton iranien : « L’affamé n’a ni religion ni foi ».
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